Saint-Florentin (Yonne), de notre envoyé spécial.- Ses derniers habitants sont des hirondelles. Au printemps prochain, l’immeuble HLM avenue de l’Europe à Saint-Florentin (Yonne) sera démoli, comme beaucoup d’autres avant lui. Inhabitée depuis des années, si ce n’est par des espèces protégées d’oiseaux migrateurs, la barre est aujourd’hui le symbole d’une époque presque révolue : celle de Saint-Florentin, cité ouvrière et fière de l’être.
Une époque où les industries, basées principalement sur la métallurgie, allaient chercher des ouvriers des deux côtés de la Méditerranée. Des Espagnols un peu, des Portugais et des Marocains surtout. « Aux infos régionales, ils disaient : “Saint-Florentin, deuxième ville la plus cosmopolite de France après Marseille” », se remémore Éric, 52 ans, la moitié de sa vie ouvrier agricole dans une pépinière, l’autre dans une fabrique d’extincteurs.
À 30 kilomètres au nord d’Auxerre, uniquement accessible par des routes départementales et une gare TER à 1 h 45 de Paris, « Saint-Flo » l’ouvrière est en reconversion (lire aussi notre reportage sur Joigny, ville martyre de la réforme de l'État). En centre-ville, on gratte les façades des maisons à colombages et on rénove les charmantes rues médiévales pendant qu’en contrebas, sur les bords du canal de Bourgogne, les dernières barres HLM encore habitées aujourd’hui sont sur le point d’être détruites ou reclassées. Logique : en trente ans, la ville a perdu la moitié de ses habitants (au dernier recensement, ils étaient 4 693).
Dans les années 1990, plusieurs usines ferment. En 2000, des poids lourds de la métallurgie se restructurent, se délestant au passage de quelques centaines de salariés. Dans un département ni plus, ni moins sinistré que le reste de la France (9,5 % de chômage, 0,3 % de croissance démographique par an), Saint-Florentin voit son taux de chômage s’élever à 20 %.
« Le bassin florentinois, c’était un brasier ardent, maintenant c’est un tas de cendres avec quelques braises éparpillées », explique José Carlos Folgado, délégué syndical CGT chez Sicli, une fabrique d’extincteurs.
Désormais, c’est au tour de l’usine de José Carlos d’être menacée. En janvier 2015, le site de Sicli, créé en 1967, devrait définitivement fermer ses portes. « Un immense gâchis » pour le délégué, qui se présente comme « enfant de la délocalisation ». Ses parents travaillaient déjà chez Sicli à Saint-Ouen, en région parisienne, avant son déménagement dans l’Yonne, il y a plus de 40 ans.
De 1967 à 2012, l’usine icaunaise a toujours été bénéficiaire. Mais après un résultat négatif de 600 000 euros l’an passé, la holding américaine UTC, propriétaire des lieux et de la marque Sicli cherche un repreneur au site de Saint-Florentin. Sans cela l'usine disparaitra. Selon la CGT, une partie de l'activité pourrait être envoyée en Pologne, six ans après une première délocalisation partielle en Chine. Le délégué CGT accuse son patron, la holding américaine UTC, propriétaire des lieux et de la marque depuis 2005, de saborder volontairement l’usine.
« Ils grattent la moindre marge possible, c’est écœurant. On est dans un marché de la sécurité où les débouchés sont assurés. La loi oblige les clients à s’équiper. Et avec notre savoir-faire, on fait les meilleurs extincteurs du monde. Un produit Sicli, à la sortie, c’est zéro défaut, la marque capte 27 % des parts de marché. Dans ce contexte, on se disait, ça vivra toujours. Mais plus les certitudes sont fortes, plus les désillusions sont grandes… »
81 emplois sont aujourd’hui en jeu, la direction propose le reclassement de 27 d’entre eux dans une autre usine du Loiret, à deux heures et demie d’ici. De quoi décourager jusqu’aux plus combatifs. « À 52 ans, je ne vais pas refaire mon trou en usine. C’est impossible de retrouver un emploi à mon âge », explique Éric, 14 ans de boîte derrière lui, à soulever quotidiennement 7 tonnes d’extincteurs usagés à réparer, l’activité « la plus juteuse » de l’usine. « La reconversion, c’est pour ceux qui ont encore de la force et qui font de l’intérim. »
L’intérim a progressé de 12% en un an dans le département, selon la Chambre de commerce et d'industrie. C'est désormais la solution toute trouvée par les recalés de « la Saunière », la zone industrielle historique de la ville. Car, avec 57 % des emplois salariés de la commune et des poids lourds de la métallurgie, l’industrie bouge encore. Juste en face de Sicli, Conimast, l’usine, propriété d’Yves Delot, le maire UMP de la commune, spécialiste de supports d’éclairage urbain (mâts, lampadaires), et Alcan France Extrusion, fabricant de profilés en aluminium, emploient chacune entre 200 et 300 employés.
« Quand on cherche, on trouve. L’intérim, ça fonctionne, mais faut pas être regardant. » Abdel, 43 ans, arrivé à Saint-Florentin à l'âge de deux ans avec ses parents marocains, a été éjecté d’Alcan en 2005. Après une « engueulade » avec son contremaître. « Autrefois, ton boulot ne te plaisait pas le matin, tu allais frapper dans l’usine d’en face l’après-midi et ils t’embauchaient. On pensait que ça allait durer et j’ai peut-être fait le con par moments. » En intérim depuis dix ans, cet ouvrier du BTP a tenté de retrouver un CDI à Montpellier, sans succès, avant de revenir dans sa région natale en 2012. Attablé dans un bar quasi désert, Abdel admet « (se) poser des questions sur la France ».
« Il n’y a plus de boulot pour tout le monde. La France a accepté beaucoup de monde, trop sans doute. Mon père, à l’époque, était mineur au Maroc, on était venu le chercher exprès », analyse froidement ce fils d’immigrés. Après avoir connu quatre mois de chômage cette année, il se donne encore quinze jours pour chercher une mission d’intérim, avant de prospecter des chantiers à Paris. « C’est compliqué, mais parfois, tu peux loger dans des bungalows sur des chantiers. »
À Saint-Florentin, la dernière agence d’intérim a fermé ses portes en début d’année. Les plus proches sont établies à Auxerre, tout comme l’agence Pôle Emploi, à 35 minutes de là en voiture.
Les chômeurs les moins mobiles peuvent chercher de l’aide auprès de la principale d’association d’aide aux chômeurs, l’Activité services florentinois. En 2013, la structure, installée depuis vingt-sept ans dans ce qu’il reste de la cité HLM, a fait travailler 128 personnes en mission temporaire. Parmi elles, seules sept ont trouvé un CDI. Isabelle Vendange, sa directrice, réclame « davantage de souplesse dans le droit du travail ».
« On n’est pas plus misérables que d’autres, mais la société a évolué trop vite pour nous. Le marché de l’emploi actuel n’est plus adapté à des personnes niveau CAP. Les exigences sont trop élevées et on exclut énormément de personnes qui ont des compétences, des CASES », explique-t-elle. Alors l’association, qui traite avec 63 % de femmes, se rattrape avec les services à la personne. La population du centre de l’Yonne vieillit et le secteur est en plein boum. Il y a encore quelques années, l’association trouvait 70 % de ses contrats grâce aux entreprises du coin. Désormais, elle travaille en majorité avec les collectivités, les maisons de retraite et les particuliers. « Les métiers de services, c’est bien, mais ça ne donne pas un salaire à temps plein. »
Dans l'un des trois troquets encore ouverts du centre-ville (il y a dix ans, la ville en comptait huit), un homme trapu, en tee-shirt kaki, s’énerve à l’écoute d’une conversation sur l’emploi dans la région. « Mais arrêtons de se plaindre, du boulot, il y en a. Faut juste tout accepter. » Lui est conducteur d’engin, intérimaire depuis « au moins vingt ans », trouvant régulièrement des missions à Saint-Florentin, puis à Sens, Migennes, Auxerre dans un rayon de 30 kilomètres. « Il ne faut pas accepter n’importe quoi non plus, hein, mais, au moins tout ce que tu peux demander. Même les petits boulots d’usine, je prends si besoin, mais par exemple, en dessous de 11 euros de l’heure, je ne me déplace pas. »
L’homme ne veut pas que l’on publie son nom, ni celui de ses employeurs successifs – « ici, on se connaît vite, je suis pas fou ». Depuis quelque temps, ce conducteur d’engins, fort d’une longue expérience chez un géant du BTP, s’est mis à « faire du black », car « ça devient galère depuis un an ». Son scooter est en panne depuis un mois. Il se déplace désormais avec les bus du conseil général, deux euros l’aller-retour pour Auxerre, trois navettes par jour. Quand ses horaires sont incompatibles, un deal avec les chauffeurs de bus scolaires, un peu de marche et le tour est joué pour aller travailler… « Si tu ne sais pas te démerder à la campagne, t’es mort. »
Se démerder et assumer seul. L’état d’esprit des travailleurs rencontrés en ville fait grincer les dents des syndicalistes de Sicli, dans leur local, à l’intérieur de l’usine. « Les mécanismes de solidarité sont cassés, même nous, parfois, on n’arrive plus à fédérer, peste Éric, qui a déjà connu cinq plans sociaux dans l’entreprise. Le mec, il connaît ça une fois, deux fois, trois fois, il se dit, un jour, ce sera mon tour, l'accepte et baisse les bras. Les gens sont usés. »
Dans les années 1960, la mère d’Éric travaillait dans la même usine, à l’époque une fabrique de frigos à la chaîne avant l’installation de Sicli. Assis sur la pelouse à l’entrée des quais de l'entrepôt situé à quelques centaines de mètres de la gare TER, il constate, avec un amer sentiment de gâchis, le lent déclin industriel de Saint-Florentin. « Il y a encore deux ans, on pouvait se faire livrer par rail directement devant nos quais. Depuis, les aiguillages ont disparu. » Le TGV Paris-Lyon-Marseille traverse cette commune au passé ferroviaire chargé. Il ne s’y est jamais arrêté, comme d’ailleurs nulle part ailleurs dans le département.
Lui et ses amis dénoncent un abandon de l’État. Dans son local syndical, José Carlos Folgado secoue une lettre, adressée en mars au préfet, dans laquelle il s’interroge sur les 2,3 millions d’euros touchés en 2014 au titre du CICE, censé relancer l’emploi, par Chubb France, la maison mère de Sicli. On lui répond au cours d’une discussion informelle : « Que voulez-vous, c’est la mondialisation. »
À ses côtés, un autre salarié, Jean-Luc, cheveux longs grisonnants et cigarillo au bord des lèvres, pointe lui la construction européenne depuis Maastricht et la fin du contrôle des mouvements de capitaux : « Jusqu'en 2004-2005, avec la parité euro-dollar, ça tournait bien encore. Les problèmes ont commencé quand l’euro a commencé à grimper et que les pays de l’Est ont intégré l’UE. C’est une coïncidence étrange, non ? »
Dans cette commune, dirigée par la droite depuis la Seconde Guerre mondiale, 70 % des électeurs se sont abstenus aux dernières élections européennes. «Mes enfants me disent : mais pourquoi veux-tu qu’on vote ? Ils (les politiques) ne peuvent rien. Je m’évertue à les convaincre…, mais au final, ils ont sans doute raison», explique Alain, trente-deux années chez Sicli et une idée en tête : « travailler ici encore deux dernières années pour atteindre la retraite en beauté. » Les larmes montent quand il évoque à voix haute sa préoccupation.
José Carlos aimerait secouer une bonne fois pour toute cette morosité ambiante. Ce père de famille a convaincu une toute petite poignée de salariés de reprendre les activités sous forme de scop. Son but : maintenir l’emploi et éviter une énième pêche aux contrats temporaires.
Plutôt qu’un « gros chèque » de départ, José Carlos Folgado vise un accord avec UTC pour faire du site historique de Saint-Florentin une usine d’assemblage, et des employés un sous-traitant crédible. Il suffirait au moins « d’une trentaine de salariés » pour renouer avec un passé pas si lointain où, fiers, les gens « se baladaient avec un autocollant Sicli sur leurs voitures ». La direction de Sicli se dit simplement « à l'écoute », sans avoir trouvé d'autres pistes pour l'instant selon son porte-parole.
Et si le projet échoue ? Le délégué « y croit toujours ». Mais, signe du temps, envisage à demi-mot une reconversion comme aide-soignant.
A suivre
BOITE NOIREJe me suis rendu à Saint-Florentin, Brienon-sur-Armançon, Tonnerre et Flogny-la-Chapelle dans le but de faire témoigner les habitants, les travailleurs et les responsables des structures d'aide à l'emploi sur la vie dans les villes de 5 000 habitants à l'heure de la désindustrialisation.
Tous les interlocuteurs ont été rencontrés entre les 17 et 20 septembre 2014. La direction de Sicli a été contactée par téléphone avant publication, le 30 septembre.
* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressée.
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