Jérémie Lorand n’a pas encore répondu à l’invitation mais Le Petit journal de Canal Plus le réclame sur le plateau. C’est « l’effet Streisand » qui propulse sous les projecteurs ce jeune journaliste, co-fondateur et rédacteur en chef du Miroir, un site régional d’informations de Saône-et-Loire, gratuit et indépendant. Ce phénomène internet qui veut que toute publication censurée ou supprimée soit amplifiée dans sa diffusion et sa médiatisation, se retournant contre ses censeurs.
« Une histoire de fous », dit-il. Elle a embrasé Twitter ce vendredi 3 octobre. Hashtag : Rebsamengate. Ou le couac grandiose du ministre du travail qui enchaîne les déconvenues. Aspergé d’eau jeudi par des intermittents en colère dans un salon de l’emploi à Paris, voici que le lendemain, il demande et obtient le retrait d’une interview gênante quelques heures après sa publication alors que lui-même et son attachée de presse viennent de la twitter au motif que ce non-entretien n’a jamais existé.
Dans cet échange-fleuve que vous pouvez consulter ici dans sa version en cache toujours accessible, l’ancien maire de Dijon défend une vision franchement libérale de l’économie. Dans la veine de ce que le patronat, la droite réclament. Une vision édifiante en contradiction avec le discours de politique générale prononcé par Manuel Valls mi-septembre à l'Assemblée nationale et une bombe, à quelques jours de l’ouverture de la négociation sur la modernisation du dialogue social entre syndicats et patronat.
Sans ambages, Rebsamen dit tout ce qu’il pense sur la nécessité de réformer le contrôle des chômeurs, le modèle social français, les 35 heures, le travail le dimanche, les seuils sociaux. Plus que ses positions pas nouvelles, sa fibre libérale connue de tous, c’est la virulence du propos assumé qui détonne et rompt avec la langue de bois habituelle. Quand il attaque sa famille politique en particulier, le PS et « les socialistes qui ne vivent plus comme les gens », Cambadélis, Montebourg et « ses gamineries », Sapin qui s’est « totalement trompé » et qui « lui a laissé des boulets au pied »… Il estime que les Français « ont conscience qu'il faut adapter notre système social en renforçant les contrôles, en assouplissant les seuils, la législation sur les 35 heures, en autorisant le travail le dimanche ». Il reproche au secrétariat national du PS de refuser « toutes ces avancées ».
Jérémie Lormand a retiré l’article pour être « conciliant » : « Quand la conseillère communication m'a appelé pour me dire que l’interview était catastrophique pour Rebsamen, je lui ai demandé quelles phrases modifier. Elle m'a répondu que modifier des phrases aurait un effet désastreux et m’a demandé de supprimer l'article. Ce que nous avons fait, afin de trouver une solution dans la journée. Sauf que les réseaux sociaux, les twittos, s'en sont emparés et cela a pris une ampleur que je n'aurais jamais imaginée. »
Il a enregistré l’entretien mardi, rue de Grenelle à Paris, dans le bureau du ministre, en présence de Marie D’Ouince, son attachée de presse et d’un photographe du Miroir. « Nous avions convenu deux articles, l’un plus magazine sur le quotidien de l’ancien maire de Dijon dans son ministère, et un entretien d’une quarantaine de minutes pour le site web sur les grands dossiers du ministre. J'ai bien précisé que c'était une interview. »
Ce que conteste vivement Marie d’Ouince qui parle, elle aussi, d’une « histoire de fous » : « Le ministre a reçu les journalistes du Miroir pour faire un reportage sur la vie du ministère, pas pour une interview. François Rebsamen ne donne jamais d’interview sans relecture. L’échange était à bâtons rompus et les propos ont été mal retranscrits. Jérémie Lorand n’a pas fait la différence entre le maire de Dijon et le ministre. C’est une bourde de journaliste. » Elle a organisé une riposte dans Le Bien Public, autre journal local, où Rebsamen affirme que « sa ligne, c’est celle du gouvernement, sociale progressiste ».
« C’est plutôt une dérive de la communication et une bourde de leur part, dénonce ce dernier. J'ai l'habitude de travailler avec François Rebsamen depuis 4 ou 5 ans à Dijon, jamais il n'a relu d'interview. J'ai continué à bosser comme je bossais avant, l'interview n'a pas été relue et n'a donc pas été validée par le ministère. » Il a remis l’interview en ligne ce samedi matin et dit tout des conditions de sa réalisation devant les accusations du ministère. « Nous n’avons pas été déloyaux, puisqu’il était prévu que l’on réalise, en s’installant autour d’une table avec de François Rebsamen, micro en main, questions et relances à l’appui, une interview, et non pas “une discussion à bâtons rompus”. » Il a essayé de s’en expliquer avec le ministre en personne vendredi en fin de journée à Dijon où il était en déplacement. « Quatre gardes du corps m’ont entouré et demandé de m’éloigner quand j’ai essayé de l’approcher. »
Extraits :
« Malgré l’amitié que je porte à Michel [Sapin], il s’est totalement trompé. On ne juge pas le chômage mois par mois, mais sur des périodes plus longues : un trimestre, un semestre. Il s’est mis des boulets aux pieds et les a laissés à son successeur.
Je tente de renverser la compréhension des choses : le taux de chômage est différent du nombre d’inscrits et il permet les comparaisons internationales. Le taux de chômage en France métropolitaine est de 9,7 % de la population active au sens du Bureau international du travail. C’est beaucoup, mais il y a déjà eu plus. Si on ne s’y attarde pas, les citoyens seront persuadés que nous avons un taux de chômage qui a explosé. Pour parler clair : je tente de m’enlever un boulet, assez plombant, en changeant de stratégie. »
« Arnaud Montebourg s’est investi dans sa mission. Il aime l’industrie, l’industrie lourde, l’industrie tricolore. Il préférait une entreprise allemande à une autre parce qu’elle était américaine. Arnaud Montebourg est un personnage complexe : il s’accrochait avec des patrons en arrivant puis les câlinait. Il a bien fait son boulot pour les entreprises en difficulté. Il s’est investi, mais avait une approche particulière. Un peu “olé olé” ! C’est un comédien, un avocat. »
« (Sa sortie sur les chômeurs fraudeurs début septembre) fut un véritable tollé médiatique. Politique aussi. Ce qui n’a pas empêché 60 % de la population d’approuver ce message. Ils ont conscience qu’il faut adapter notre système social, par ailleurs très protecteur. Les Français considèrent qu’il faut renforcer les contrôles, assouplir les seuils, la législation, autoriser le travail le dimanche. Ils sont bien plus en avance que nous sur la nécessité d’un certain pragmatisme en économie.
Malheureusement, le parti socialiste, ou du moins son secrétariat national, refuse toutes ces avancées. Il ne veut pas casser les tabous, se pose en garant de l’ordre social établi. Je ne suis pas là pour stigmatiser les chômeurs, encore moins pour casser les droits sociaux, mais pour rappeler les règles. Et c’est parfois dur. Je ne suis pas un ennemi de l’entreprise, je ne suis pas pour l’économie administrée ni pour les pays communistes. Je me bats depuis longtemps pour une vision libérale de l’économie, de la vie de l’entreprise. Avec des droits sociaux, avec une protection de l’individu.
Les citoyens des classes populaires se rendent bien compte que la droite ou la gauche ne sont pas prêtes à appliquer ces réformes alors ils se tournent vers les extrêmes. C’est ça que je veux éviter. Les socialistes ne vivent plus comme les gens : les élus ne connaissent pas le terrain. Ils ne savent pas comment la vie se déroule dans un HLM, dans le quartier de la Fontaine-d’Ouche, qui rassemble toutes les nationalités, dans sa diversité… »
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