Circulez, il n’y a pas grand-chose à dire. C’est peu ou prou le message du rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur le crédit d’impôt compétitivité emploi, le fameux CICE, cosigné par les députés Yves Blein (PS, lire notre Boîte noire) et Olivier Carré (UMP). « Il est encore trop tôt pour tirer un bilan définitif de l’application du CICE, et notamment pour tenter d’évaluer ses effets économiques. (...) Pour autant, les premiers éléments disponibles permettent de dresser un premier constat positif. (...) Le CICE a permis de stabiliser le coût du travail et contribue ainsi efficacement au redressement du taux de marge des entreprises. »
Pas question donc de le faire évoluer, en attendant d’hypothétiques résultats. « Les craintes face à une "usine à gaz" ou à la complexité de la mesure ne se sont pas confirmées. Cela monte en puissance progressivement », se félicite le rapporteur Yves Blein, qui vante « l’unanimité encourageante » autour du dispositif. De quoi décevoir les opposants du CICE, nombreux à gauche, qui espéraient que la mission recommanderait un ciblage plus précis d’un dispositif prévu pour coûter 20 milliards d’euros par an en vitesse de croisière, ce qui en fait, de loin, la première dépense fiscale de l’État.
« Dès la deuxième séance, c’était plié. Jean Pisani-Ferry (qui dirige le comité d’évaluation du CICE, ndlr) a dit que l’évaluation du CICE serait très difficile et pas possible avant des années. À partir de là, cette mission ne servait à rien », déplore Laurent Baumel, un des chefs de file des “frondeurs” socialistes, qui était membre de la mission. « C’est extrêmement décevant », regrette l’écologiste Eva Sas.
Le CICE est un allégement d'impôts pour les entreprises calculé en fonction de leur masse salariale, hors salaires supérieurs à 2,5 fois le Smic. Son montant, 4 % des rémunérations brutes versées en 2013, va passer à 6 % l'an prochain sur les rémunérations au titre de 2014. Il devrait coûter en vitesse de croisière plus de 20 milliards d'euros par an. Depuis le début de l’année, il est intégré au “pacte de responsabilité” décrété par François Hollande lors de sa conférence de presse du 14 janvier dernier. Traduction du choix par le chef de l’État d'une politique massivement tournée vers l’offre et non vers la relance de la demande (que défend traditionnellement la gauche), ce pacte comprend d’autres baisses de cotisations sociales et des allègements de taxes pour les entreprises.
Voté fin 2012 via un simple amendement (lire ici notre article ), le CICE, devenu la première dépense fiscale de l’État, est au cœur des polémiques au sein de la majorité depuis deux ans. Inspiré du rapport de l’ancien président d’EADS Louis Gallois, il ne figurait pas dans le programme de campagne de François Hollande. Dès son instauration, en pleine affaire Florange, l’aile gauche du PS dénonçait un « chèque Mittal » accordé aux plus grandes entreprises, un tel arrosage d’argent public sans ciblage ne pouvant avoir que des effets d’aubaine massifs.
Yves Blein n’est pas choqué que le CICE ne soit pas soumis à un contrôle public drastique, de surcroît dans le contexte actuel de crise : « C’est une dépense indispensable pour redonner de l’oxygène aux entreprises. Il faut accepter que toutes les entreprises en bénéficient, au nom de la concurrence non faussée imposée par Bruxelles, et avoir de la patience avant de ressentir les résultats sur notre économie. On ne peut pas constater une panne de compétitivité et ne rien faire. » Mais à la page 15 du rapport, il propose tout de même au gouvernement de voir avec les autorités européennes si un « soutien public ciblé sur les entreprises exportatrices » ne serait pas possible… Le député PS met par ailleurs en avant les négociations prévues par la loi qui sont en cours dans les branches professionnelles. Une vingtaine devraient finaliser leurs discussions d'ici à la fin octobre, promet le Medef.
Matignon et l’Élysée ont toujours refusé de l’encadrer et de le conditionner à des critères précis. Argument de l’exécutif : avant d’investir et de créer des emplois, les entreprises doivent d’abord reconstituer leurs marges. Et parler d’emblée de contreparties risque de détruire la confiance, condition de la relance de l’économie. Au fil des mois, la définition de contreparties est pourtant devenue une des demandes centrales des “frondeurs” socialistes, et du reste de la gauche.
Cet été, lors des débats à l’Assemblée sur le pacte de responsabilité, ils ont à nouveau plaidé pour que le CICE soit réservé aux entreprises exportatrices soumises à la concurrence internationale et qui investissent (lire ici notre reportage). En vain.
Car en face, la ligne de l’exécutif est claire : on ne bouge pas. D’où les déclarations rassurantes d’Yves Blein. Même si son rapport est, quand on le lit de près, bien plus nuancé.
Premier enseignement : la mise en route du CICE est très lente. Mardi dernier, le comité de suivi chargé d’étudier le déploiement du CICE, présidé par Jean Pisani-Ferry, calculait que les entreprises n’ont déclaré cette année que pour 8,65 milliards d'euros de crédit d'impôt, très en deçà des prévisions du gouvernement qui tablaient sur 13 milliards d’euros de dépenses. Ce jeudi, la mission parlementaire fait le même calcul. « C’est normal. Il faut du temps pour connaître le dispositif. Certaines entreprises attendaient de voir le déploiement avant de se lancer », balaie Yves Blein. Mais l’on voit bien que ce sont les grands groupes qui raflent la mise, avec une moyenne de 12 millions d’euros par entreprise. Pour les TPE-PME plus réticentes, qui craignent des contrôles fiscaux par la suite, le montant du chèque paraît souvent si insignifiant qu’elles ne le demandent pas.
Deuxième leçon : faute d’« un suivi renforcé », impossible de savoir précisément ce qu’en font les entreprises. Le rapport parlementaire déplore que les déclarations obligatoires des entreprises, quand elles ne font pas défaut, soient « imprécises et stéréotypées ». Les premiers indices posent en tout cas des questions. Ainsi, au moins un tiers des entreprises ont profité du dispositif pour améliorer leurs marges. Devant les députés, le directeur général de l’AFEP (qui regroupe les 100 plus grands groupes privés de France) a indiqué que seuls 15 % de ses adhérents estiment que le CICE leur servira à employer ou à maintenir des emplois.
Auditionné par la mission parlementaire et membre du comité de suivi dirigé par l’économiste Jean Pisani-Ferry, Alain Giffard, syndicaliste à la CFE-CGC, ne décolère pas : « Le gouvernement est complètement à côté de la plaque : l’argent du contribuable ne profitera pas aux salariés mais aux grands groupes, dont une majorité n’a même pas à affronter la concurrence internationale. Faute de chiffres précis de la part de l’État, nous sommes allés à la source voir nos délégués syndicaux dans les différentes entreprises. Le nombre de chèques en blanc encaissés pour tout sauf l’emploi, la recherche, l’innovation, la formation professionnelle est impressionnant ! » Dans le secteur bancaire, le syndicat de l’encadrement a réalisé une étude instructive (à lire ici), qui montre que le CICE est avant tout une formidable aubaine pour payer moins d’impôts sans améliorer les conditions sociales des salariés.
C’est l’autre grand reproche fait au CICE : il bénéficie aux entreprises qui en ont le moins besoin. « Il convient de demeurer vigilant sur ce risque, l’appropriation du CICE par des entreprises non exportatrices, dans des secteurs faiblement concurrentiels », estime d’ailleurs le rapporteur parlementaire. Le commerce et l’hôtellerie-restauration, où les bas salaires sont légion, sont ainsi les premiers bénéficiaires. À elle seule, la grande distribution devrait toucher 3 milliards en 2014. Un secteur ni exposé à la concurrence internationale ni exportateur, alors que l’un des objectifs affichés du dispositif est d’aider les secteurs industriels à accroître leur compétitivité et à mieux exporter. Carrefour, qui bénéficie déjà de 90 millions d’euros au titre des allègements Fillon et de 25 millions au titre des exonérations TEPA, a touché 90 millions d’euros au titre du CICE : 53 pour ses hypermarchés, 25 pour ses supermarchés, 8 pour la logistique et 4 pour diverses raisons.
« Où sont les embauches, les augmentations de salaire, la formation qualifiante ? Nulle part, dénonce la CFDT Carrefour (lire ici sa note sur le sujet). Carrefour dit avoir utilisé les fonds pour embaucher 5 013 personnes en 2013. Cela ne veut rien dire. Le turn-over est énorme chez nous. 15 000 personnes en moyenne sont embauchées chaque année. En 2013, elles étaient 19 559 personnes dont 57 % en CDD, 20 % à temps partiel et 16 % en contrat par alternance. Carrefour peut-il se féliciter d’utiliser le CICE pour des temps partiels subis ? En réalité, selon les chiffres obtenus par notre direction, les effectifs ont réellement augmenté de 879 personnes entre décembre 2012 et novembre 2013. »
Selon le député Front de gauche Nicolas Sansu, La Poste (qui vient d’annoncer une hausse historique de 10 centimes du prix du timbre) a touché 300 millions d’euros en 2013. Et Auchan a bénéficié de 115 millions. Le rapport de l’Assemblée élude ces estimations. « Les membres de la commission n’en ont pas eu connaissance », assure Nicolas Sansu. « Nous les avons demandées, sans résultats », déplore l’écologiste Eva Sas. La faute au « secret fiscal », d'après Yves Blein. « Nous pouvons connaître les montants branche par branche mais pas entreprise par entreprise, assure-t-il. Le montant fiscal perçu est couvert par le secret fiscal. Cela dit, la vingtaine de chefs d’entreprise, toutes tailles et tous secteurs confondus, que nous avons auditionnés n’ont pas caché les montants qu’ils avaient touchés. »
Devant les députés, La Poste a ainsi indiqué que son CICE serait massivement investi dans la formation, en prévision d’un renouvellement des activités du groupe en raison de la réduction régulière des activités de service de courrier aux particuliers. Le groupe textile Tenthorey affirme avoir utilisé ses 47 000 euros de CICE en 2013 pour procéder à l’embauche d’une commerciale. Haulotte, fabricant de nacelles élévatrices, a affecté son CICE à la recherche et développement. Dans le secteur de la chimie, Solvay l’a consacré au renforcement de son besoin en fonds de roulement ; le groupe Arkema a choisi la même affectation pour la plus grande partie de son crédit d’impôt, et en a réservé 8 % pour l’acquisition de véhicules électriques, etc.
Mais la principale interrogation concerne l’impact sur l’emploi, et le coût des éventuels emplois créés. Une enquête de l’INSEE, citée par le rapport, estime ainsi que les effets sont nuls. De nombreuses études sur les allègements de charges, devenus la pierre philosophale des politiques publiques d’emploi depuis les années 90, aboutissent d’ailleurs à la même conclusion (lire ici et là nos articles).
Dans le rapport des députés, on lit que le CICE pourrait, selon la direction du Trésor du ministère des finances, représenter une création de près d’un point de croissance et 395 000 emplois en 2017. Mais ces chiffres ne prennent pas en compte le coût du CICE pour les finances publiques. D’autant que celui-ci est financé par la hausse de la TVA, qui freine la consommation des ménages.
« Il faut évaluer l’impact net du CICE, en incluant les coûts de son financement », plaide Valérie Rabault, députée PS et rapporteure générale du budget à la commission des finances de l’Assemblée. Critique de la ligne économique mais pas “frondeuse”, la députée avait mis en garde cet été contre des coupes budgétaires trop sévères. Sur la base de calculs qu’elle était allée chercher à Bercy, elle avait rappelé que le plan massif d’économies (50 milliards d’économies entre 2014 et 2017) risquait de détruire plus d’emplois que les différentes mesures d’exonération pour les entreprises prévues dans le pacte de responsabilité, dont le CICE, pourraient en créer (lire notre article).
« Le CICE rapportera sans doute moins que ce qu’il coûte à l’économie. Ces seuls chiffres devraient suffire à tout arrêter ! », plaide le député Front de gauche Nicolas Sansu. « Le CICE, c’est une croyance, une pensée magique. De toute façon, le ver est dans le fruit par principe, assure le socialiste Laurent Baumel. Ce type de mesure produit toujours des effets d’aubaine. Quel que soit le nombre d’emplois créés, leur coût sera énorme. Aider les entreprises du Cac 40 qui s’en servent pour améliorer la rémunération de leurs actionnaires et parfois pour délocaliser, c’est incompréhensible et c’est politiquement très mauvais pour la gauche. » Alors que le débat budgétaire s’ouvre à l’Assemblée nationale, les “frondeurs” et leurs alliés à gauche vont une nouvelle fois réclamer un ciblage drastique du CICE. Sans grandes chances de succès.
BOITE NOIREToutes les personnes citées ont été jointes ce jeudi 2 octobre sauf mention spéciale. Yves Blein, le rapporteur socialiste, député maire de la ville de Feyzin dans le Rhône, est lié à la famille Mulliez, la première fortune de France, qui détient notamment le groupe Auchan. Un lien de par sa femme, aujourd’hui décédée, comme le révélait ici il y a quelques mois Rue89. Interrogé, Yves Blein ne voit pas de lien : « Ce n’est pas moi qui suis veuf mais mes enfants qui de par leur mère sont liés à la famille Mulliez. »
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