Les frondeurs en avaient fait le serment cet été : les discussions autour du projet de loi de finances de 2015 (voir onglet Prolonger) allaient être la mère de toutes leurs batailles parlementaires. Celle où ils allaient faire entendre leurs contre-propositions, tenter d’infléchir les choix du gouvernement, l’amener à ne pas tout céder aux entreprises et à répartir plus équitablement les efforts en redonnant un peu de pouvoir d’achat aux ménages. Aujourd’hui, ces colères, ces mouvements de révolte semblent avoir laissé place à une grande incompréhension et un immense désarroi.
Bien sûr, ils pensent porter encore le fer sur certaines mesures, avancer des amendements, qui pour obtenir un ciblage serré du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) afin d’éviter les trop grands effets d’aubaine, qui pour proposer un changement de fiscalité sur les sociétés, selon que les bénéfices sont ou non réinvestis dans l’entreprise. Mais ils ne pensent guère pouvoir aller au-delà. « Ne pas voter le budget ? Mais il sera de toute façon adopté. Il y a le 49-3 en dernier recours », constate le député PS Henri Emmanuelli.
Aucune des critiques ou des remarques formulées par une partie de la gauche depuis l’annonce du pacte de responsabilité en janvier, depuis le choix d’axer tous les efforts gouvernementaux vers une politique de l’offre, ne semble avoir été retenue dans le projet de loi de finances 2015. Le gouvernement maintient sa ligne : officiellement redonner une compétitivité aux entreprises, afin de sortir de la crise et de la récession. Dans les faits, il s’agit de s’aligner sur les choix européens, organisant un immense transfert de charges des entreprises vers les ménages. La non-renégociation du traité européen de stabilité à l’été 2012 puis la décision de ne pas conduire la réforme fiscale promise lors de la campagne présidentielle portaient en germe ces orientations. Le budget de 2015 marque définitivement le tournant : la France tombe à son tour dans les politiques déflationnistes et récessives. Décryptage
Une prévision de croissance bien trop optimiste
Depuis plus de dix ans, le ministère des finances se trompe régulièrement dans ses prévisions de croissance pour bâtir ses scénarios budgétaires. Le projet de loi de finances 2015 ne semble pas échapper à la règle. Même si les excès du passé ont été partiellement gommés – on n’évoque plus des taux de 2 % ou plus de croissance –, les prévisions de croissance semblent encore bien élevées. Pour construire le budget, Bercy a retenu comme hypothèse une croissance de 1 %, une inflation de 0,9 %, un taux d’investissement privé en hausse de 0,9 %, des dépenses de consommation en hausse de 1,3 %, une croissance de 4,9 % des exportations. Une vision très rose qui contraste avec celle de l’Unedic prévoyant au moins 100 000 chômeurs supplémentaires en 2015 en raison de la faiblesse de l’activité économique.
Comment croire en de tels chiffres alors que l'activité dans l’ensemble de la zone euro, Allemagne comprise, est en train de caler, que l’inflation n’y dépasse pas 0,3 % en septembre, que la consommation s’effondre et que les investissements des entreprises sont au point mort, faute de demande ? Le Haut conseil des finances publiques, le nouvel organisme chargé de rendre une appréciation sur le budget 2015, n’a pu s’empêcher de relever, dès la présentation du budget ce mercredi 1er octobre, que la prévision de croissance de 1,0 % paraissait « optimiste ». « Elle suppose en effet un redémarrage rapide et durable de l’activité que n’annoncent pas les derniers indicateurs conjoncturels. En outre, le scénario du Gouvernement présente plusieurs fragilités touchant au dynamisme de l’environnement international et de la demande intérieure », note-t-il. Le ministre des finances s’est défendu de tout excès d’optimisme, soulignant que les prévisions du gouvernement étaient inférieures à celles de l’OCDE et des principaux organismes de conjoncture. Michel Sapin ne peut cependant ignorer que les dispositions budgétaires que s’apprête à prendre le gouvernement, risquent d’aggraver encore la situation et conduire à une nouvelle récession, comme cela s’est produit déjà dans d’autres pays européens.
Cap sur l’austérité
Le ministre des finances, Michel Sapin, l’a répété lors de la présentation du budget : la France mène une politique de rigueur mais pas d’austérité. « Il n’y aura pas d’économies supplémentaires, au-delà des 50 milliards de réduction de dépenses prévues sur trois ans », a-t-il promis. À l’appui de cet engagement, le gouvernement a confirmé la révision de ses objectifs de réduction de déficit budgétaire : il ne s’agit plus de ramener le déficit budgétaire sous la barre de 3 % de PIB en 2015 comme il s’y était engagé auprès de la commission budgétaire. L’objectif est repoussé à 2017. En attendant, le gouvernement prévoit un déficit de 4,3 % en 2015 et de 3,8 % en 2016.
L’abandon de la « règle d’or » ne signifie pas que le gouvernement français est prêt à aller jusqu’à l’affrontement avec la commission européenne. Bien au contraire. En contrepartie de cet « assouplissement », il entend donner tous les gages exigés sur les « réformes structurelles ». Cela commence par le budget, en attendant les bouleversements sociaux. « La réduction des dépenses est essentielle pour notre crédibilité aux yeux des Européens. Nous respecterons nos engagements », a insisté Michel Sapin. Sur les 50 milliards d’euros d’économies dans les dépenses publiques annoncés sur trois ans, le gouvernement a l’intention d’en réaliser 21 milliards, soit 42 % du total dès 2015.
Le gouvernement prévoit ainsi de réduire les dépenses publiques de 7,7 milliards d’euros, de supprimer 3,7 milliards d’euros de dotations aux collectivités locales, de demander10 milliards d’économies au budget social (voir le détail pages 15 et 16 dans l’onglet Prolonger). Ces réductions sont appelées à être menées selon les mêmes règles administratives abruptes qu’auparavant, On change seulement de degré : après le rabot, le gouvernement passe aux ciseaux, en attendant la hache.
Si ce n’est pas une politique d’austérité, cela y ressemble étrangement. Le point d’indice pour la fonction publique, gelé depuis 2010, le sera à nouveau en 2015. La perte de pouvoir d’achat pour les agents de la fonction publique doit avoisiner maintenant quelque 8 %. On n’est pas loin de la baisse des 10 % – mais décidée en une seule fois – des fonctionnaires en Espagne. Les enveloppes catégorielles, liées aux promotions, seront divisées par deux pour être ramenées à 245 millions d’euros. Le nombre de fonctionnaires diminuera de 1 278 postes, les autres ministères étant appelés à compenser les créations de postes dans l’éducation et la police. Une partie des investissements seront supprimés, l’État décidant de concentrer ses efforts sur les transports et la défense.
Les hôpitaux sont une nouvelle fois promis à la diète, tandis qu’on se garde bien de demander quelques efforts aux médecins libéraux – ne serait-ce qu’en matière de gardes –, dont les deux tiers désormais pratiquent des dépassements d’honoraires ou consacrent 80 % de leur temps à leur clientèle privée au sein même des hôpitaux publics. 700 millions d’euros devraient être économisés dans les prestations familiales, passant notamment par une nouvelle baisse des aides à l'emploi de gardes à domicile pour les familles les plus aisées, une division par trois de la prime à la naissance à partir du deuxième enfant, un décalage dans le temps de la majoration d'allocation perçue quand les enfants grandissent, et une réforme majeure du congé parental, en détournant le principe de l’égalité homme-femme.
Le gouvernement s’attend à des réactions. « Les économies, cela dérange forcément », dit Michel Sapin. Il semble même souhaiter qu’elles se fassent entendre jusqu’à Bruxelles, afin de convaincre la Commission européenne que la France a vraiment entrepris « les réformes structurelles » souhaitées. Il est vrai que les détricotages sociaux menés par le gouvernement, que ce soit sur le marché du travail avec l’Ani ou les retraites, y sont passés inaperçus. Il y en a encore à la commission qui réclament une réforme des retraites en France, alors que les modifications adoptées en 2012 sur le nombre de trimestres de cotisation ont conduit de facto à repousser l’âge de la retraite à 67 ans, de façon immédiate.
La liste des économies n’est peut-être qu’une première ébauche. Jusqu’à présent, les gouvernements successifs se sont beaucoup appuyés sur les mesures de gel pour encadrer les dépenses publiques. Par le simple jeu de l’inflation, ces gels permettaient d’économiser des centaines de millions chaque année. Mais ce moyen est mis à mal avec la déflation. Quel choix pour le gouvernement alors ? Maintenir ses projets sans y toucher, quitte à ne pas respecter les chiffres annoncés ? Ou engager de nouvelles réductions pour atteindre à tout prix les 21 milliards d’économies auxquels il a lié sa crédibilité ?
Une fiscalité toujours plus inégalitaire
Totalement hors des clous dans ses prévisions de recettes fiscales cette année, au point d’avoir dû les réviser par deux fois à la baisse, le gouvernement dit avoir opté pour l’an prochain pour des scénarios « prudents ». Les recettes fiscales devraient augmenter de 5,3 milliards d’euros l’an prochain, soit une hausse de 1,8 %.
Mais c’est la répartition de ces recettes qui mérite attention. Le gouvernement, sensible au « haut-le-cœur fiscal des Français » mis en avant par Manuel Valls, a confirmé dans la loi de finances son intention de supprimer la première tranche de l’impôt sur le revenu (voir impôt sur le revenu : le grand bricolage). Selon ses calculs, neuf millions de ménages devraient bénéficier de cette réforme. Malgré cette suppression, les recettes fiscales tirées de l’impôt sur le revenu devraient augmenter de 600 millions d’euros, selon les estimations de Bercy.
Si elle tend à redonner du pouvoir d’achat aux ménages moyens, cette mesure ne fait que rendre la fiscalité encore plus illisible, incohérente et injuste. La progressivité de l’impôt est de plus en plus mise à mal. D’autant que, dans le même temps, l’État ne semble pas ériger la lutte contre la fraude fiscale et sociale – cette dernière est estimée entre 20,1 et 24,9 milliards d’euros selon la Cour des comptes – en action prioritaire. Ou en tout cas, il n’en souffle mot.
Ces coups répétés contre l’édifice fiscal, cette tolérance à la fraude risquent de finir par saper le consentement à l’impôt. Surtout si, dans le même temps, le gouvernement remet en cause l’universalité de certaines aides sociales comme les prestations sociales en les conditionnant au revenu. Surtout si, en même temps, les entreprises sont non seulement aidées mais aussi dédouanées d’une partie de leur effort fiscal.
Car c’est une des surprises des prévisions gouvernementales : le rendement de l’impôt sur les sociétés devrait encore baisser d’au moins 2,3 milliards d’euros pour tomber à 33 milliards d’euros en 2015. Est-ce à dire que le gouvernement n’attend aucun retour, ne serait-ce qu’une amélioration du taux de marge des entreprises, des efforts consentis par le biais du CICE ou du pacte de responsabilité en 2015 ?
Cette chute du rendement de l’impôt sur les sociétés pose en tout cas question. En 2005-2006, cet impôt rapportait encore quelque 60 milliards d’euros. La crise suffit-elle à expliquer seule une telle chute ? En tout cas, la France a facialement un taux d’impôt sur les sociétés parmi les plus élevés, ce que les groupes ne cessent de lui reprocher. Mais par le jeu d’une assiette très réduite, des trous et des exemptions, cet impôt a un rendement de plus en plus faible. Du grand art ! Dans le même temps, peu de choses semblent être prévues pour réviser ou remettre en cause la multiplicité des aides et des niches fiscales consenties aux entreprises. Elles ne coûtent que 150 milliards d’euros par an (voir ces niches si favorables aux entreprises) !
C’est par le biais de la fiscalité indirecte que le gouvernement compte compenser une partie de ces pertes de recettes. C’est-à-dire la fiscalité la plus injuste, la plus discriminante mais aussi la plus discrète. Le gouvernement prévoit une hausse des recettes de TVA de 4,8 milliards d’euros l’an prochain, soit une augmentation de 3,5 %. Comment obtenir une telle hausse dans un contexte déflationniste et alors que, selon les hypothèses budgétaires, les dépenses de consommation des ménages ne doivent progresser que de 1,9 % ? Mystère. Le gouvernement assure qu’il n’a programmé aucune hausse de la TVA. Il a toutefois déjà annoncé une hausse de 2 centimes sur le litre de gazole pour financer les grands projets d’infrastructures de transport. La redevance audiovisuelle doit augmenter de trois euros pour passer à 136 euros dans la métropole. L’augmentation sur le tabac est pronostiquée dès janvier.
Des dettes qui s’accumulent
2000 milliards d’euros de dettes. L’annonce du passage de ce seuil symbolique par l’Insee a déclenché un concert de critiques à droite. « La France est à la veille d’un grave accident financier », a prédit François Fillon, dans Les Échos. Michel Sapin a rétorqué en retour que l’endettement de la France avait grossi de 1000 milliards d’euros entre 2002 et 2012, du temps de la droite donc.
Dans cette bataille politique, tous oublient volontiers les analyses et les avertissements établis depuis plusieurs années. Dès 2010, le rapport Cotis-Champsaur de l’Insee et le rapport Carrez à sa suite soulignaient que la dégradation des finances publiques n’était pas seulement liée à la crise, mais aussi aux baisses d’impôt inconsidérées consenties notamment sur l’impôt sur le revenu depuis 2000 (voir Ces dix années de cadeaux fiscaux qui ont ruiné la France). Sans elles, la France aurait totalement respecté les critères de Maastricht, relevait alors Gilles Carrez – aujourd’hui président de la commission des finances de l’Assemblée nationale –, en s’inquiétant des baisses continues des recettes de l’État.
L’analyse peut se poursuivre aujourd’hui. La politique de rigueur, de transfert au profit des entreprises, d’évidement de l’impôt conduite par le gouvernement risque de conduire à une nouvelle détérioration de la situation économique et financière de la France et à une hausse de l’endettement. La plupart des pays de la zone euro, y compris l’exemplaire Espagne, se retrouvent dans les mêmes difficultés ; les politiques déflationnistes mènent à un endettement public et privé insupportable. Mais il est à craindre qu’il faille aller jusqu’à la démonstration patente de l’échec pour que la zone euro accepte de changer de cap.
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