Ce 17 juin 2003, le « coup de filet » est médiatisé avec force roulements de tambour. Pas moins de 1 300 policiers sont mobilisés pour arrêter – devant les caméras de télévision – quelque 158 « suspects » dans une affaire de terrorisme, et ce en raison de « soupçons d’attentats ». Bigre. Les « cibles » de cette opération policière ? Les Moudjahidines du peuple, des opposants iraniens installés depuis 1980 à Auvers-sur-Oise. Ils ont toujours été étroitement surveillés par les services français, avec qui ils échangent, semble-t-il, quelques informations, cela sans aucun incident notable. Qu’importe. À l'Assemblée, le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, se félicite de cette grosse opération. La Direction de la surveillance du territoire (DST) a donc bien travaillé. Le parquet de Paris (alors dirigé par Yves Bot) est au garde-à-vous et le célèbre juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière est saisi du dossier. On allait voir ce qu’on allait voir.
- Voir les reportages diffusés, ce jour-là, au journal de 20 heures de France 2 (à partir de 3 min 10).
Onze années ont passé depuis cette opération à grand spectacle. Le dossier des Moudjahidines du peuple vient d’être refermé en silence par le juge d’instruction Marc Trévidic, le successeur de Jean-Louis Bruguière à l’antiterrorisme. Dans une ordonnance de 37 pages, signée le 16 septembre 2014, et dont Mediapart a pu prendre connaissance, le juge Trévidic accorde un non-lieu aux neuf dernières personnes qui étaient encore mises en examen dans ce dossier et qui, pour certaines, avaient effectué un court séjour en détention provisoire. Fin de l’affaire.
Les accusations d’« association de malfaiteurs », « usage de documents administratifs falsifiés », « subornation de témoin », « usurpation d’identité », « escroquerie en bande organisée », « blanchiment » et « recel » sont toutes abandonnées.
Dans son ordonnance, Marc Trévidic note que « l’information judiciaire a mis en lumière des mouvements financiers très importants et des circuits financiers relativement opaques ». Ainsi, des dons faits au Conseil national de la résistance iranienne (CNRI) ont cheminé par « des circuits complexes », pour « déjouer la vigilance des services iraniens ». Et des fonds de l’association Iran Aide ont notamment transité par l’Allemagne.
Mais « dans ce dossier, l’accusation devait démontrer que l’argent n’avait pas été utilisé pour les projets humanitaires que les donateurs croyaient financer ». Or « l’impossibilité de mener les investigations sur les investissements réalisés effectivement en Iran ne permettait pas de faire la démonstration des éventuelles escroqueries en suivant l’argent et en prouvant qu’il avait servi à autre chose qu’initialement prévu. Cette démonstration n’a pas été suffisamment faite dans ce dossier, et il convient d’en tirer les conséquences juridiques », conclut le juge.
Au passage, une quarantaine d’ordinateurs et plusieurs véhicules qui étaient toujours, depuis onze ans, placés sous scellés, vont être restitués à leurs propriétaires. Définitivement mis hors de cause, ceux-ci vont maintenant pouvoir se retourner vers la justice pour réclamer une indemnisation du préjudice subi.
Le volet « terroriste » du dossier d’Auvers-sur-Oise avait déjà été soldé par une première vague de non-lieux, dans une ordonnance du même juge Trévidic en date du 11 mai 2011 (et dont Mediapart a également pris connaissance). « L’information judiciaire a confirmé les liens très étroits entre le CNRI, l’OMPI et l’ALNI, et le rôle primordial de l’état-major installé en France. En revanche, il n’a pas été démontré que cette activité importante depuis la France pouvait être mise en relation avec une entreprise terroriste », écrivait alors Marc Trévidic.
« D’une part, le dossier ne contient pas la preuve d’une action armée visant délibérément la population civile. Une telle démonstration validerait en effet la qualification terroriste en rendant inopérante toute référence à la résistance et à l’oppression, puisque la résistance à l’oppression implique a minima de viser l’oppresseur, à savoir le régime en place, et non pas l’oppressé, c’est à dire la population, argumentait le magistrat. D’autre part, si le juge ne peut pas se permettre de qualifier un régime en place de régime oppresseur, il ne peut pas non plus, en l‘absence d’éléments suffisants, décider qu’un mouvement d’opposition est un mouvement terroriste plutôt qu’un mouvement de résistance. »
L’épilogue de cette instruction-fleuve constitue un nouveau fiasco pour l’antiterrorisme à la française, longtemps incarné par Jean-Louis Bruguière, jusqu’à sa candidature malheureuse aux législatives de 2007, sous la bannière de l’UMP, face à Jérôme Cahuzac, puis un départ en retraite imposé par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
« On savait dès le départ que ce dossier était vide. À l’époque, la seule raison de ce coup de filet était de faire plaisir au régime iranien. La France négociait de gros contrats, notamment Total et Renault, et Dominique de Villepin venait de se rendre à Téhéran », rappelle Patrick Baudoin, l’un des avocats des opposants iraniens d’Auvers-sur-Oise. « Jean-Louis Bruguière s‘est prêté complètement à cette instrumentalisation de la justice par le pouvoir politique et pour des raisons politiques. Il a bien mérité le qualificatif de juge de la raison d’État », constate Me Baudoin.
Pour l’anecdote, cette instruction aura coûté une fortune aux contribuables, car les traductions des textes contenus dans les ordinateurs, confiées à des experts, se sont poursuivies pendant plusieurs années.
Depuis les attentats de 1986, qui ont donné naissance à la législation antiterroriste actuelle, renforcée en 2005, puis à nouveau en septembre 2014, policiers et magistrats français se targuent d’une efficacité qui serait reconnue et louée par leurs homologues étrangers. Ils assurent notamment que les arrestations préventives effectuées grâce à la notion pénale de participation à une entreprise terroriste ont évité de nombreux attentats. Ces méthodes font cependant fi de la présomption d’innocence, comme l’ont illustré plusieurs enquêtes. En outre, certains ratés, comme les affaires Mérah ou Nemmouche, ont montré que la surveillance de tous ne peut prévenir le passage à l’acte d'un seul.
Pendant deux décennies, la star incontestée de la lutte contre le terrorisme, dans les médias, c'était lui. Un brin mégalomane, paraissant plus soucieux de soigner sa notoriété que ses dossiers, Jean-Louis Bruguière est surnommé « l'Amiral » par le petit monde judiciaire, depuis son abordage raté à Tripoli (Libye), en 1992, à bord d'un Aviso de la Marine nationale. Le juge français voulait à tout prix rencontrer le magistrat libyen Mohamed Murci pour lui remettre une commission rogatoire dans l’enquête sur l’attentat contre le DC-10 d’UTA (1989). Il avait été refoulé.
En 1994-95, Bruguière s‘était encore illustré en faisant rafler quelque 173 soi-disant « terroristes » ou complices du « réseau Chalabi », puis en laisser sommeiller son instruction. Son collègue Gilbert Thiel reprendra le dossier et le bouclera en délivrant 34 non-lieux. En janvier 1999, à l’issue du procès de masse organisé dans un gymnase de la pénitentiaire, un tiers des prévenus du « réseau Chalabi » bénéficie d’une relaxe (31 sur 138 sont entièrement relaxés et 20 autres condamnés pour des broutilles). La LDH et la FIDH comptabilisent alors dans ce dossier un total de 33 années de détention provisoire injustifiée. Un record.
L’ « amiral » Bruguière a également instruit de façon très controversée l’affaire des sept moines français assassinés à Tibérihine, préférant collaborer aveuglément avec les autorités algériennes plutôt que d’explorer toutes les pistes, et en premier lieu celle d’une bavure de l’armée algérienne. Jean-Louis Bruguière avait notamment laissé dormir dans son coffre-fort une pièce importante, sans la verser à la procédure.
C’est encore le juge Bruguière qui a défendu avec persévérance les intérêts de la raison d’État dans l’enquête sur l’assassinat du président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, en avril 1994, qui avait déclenché le génocide rwandais (800 000 morts en cent jours).
Sans se rendre sur place, Bruguière s’est contenté d’une thèse qui arrangeait tout le monde, celle d’un attentat commis par le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé. C’est encore le travail du juge Marc Trévidic qui permettra finalement de battre cette thèse en brèche.
Enfin, dans l’affaire de Karachi, Bruguière s’est encore illustré en soutenant obstinément la thèse d’un kamikaze terroriste, malgré son invraisemblance, et sans remettre en cause le rôle trouble des services pakistanais. L’ex-star de la galerie Saint-Éloi du palais de justice de Paris a même été visé par une plainte de familles des victimes de l’attentat pour « faux témoignage » et « entrave à la justice », après avoir, là encore, laissé de côté une pièce déterminante. Un manquement qui a également provoqué une autre plainte, contre l’État, pour « faute lourde ».
Ces fiascos successifs n’ont pas empêché l’ex-magistrat Bruguière d’être, en 2008, bombardé « Haut représentant de l’Union européenne auprès des États-Unis pour la lutte contre le financement du terrorisme dans le cadre du Terrorism Finance Tracking Programme/ SWIFT », et de donner depuis lors des conférences dans le monde entier.
En 2010, Jean-Louis Bruguière n'a pas hésité à voler au secours de Total. Voulant toujours persuader la justice que l'explosion de l'usine AZF est le résultat d'un acte terroriste, le groupe pétrolier avait fait appel à l'ex-juge du pôle antiterroriste de Paris. Dans un rapport de juin 2010, révélé par Mediapart, l'ancien magistrat entendait mettre en pièces le travail de la justice de Toulouse, qui avait conclu à un accident industriel. En vain.
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