La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné la France, le 18 septembre 2014, pour avoir refusé d'effacer les données d’un citoyen dans le fichier de police Stic (Système de traitement des infractions constatées). Le requérant, un homme de 55 ans, avait pourtant bénéficié d’un classement sans suite. La Cour a jugé que la conservation de ses données personnelles dans un fichier de police portait une atteinte « disproportionnée » au droit au respect de la vie privée. Elle estime de plus que le contrôle du fichier Stic, tel que prévu par la loi française, n'est pas un contrôle « effectif ».
Le Stic, fusionné avec son équivalent gendarmesque, le Judex, a donné naissance début 2014 au Traitement des antécédents judiciaires (TAJ). Un beau bébé qui, à sa naissance, fichait 12,2 millions de personnes mises en cause (avec des doublons épurés au fur et à mesure) et plusieurs millions de plaignants. Contactée pour avoir des chiffres plus récents, la Cnil renvoie vers la direction générale de la police nationale qui se renseigne, puis le lendemain botte en touche : « La police judiciaire ne donne pas les chiffres, mais ce n'est pas super secret, vous devez pouvoir le trouver sur Internet »...
En 2008, la Cnil avait constaté que 83 % des fiches contrôlées à la demande de citoyens comportaient des erreurs ou des informations illégales. Quatre ans plus tard, elle a dû faire procéder à une rectification d’« informations déterminantes » dans près de 40 % des cas. Les parquets négligent ainsi souvent de transmettre au ministère de l’intérieur les décisions de justice favorables aux personnes fichées. D’après les ministères concernés, ce problème devrait être résolu grâce à la connexion entre le fichier TAJ et celui de la justice, qui répond au nom de Cassiopée.
Ces erreurs ont des conséquences parfois dramatiques, puisque ces fichiers de police sont également consultés dans le cadre d’enquêtes administratives. Ils sont utilisés par les préfectures et le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps) pour autoriser l’accès à près d’un million d’emplois dans la sécurité privée ou la fonction publique, ainsi que pour traiter des demandes de titres de séjour et de naturalisation. Environ 100 000 policiers et 79 000 gendarmes y ont par ailleurs accès dans le cadre de leurs enquêtes… ou pour tuer le temps. Entre le 1er janvier et le 5 octobre 2008, quelque 610 fonctionnaires avaient ainsi consulté la fiche de Jamel Debbouze et 543 celle de Jean-Philippe Smet, alias Johnny Hallyday.
Revenons à cette décision de la CEDH. Le requérant François-Xavier Brunet s’est retrouvé fiché comme « mis en cause » au Stic pour une durée de vingt ans, à la suite d'une violente altercation avec sa compagne en octobre 2008. Tous deux avaient déposé plainte, il a été placé en garde à vue, puis sa compagne s'est rétractée. L’affaire fut réglée par une simple médiation pénale et classée sans suite. «La médiation pénale est une alternative aux poursuites qui apporte une réparation aux dommages, précise la direction générale de la police nationale, contactée par Mediapart. Cela signifie qu'il y a bien eu infraction. » Le procureur d’Évry a refusé en décembre 2009 d’effacer sa fiche au motif que la procédure avait « fait l’objet d’une décision de classement sans suite fondée sur une autre cause que : absence d’infraction (...) ou infraction insuffisamment caractérisée (...) ». En effet, la loi permet aux procureurs d’effacer une fiche dans le cas d’un classement sans suite, uniquement si celui-ci était motivé par une insuffisance des charges. Ce qui n'était pas le cas.
La CEDH estime donc que le contrôle du Stic en France « ne saurait passer pour effectif, l’autorité chargée de l’exercer n’ayant pas de marge d’appréciation pour évaluer l’opportunité de conserver les données ». Seule évolution depuis 2009, il est désormais possible de déposer un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. Un magistrat spécialisé, Paul Michel, procureur général de Grenoble, peut également être saisi, mais sans plus de pouvoir que les procureurs. Or les magistrats européens rappellent que les données enregistrées pour vingt, voire quarante ans dans le TAJ, n'ont rien d'anodin. Elles ont un « caractère intrusif non négligeable (...) en ce qu’elles font apparaître des éléments détaillés d’identité et de personnalité en lien avec des infractions constatées, dans un fichier destiné à la recherche des infractions ».
C'est donc la loi française qui est cause et devra être modifiée. Le cabinet du ministre de l'intérieur indique travailler sur le sujet avec la garde des Sceaux. « Le principe de l'existence du fichier TAJ n'est pas remis en cause, nous indique-t-on. La CEDH nous demande d'unifier les délais de conservation des données qui aujourd'hui varient dans des proportions importantes selon le motif de leur inscription. Par exemple, en cas de relaxe, il y a effacement, mais en cas de prescription, on conserve. »
Pour les défenseurs des libertés individuelles, c’est une petite victoire. Et notamment pour l’ex-commandant Philippe Pichon, mis à la retraite d’office de la police en mars 2009 pour avoir transmis les fiches Stic de Jamel Debbouze et Johnny Hallyday au site d’information Bakchich.info, en 2008, à l’appui de son combat contre les illégalités du fichier. « Cela montre bien que ce n’est pas moi mais l’administration et la gestion du fichier qui sont hors la loi », constate l'ex-officier. « Quel plus bel hommage pouvait-il y avoir à Philippe Pichon que cette décision du juge européen ?, se réjouit son avocat, Me William Bourdon. C’est désormais de la responsabilité du législateur de faire de la France un pays pionnier en adoptant un habeas corpus et en protégeant mieux ses lanceurs d'alerte. »
Poursuivi pour « violation du secret professionnel », Philippe Pichon a été condamné le 22 octobre 2013 à une simple amende avec sursis. Sans aucune interdiction d’exercer, les juges soulignant les « convictions d’intérêt public » à l’origine de son acte. Le 3 juin 2014, le nouveau médiateur interne de la police nationale Frédéric Lauze a émis un avis favorable à sa réintégration dans le corps de commandement de la police nationale. « En l’absence d’utilisation à des fins personnelles ou privées des données ainsi publiées dans la presse, et eu égard à vos très bons états de service au sein de la police nationale, la sanction de mise à la retraite d’office me paraît disproportionnée », écrit cet inspecteur général.
Malgré ce, Jean-Marc Falcone, directeur général de la police nationale, fait la sourde oreille. Il a refusé le 22 août 2014 la réintégration du lanceur d’alerte, en s'en remettant à la décision du Conseil d’État, devant lequel Philippe Pichon a déposé un recours.
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