Si dans d’innombrables procédures la justice n’avance que lentement dans l’examen de la célèbre affaire Tapie, et si les protagonistes les plus connus du scandale sont encore bien loin d’être renvoyés derrière la barre d’un tribunal, un premier jugement pourrait pourtant intervenir dans les prochaines semaines. Et c’est un fonctionnaire totalement inconnu du grand public dont le nom n’était jamais apparu jusqu’à présent dans l’histoire, qui pourrait en faire les frais. La Cour des comptes pourrait en effet condamner un comptable public, un certain Frank Mordacq, à rembourser sur ses biens personnels la somme colossale de 268 millions d’euros, soit une bonne partie des 405 millions d’euros alloués à Bernard Tapie au terme de la sentence rendue par trois arbitres le 7 juillet 2008.
L’audience qui a débattu de la responsabilité et des fautes éventuelles de ce comptable public s’est déroulée ce vendredi 26 septembre, devant la première chambre de la Cour des comptes, présidée par Raoul Briet. De toute la presse, seul Mediapart y a assisté – le communiqué de la Cour y invitant ayant été, il est vrai, fort discret (voir ci-dessous). Comparaissait donc devant lui et une ribambelle d’autres magistrats financiers ce dénommé Frank Mordacq, qui est actuellement administrateur général des finances publiques au service du contrôle budgétaire et comptable du ministère de la défense. Il est aussi connu comme le loup blanc au ministère des finances pour avoir, dans le passé, été le directeur de la réforme budgétaire et le directeur général de la modernisation de l’État et pour avoir donc été l’un des principaux artisans des réformes renforçant le contrôle et la transparence des procédures budgétaires de l’État.
Mais il a aussi été dans le passé, de 2007 à 2010, le comptable public – en clair celui qui signait les virements et paiements – de l’Établissement public de financement et de restructuration (EPFR), l’établissement public qui était l’actionnaire à 100 % du Consortium de réalisations (CDR), lequel CDR a accueilli en 1995 les actifs pourris du Crédit lyonnais et a donc hérité, au passage, du procès que l’ex-banque publique avait avec Bernard Tapie au sujet de la vente du groupe de sports Adidas. En clair, c’est donc Frank Mordacq qui a fait, en 2008 et 2009, certains des virements de l’EPFR, puisés dans les fonds publics, au profit du CDR, de sorte que celui-ci puisse s’acquitter d’une partie des 405 millions que les trois arbitres avaient alloués en dédommagement à Bernard Tapie.
Concrètement, ce sont deux paiements qui sont reprochés au comptable public, l’un en date du 4 septembre 2008 pour le montant faramineux de 152 millions d’euros, et l’autre, en date du 3 avril 2009, pour un montant presque aussi considérable de 116 millions d’euros, soit au total 268 millions d’euros.
En ce lieu solennel qu’est la première chambre de la Cour des comptes où la greffière se déplace en queue de pie avec à la main une canne surmontée d’un pommeau en ivoire, et où l’on observe, gravé dans le mur, le célèbre article 15 de la Déclaration des droits de l’homme (« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration »), on a donc pu longuement entendre la rapporteure de la première chambre exposer les griefs qui, selon elle, pourraient être retenus contre le comptable public.
D’abord, dans le cas des 152 millions d’euros, elle a estimé que le comptable avait commis de très nombreuses irrégularités. En particulier, selon une disposition inscrite dans la loi en 1999 par Dominique Strauss-Kahn (lire Affaire Tapie : le coup de pouce de Strauss-Kahn), il était prévu que l’État pourrait prendre à sa charge une éventuelle condamnation dans l’affaire Adidas, mais à la condition suspensive près que l’ex-Crédit lyonnais supporte une contribution forfaitaire de 12 millions d’euros. Selon la rapporteure, le comptable public aurait donc dû s’assurer auprès de l’EPFR que cette condition suspensive avait bien été levée. Et comme cela n’avait pas été le cas, il aurait dû suspendre l’intégralité du paiement. Pointant d’autres irrégularités sur les systèmes de délégation de signature ou sur les dates d’ordonnancement de ces dépenses, la magistrate a donc considéré que le préjudice pour l’État était égal à la totalité de la somme engagée, soit l’intégralité de ces 152 millions d’euros.
Or, dans ce cas, l’article 60 de loi du 23 février 1963 est très clair : « Les comptables publics sont personnellement et pécuniairement responsables du recouvrement des recettes, du paiement des dépenses, de la garde et de la conservation des fonds et valeurs appartenant ou confiés aux différentes personnes morales de droit public dotées d'un comptable public. » Le même article précise encore : « La responsabilité personnelle et pécuniaire prévue ci-dessus se trouve engagée dès lors qu'un déficit ou un manquant en monnaie ou en valeurs a été constaté, qu'une recette n'a pas été recouvrée, qu'une dépense a été irrégulièrement payée ou que, par le fait du comptable public, l'organisme public a dû procéder à l'indemnisation d'un autre organisme public ou d'un tiers ou a dû rétribuer un commis d'office pour produire les comptes. » Conclusion implacable de la rapporteure : Frank Mordacq serait donc « redevable à l’EPFR de 152 millions d’euros ».
Dans le cas des 116 autres millions d’euros, qui ont été payés sept mois plus tard par le même comptable public, la rapporteure a estimé que diverses autres irrégularités auraient été commises. Notamment, elle a estimé qu’une partie de cette somme, soit les 45 millions d’euros alloués par les arbitres à Bernard Tapie au titre du préjudice moral, n’avait pas à être supportée par l’EPFR, car cette somme ne découlait pas des conditions de la vente d’Adidas. Dans ce cas-là aussi, a-t-elle estimé, le comptable public aurait donc dû suspendre le versement. Quant au solde, correspondant à une partie des indemnités pour préjudice matériel, elle a estimé que diverses autres irrégularités auraient été commises. En particulier, le paiement est intervenu au lendemain d’un conseil d’administration de l’EPFR, qui s’est tenu le 27 mars 2009, mais avant que la ministre des finances ne ratifie la dépense, ce qui n’interviendra qu’au cours du mois de juin suivant. En clair, le comptable public a engagé une dépense avant même qu’elle ne soit inscrite dans une loi de finances rectificative.
Même conclusion implacable : « Monsieur Mordacq est débiteur auprès de l’EPFR de 116 millions d’euros. »
De mémoire de hauts fonctionnaires, ce sont donc à des conclusions historiques – sans précédent connu dans la longue chronique des finances publiques – auxquelles est parvenue la rapporteure : elle a demandé que l’arrêt que prendra la Cour des comptes condamne le comptable public à rembourser à l’EPFR – en clair, à l’État – la somme colossale de 268 millions d’euros.
Il n’est pourtant pas dit que les magistrats financiers suivront forcément ces demandes. D’abord, sans le secours d’un avocat (« par mesure d’économie », a-t-il fait valoir en aparté à la fin de l’audience), le comptable public s’est longuement défendu des accusations portées contre lui. Il a contesté que le paiement des premiers 152 millions d’euros fut « subordonné » au paiement par l’ex-Crédit lyonnais des 12 millions d’euros. Selon lui, la disposition légale introduite dans le passé par Dominique Strauss-Kahn pouvait juste suggérer que toute condamnation éventuelle à la charge de l'État soit non pas suspendue au versement des 12 millions, mais minorée de cette somme.
Lisant une défense méticuleusement préparée par écrit, il a aussi fait valoir qu’un comptable public a pour seul interlocuteur l’ordonnateur de la dépense, en l’occurrence le président de l’EPFR et non la ministre des finances, et qu’il n’exerce de surcroît aucun contrôle sur la légalité de cette même dépense. « Je ne suis pas comptable de la légalité de la sentence des arbitres », s’est-il défendu.
Et puis, lâchant ses notes, le comptable a fini, en conclusion, par laisser percer son émotion, en relevant qu’on voulait lui faire rembourser une somme proche de 270 millions d’euros. « Comme si le comptable était le responsable de l’affaire Tapie. Le seul responsable. J’avoue que j’en suis interloqué », a-t-il lâché.
Avant de rendre leur arrêt, les magistrats financiers devront aussi soupeser les arguments avancés, juste avant que le comptable ne parle, par une magistrate présentant les conclusions du procureur général de la Cour des comptes.
La magistrate a d’abord rappelé que de très nombreuses procédures étaient engagées, au pénal comme au civil. Elle a également mentionné que plusieurs personnalités mises en examen, dont Bernard Tapie, avaient introduit une question prioritaire de constitutionnalité portant sur le régime de leur garde à vue. Elle a aussi rappelé que la Cour de discipline budgétaire aurait aussi à se prononcer sur la question de savoir si les présidents du CDR et de l’EPFR avaient donné ou non de fausses informations à leur conseil d’administration. Et elle a enfin souligné le fait que la cour d’appel de Paris va examiner, le 25 novembre prochain, le recours en révision introduit contre la sentence – laquelle pourrait donc être rétractée à la fin de 2014 ou au tout début de 2015, si la fraude est prouvée.
Pour finir, la magistrate a donc soulevé ce qu’en droit on appelle une « question préjudicielle » (ici la définition de Wikipedia), qui suspend une décision que doit prendre une première juridiction à celle que pourrait rendre au préalable une seconde juridiction. Sous-entendu : il serait peut-être préférable de savoir si la cour d’appel de Paris va réviser l’arbitrage et donc condamner Bernard Tapie à rendre le magot qui lui a été alloué indûment, avant de condamner un comptable public à rembourser une partie de la même somme.
Le fait est que l’affaire Tapie est devenue, au fil des mois, un écheveau de plus en plus complexe, et qu’il apparaîtrait un peu surréaliste que la première décision de justice frappe une personne dont jusque-là nul n’avait entendu parler dans l’affaire. Alors que Bernard Tapie pourrait très prochainement voir annuler sa mise en examen pour escroquerie en bande organisée ; alors que Claude Guéant a donné de l’Élysée, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, d’innombrables instructions pour avantager son ami Bernard Tapie ; alors que la ministre des finances Christine Lagarde profite de la mansuétude de la juridiction d’exception qu’est la Cour de justice de la République et n’a été mise en examen que sous l’incrimination pour le moins légère de « négligence », il apparaîtrait curieux, comme par contraste, que les foudres de la loi s’abattent en premier sur un haut fonctionnaire qui n’est qu’un comparse dans toute l’histoire, quand bien même aurait-il commis des irrégularités.
C’est ce dilemme que les magistrats vont devoir trancher. L’arrêt a été mis en délibéré. Verdict d’ici « quatre à six semaines ».
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