Jean-Pierre Bel est président socialiste du Sénat, et ça fait trois ans que cela dure. Qui le sait ? Bel, ami de Hollande, est un président inconnu. « Je n'ai pas pour habitude de tirer sur l'ambulance », répond, féroce, le sénateur PS François Patriat, quand on lui demande de dresser le bilan.
Dimanche 28 septembre, Bel ne sera plus sénateur. Ce jour-là, 178 sièges (la moitié) seront renouvelés. La gauche va perdre la Haute Assemblée, qu'elle a remportée sur le fil voilà trois ans. Une nouvelle défaite pour la majorité, après huit législatives partielles perdues, des municipales et des européennes cataclysmiques. Avant même l'élection, les cadors de la droite ont, paraît-il, commencé à se répartir les bureaux du somptueux Palais du Luxembourg. Ils les connaissent si bien… À la fin des années 1990, Lionel Jospin s'en prenait au Sénat, cette « anomalie démocratique » sur-représentant le monde rural que la gauche n'arrivait jamais à conquérir. Depuis trois ans, la gauche gouvernait le Sénat. Mais personne, ou presque, ne s'en est aperçu.
Jean-Pierre Bel est depuis 2011 le deuxième personnage de l'État. Si Nicolas Sarkozy, puis François Hollande, étaient décédés ou empêchés, c'est lui qui aurait assuré l'intérim pendant cinquante jours, le temps d'organiser une nouvelle présidentielle. Bel est le premier président du Sénat de gauche depuis le radical Gaston Monerville (1947-1968). Mais il est resté discret. A donné peu d'entretiens. « Je ne suis pas fasciné par le narcissisme médiatique », dit-il à Mediapart. Son mode d'intervention privilégié a été le communiqué, si possible lénifiant. Bel a volontiers cédé sa place au perchoir pour présider les longues séances de débats. Une socialiste du Sénat le compare au « Petit Chose » du roman de Daudet. Elle veut dire que « c'est un type bien, un bon soldat ». Dans ces propos, on décèle quand même une pincée de condescendance.
C'est ainsi : Bel suscite les railleries. Dans les couloirs de la Haute Assemblée, on rit de ses absences et de ses escapades à Cuba, le pays de sa seconde épouse. « Je préfère être efficace et n'ai pas besoin de crier au-dessus des toits sans résultats (sic). Et puis, quand j'ai des choses à dire à François Hollande ou à Manuel Valls, je le fais en tête-à-tête. Plusieurs textes ou projets du gouvernement ont été modifiés ou pas menés du tout à la suite de mes interventions. » Il cite le projet de loi sur la décentralisation, découpé en trois par Ayrault en avril 2013. « Jean-Pierre Bel prône un exercice discret du pouvoir », assure Matthias Fekl, son ancien conseiller à la présidence, devenu député en 2012 puis secrétaire d'État de Manuel Valls. D'autres disent tout simplement qu'il ne travaille guère.
Les derniers mois l'ont pourtant forcé à sortir un peu dans la lumière. Et pas pour de bonnes raisons. Il lui a fallu s'expliquer, début 2014, sur le rejet par le bureau du Sénat, grâce aux voix d'un mystérieux sénateur de gauche, de la levée de l'immunité parlementaire de l'industriel Serge Dassault. Après ce raté monumental, Bel a décidé que les votes auraient désormais lieu à main levée, plus à bulletin secret. Il y a quelques semaines, il a dû se résoudre à exfiltrer de son cabinet Sandra Thévenoud, l'épouse du député qui ne payait pas ses impôts, puisque tous deux remplissent une déclaration commune au fisc.
Une des réussites de Jean-Pierre Bel, c'est peut-être sa sortie. Le 5 mars, deux semaines et demie avant les municipales, il publie une tribune dans Le Monde. Sénateur du département rural de l'Ariège depuis 1998, il annonce qu'il ne sera pas candidat à un nouveau mandat et quittera alors la vie politique. Ce départ soudain étonne. « Les rats quittent le navire », persifle-t-on dans l'entourage de Claude Bartolone, le président de l'Assemblée nationale, avec qui les rapports sont ténus. « Mais qu'est-ce qui lui prend ? » s'étonne la “hollandaise” Marie-Arlette Carlotti, alors ministre de Jean-Marc Ayrault. À l'époque, le PS pense que le Sénat restera à gauche et la décision passe pour du courage. Bel évoque un « choix personnel très ancien » dont François Hollande a été prévenu un an et demi auparavant. « Avec les nouvelles dispositions sur la vie politique, je suis convaincu que nous entrons dans une nouvelle ère, écrit Bel. Pour redonner confiance dans la parole politique, on ne peut pas s'en tenir à proclamer des principes, il faut être capable de se les appliquer… et, d'abord, ne pas se considérer comme propriétaire de nos mandats. »
« J’ai souhaité (…) ne pas donner l’image ou la caricature de ce que j’ai malheureusement parfois constaté », dit-il alors sur Public Sénat. Dans son viseur, l'âge très avancé des sénateurs ou la fronde homérique de nombre de ses collègues, y compris socialistes, contre une promesse de campagne de François Hollande : l'interdiction du cumul d'un mandat de parlementaire et de responsable d'un exécutif local, bataille perdue d'avance dans laquelle certains sénateurs socialistes, à commencer par les actuels ministres François Rebsamen et André Vallini, ont mis toute leur énergie.
Bel, nouveau retraité du Sénat (avec pension à la clé), va bien quitter la politique ce dimanche, mais pas la vie publique. « Je ne rentre pas au couvent ! » confirme-t-il à Mediapart. En Ariège, ses proches évoquent un futur poste d'ambassadeur à Cuba. Il dément : « Non, je ne serai pas ambassadeur à Cuba, ni aujourd'hui, ni demain, ni dans le futur. » Une autre ambassade en Amérique du Sud ? Il réfute… sans fermer la porte. « À 65 ans, on ne peut plus être ambassadeur et je vais avoir 63 ans en décembre. » Autre piste évoquée, un poste de conseiller Amérique latine à l'Élysée. « Je ne sais pas si ce sera à l'Élysée ou dans le privé, répond-il. Rien n'est fixé, ni sur le papier ni dans ma tête. Je ferai ce que je voudrai. »
Bel l'anti-cumulard, favorable aux lois sur la transparence (au contraire de Bartolone, qui a pesé de tout son poids pour les édulcorer), se pose aujourd'hui en héraut de la modernisation de la vie politique. « Je ne soutiens pas le notabilisme, ce qui me vaut d'ailleurs des rancœurs », affirme-t-il. Il est pourtant un pur produit de l'appareil socialiste. Le genre de grand élu local, sympa, habile à la manœuvre mais assez transparent, que le PS a produit en série au cours des dernières décennies. « Un François Hollande bis », dit un ancien collaborateur à la Haute Assemblée.
Jean-Pierre Bel n'est certes pas “un fils de”. Ce Tarnais, fils d'un résistant cégétiste, fut gauchiste dans sa jeunesse, proche des mouvements antifranquistes, membre de la Ligue communiste révolutionnaire. Un peu par hasard, il s'installe en Ariège à la fin des années 1970. Il devient en 1983 maire du village de Mijanès. Il a surtout la chance d'avoir un beau-père influent, Robert Naudi, élu à la tête du conseil général de ce fief socialiste en 1985. Bel devient responsable de la communication du conseil général en même temps qu'il débute sa carrière politique : premier secrétaire fédéral du PS, puis conseiller régional proche de Lionel Jospin, secrétaire national du PS (aux fédérations puis aux élections, les postes les plus en lien avec l'appareil).
En 1995, il ravit à la droite la mairie de Lavelanet, capitale déchue du textile ariégeois (lire notre reportage). Il devient conseiller général et sénateur en 1998. En 2001, le député et conseiller général Augustin Bonrepaux tente un putsch contre Naudi. Bel se rallie. « La seule chose que je lui reproche, c'est d'avoir trahi son beau-père, soupire André Metge, ancien photographe au conseil général, dont Bel fut le témoin de mariage en 1991. Seuls une poignée d'élus sont restés fidèles à Naudi à ce moment-là. Jean-Pierre n'en faisait pas partie. »
Depuis, Bel et Bonrepaux se sont comme réparti les tâches. Bonrepaux règne en monarque sur l'Ariège, fief socialiste cryogénisé. Le président du conseil général a été mis en examen pour favoritisme dans deux marchés publics. Le procureur de Foix a par ailleurs confirmé à Mediapart qu'à la suite d'une plainte avec constitution de partie civile, un juge d'instruction a été saisi cet été dans l'affaire du Club ariégeois Pyrénées investissement (Capi), une structure de lobbying du département dissoute en 2012 et dont un ancien trésorier a dénoncé les dérives.
Loin du marigot ariégeois, Bel, lui, vit sa vie au Sénat. En 2004, il est élu président du groupe PS. À sa façon : il laisse d'abord les ego des favoris s'entrechoquer puis récupère la mise, toujours au centre, toujours consensuel. « C'est un abbé de cour », lance un opposant ariégeois. « Il sent bien le vent et sait toujours se mettre au centre », dit un ancien collaborateur à la Haute Assemblée. Bel est réélu en 2008 à la tête du groupe socialiste.
Dans La Bataille du Sénat, ouvrage paru en 2011, Martine Aubry, alors première secrétaire du PS, le qualifie d'« opportuniste qui a été successivement de tous les courants ». Quelques mois avant la victoire de la gauche au Sénat, elle prévient : « Il ne sera pas l'homme de la situation. » Aujourd'hui, beaucoup lui donnent raison. En trois ans, Bel n'a jamais théorisé ce qu'est un Sénat de gauche. Et l'institution n'a guère brillé.
Le 25 septembre 2011, la gauche arrache la majorité au Sénat, à six voix près – Bel l'avait prévu depuis des semaines. Les mois qui suivent, la gauche sénatoriale est comme euphorique. Socialistes, écologistes, communistes et radicaux de gauche approuvent le droit de vote des étrangers aux élections locales. Les mêmes, moins les radicaux, soutiennent une loi du Front de gauche sur les licenciements boursiers. Sous la présidence Hollande, le Sénat adoptera même la loi d'amnistie sociale. Autant de textes abandonnés depuis. « Sous Nicolas Sarkozy, nous symbolisions un lieu de résistance et un laboratoire d'idées pour une politique nouvelle, explique Bel. S'il avait remporté la présidentielle, le Sénat aurait gardé cette image. » Mais voilà : c'est bien Hollande qui a gagné. Dans la foulée, l'unanimité des mois d'opposition à Sarkozy vole en éclats. Le Front de gauche, qui pèse 20 sénateurs, refuse d'entrer au gouvernement. Depuis 2012, le Sénat n'a voté aucun projet de loi de finances, aucune loi de financement de la sécurité sociale. Le rapport de force politique s'est déplacé tout entier vers l'Assemblée, qui a de toutes façons le dernier mot législatif. Le premier cabinet de Jean-Pierre Bel a surtout servi de marchepied aux futurs conseillers élyséens ou à des hauts fonctionnaires nommés depuis préfets par François Hollande. Maigre bilan.
« Dès l'élection de François Hollande, il n'y avait plus de majorité au Sénat », justifie Bel. Autrement dit : un autre que lui n'aurait pas fait mieux. « Un président avec un autre tempérament n'aurait pas résolu le fait que la ligne politique claire, définie par François Hollande, n'est pas soutenue par une partie de la majorité du Sénat, communistes en tête », abonde Jean-Pierre Sueur, le président PS de la commission des lois du Sénat. C'est dédouaner Bel un peu vite, dit François Patriat, sénateur et président de la région Bourgogne. « Le Sénat n'a pas donné une bonne image de lui pendant deux ans. Je ne suis pas sûr que les dignitaires de gauche se soient battus pour faire avancer les textes. Bel a constaté qu'il n'avait pas de majorité mais il n'a pas cherché à la construire. Il n'a pas su faire preuve d'autorité, de hauteur de vue pour négocier avec les partenaires de gauche et construire des majorités. » « Il n’a pas endossé le costume », concède Éliane Assassi, la présidente du groupe communiste au Sénat.
« Au-delà des textes budgétaires, le Sénat a voté huit lois sur dix », plaide Bel. Il rappelle toutes « ces choses qui se voient moins, mais très pragmatiques », que le Sénat a par ailleurs permis d'ajouter à certaines lois : la rémunération minimum des stagiaires, « des éléments essentiels pour les libertés publiques » dans la (très timide) réforme pénale, les alternatives à la prison pour les femmes enceintes. « Ce n'est pas à la une de l'actualité mais nous avons voté des lois fidèles à nos valeurs », ajoute Jean-Pierre Sueur. Il cite des dispositions de la loi de programmation militaire, de la loi sur la géolocalisation. Ou encore le texte sur la transparence de la vie politique après l'affaire Cahuzac, dont la version sénatoriale était en effet bien plus ambitieuse. Elle prévoyait notamment une simple publication des déclarations de patrimoine des élus au Journal officiel. L'Assemblée a refusé.
La publication annuelle de la réserve parlementaire du Sénat, dont la répartition était secrète, a toutefois survécu. C'est une des avancées de l'ère qui s'achève. Bel a aussi réduit le budget du Sénat, fait entrer la Cour des comptes dans l'institution (qu'elle n'audite toujours pas), confié la commission des finances à l'opposition. Mais il ne s'est attaqué qu'à quelques-uns des passe-droits et bizarreries de cette maison, dont Mediapart décrit l'ampleur depuis des années (lire ici notre dossier). « Je suis pour un Sénat différent, légitime auprès de nos concitoyens, qui soit une Assemblée prospective, un laboratoire de la démocratie participative, dit Bel. Parfois le Sénat me désespère. Faisons en sorte de faire disparaître tous ces anachronismes, car si cette institution ne change pas, le bicaméralisme (l'existence de deux chambres du Parlement – Ndlr) est menacé. » Pourquoi ne pas l'avoir fait ? « Peut-être ai-je manqué de temps. » Peut-être aussi M. Bel n'en avait-il pas vraiment l'envie.
BOITE NOIRECe portrait est le fruit d'entretiens réalisés ces derniers mois. L'entretien avec Jean-Pierre Bel a eu lieu jeudi 25 septembre. Il n'a pas relu ses citations.
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