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Suicides dans la police: l'Etat est condamné

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En 2013, 40 policiers se sont suicidés. Depuis 2002, ils sont une quarantaine à passer à l’acte chaque année pour 143 000 agents. « Le nombre de suicides dans la police nationale est en moyenne quatre fois plus important que le nombre de décès en service », pointe le contrôleur général Frédéric Lauze, médiateur de la police nationale, dans son premier rapport annuel.

Rassemblement de policiers devant la préfecture de Seine-Saint-Denis en avril 2012.Rassemblement de policiers devant la préfecture de Seine-Saint-Denis en avril 2012. © LF

Selon le bilan social 2013 du ministère de l'intérieur, ce sont « en grande majorité les personnels de sexe masculin qui attentent à leurs jours (près de 90 %), dans la tranche d’âge des 40-44 ans (30 % des suicides) ». Au contact du terrain et en bas de l’échelle hiérarchique, les gardiens de la paix et gradés constituent la population « la plus sensible » (avec un ratio de 32 cas pour 100 000 agents). Les personnels de la police judiciaire sont les plus à risque (avec un ratio de 40 %000), suivis de ceux de la sécurité publique (35 %000). Les taux de suicide sont plus élevés en province qu'à Paris, notamment dans les régions de Metz, Lille et Lyon.

D’après une étude de 2010 de l’Inserm portant sur la période 2005-2009, le risque de suicide dans la police nationale est supérieur de 36 % à celui de la population générale. À cause de la facilité du passage à l’acte – l’arme de service est utilisée dans plus de deux tiers des cas – et parce que les policiers sont mis à rude épreuve : « Dévalorisation du métier », « sentiment d'inutilité et de frustration (antagonisme avec le système judiciaire) », « stress », « pression hiérarchique (introduction de quotas, obligation de résultat, chronométrage des tâches...) », « relations avec la mort », « frustration professionnelle née d'une perte d'idéal et les relations directes, antipathiques, voire agressives avec la population ».

Mais la maison police renvoie systématiquement ses suicidés à la sphère privée. « Dans l'écrasante majorité des cas de suicides de policiers, ce sont des facteurs personnels, souvent familiaux ou conjugaux, qui sont à l'origine du passage à l'acte »,nous répondait en 2011 Pierre Derrouch, sous-directeur à l'action sociale au ministère de l'intérieur. Seul un cas a été reconnu par le ministère de l’intérieur comme imputable au service, celui d’un commissaire qui s’était tué en 2008 après avoir revêtu son uniforme.

«La goutte d'eau qui fait déborder le vase peut être une cause personnelle, comme une séparation, mais ce qui a rempli le vase ce sont bien souvent les problèmes rencontrés en service», rectifie Stéphane Liévin, délégué national d'Unité SGP Police FO. Il regrette que l'administration ne s'intéresse qu'aux conséquences - les passages à l'acte - sans chercher à diminuer les risques psychosociaux à la source.

Face à ce déni, plusieurs proches de policiers décédés se sont tournés vers la justice administrative. Le 21 mai 2014, après dix ans de combat, le tribunal administratif de Poitiers a donné raison à la femme et la fille d’un brigadier de police, décédé, lui, le 15 juillet 2004. Pour la première fois en France, le juge administratif a reconnu que le suicide d’un policier avait bien un caractère professionnel. Il a annulé la décision attaquée du préfet délégué de la zone de défense et de sécurité sud-ouest et condamné l’État à verser à sa famille une rente revalorisée. « C’est un revirement de jurisprudence qui va renforcer les obligations pesant sur les chefs de service », redoute, sous couvert d’anonymat, un haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur.

Il a fallu dix ans de combat. En décembre 2003, à 46 ans, le brigadier Philippe Berthod est brusquement muté de son poste d’îlotier à horaires fixes qu’il exerçait depuis des années aux Trois-Cités, un quartier populaire. Il rejoint une section en roulement (horaires variables) à l’hôtel de police de Poitiers. Quelques mois plus tôt, à son arrivée à la tête du ministère de l’intérieur, Nicolas Sarkozy a mis fin à la police de proximité. Le brigadier, expérimenté et bien noté, ressent cette mutation comme une brimade et tombe en dépression. À son retour d’arrêt maladie, son supérieur, le commissaire principal, le déclare « inapte à la voie publique » et le balade de service en service. Jusqu’à ce qu’il craque et se suicide, après un deuxième arrêt maladie.

Le ministère de l’intérieur engage alors un bras de fer avec sa veuve Christine Berthod. À trois reprises, la commission de réforme refuse de reconnaître la cause professionnelle du suicide. Ces décisions sont à chaque fois cassées, pour des problèmes de forme, par le tribunal administratif. « Les commissions étaient pipeautées : elles ne disposaient pas de toutes les pièces du dossier et les médecins sont liés à l’administration », dénonce Me François Gaborit.

Deux ans et demi après le suicide, un médecin de la police nationale découvre ainsi chez le brigadier un « état bipolaire » ainsi qu’une « personnalité fragile préexistante », alors que tous les médecins datent le début de sa dépression de sa mutation. Un autre médecin de la police écrit quant à lui que le geste de Philippe Berthod apparaît « comme une réaction très inadaptée à un problème de service ordinaire, qui reflète un état prédisposant ». « Il existe donc des suicides constituant des réactions adaptées ? ironise Me François Gaborit. À chaque fois l’administration avance des problèmes familiaux, mais quand on creuse, il n’y a souvent pas grand-chose, et là pour M. Berthod, il n’y avait strictement rien ! »

Entendus par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), plusieurs collègues du brigadier décédé dénoncent des dysfonctionnements au sein de l’hôtel de police. En quelques mois, un autre fonctionnaire a fait une tentative de suicide et plusieurs sont devenus dépressifs. L’un d’eux, note la police des polices, éclate en sanglots « au simple fait d’évoquer une rencontre avec le commissaire ».

Dans son rapport du 1er juin 2005, l’IGPN souligne l’« ambiance délétère du service » et met en cause « le mode de management » du chef de service. Après ce premier rapport désastreux pour la hiérarchie, un commissaire de la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) est dépêché à Poitiers pour corriger le tir. Les policiers poitevins ne vont pas être déçus. Le commissaire parisien évoque un « chantage au suicide » et de la « simulation » au sein d’un commissariat « qui gardait une culture traditionnelle et provinciale dans un environnement de conservatisme social avancé »…

Après la visite du ministre de l'intérieur à L'Evêché à Marseille, le 25 avril 2014. Après la visite du ministre de l'intérieur à L'Evêché à Marseille, le 25 avril 2014. © LF

Le ministère de l’intérieur se garde de transmettre ces enquêtes à la famille. « Nous avons été obligés de saisir le juge des référés du tribunal administratif de Paris et de déposer plainte au pénal pour homicide involontaire, dans le seul but de récupérer ces pièces », s’indigne Me François Gaborit. Lorsqu’une information judiciaire est ouverte, l’avocat de la partie civile a en effet accès au dossier.

Dans sa dernière décision du 1er octobre 2012, le préfet délégué de la zone de défense et de sécurité sud-ouest refusait de nouveau de reconnaître l’imputabilité au motif qu’il n’existait aucun lien « exclusif » entre les fonctions et le suicide. Pourtant, selon la jurisprudence, un lien « prédominant » avec le service suffit. Le tribunal administratif de Poitiers lui a donc donné tort.

L’administration risque de se faire à nouveau étriller dans un autre cas de suicide, celui de Nelly Bardaine. Le 4 juillet 2011, cette gardienne de la paix de Cagnes-sur-Mer âgée de 39 ans, s’est tuée avec son arme de service, dans une voiture de police qu'elle avait pris soin de garer en zone gendarmerie. La jeune femme laisse une lettre qui évoque la réforme de la garde à vue, la défiance à l'égard des policiers, la pression du chiffre ainsi qu'une récente mutation à la cellule anti-cambriolage. « Encore merci à M. X (son chef de service) pour cette promotion-punition. Eh oui moi c'est comme ça que je le ressens ! » a-t-elle écrit sur un papier à en-tête du commissariat.

Là encore, l'administration oppose un mur du silence à ses parents, son frère et son concubin. « Ils ont peut-être espéré que nous finirions par abandonner les démarches », suppose son compagnon Franck Magaud, également policier. Le couple venait d’acheter un terrain pour construire une maison. Le préfet de la zone de défense et de sécurité Sud ne leur répond pas quand ils demandent en juin 2012 l'imputabilité au service de ce suicide. Il ne produit pas de mémoire en réponse devant le tribunal administratif de Nice. Et vendredi 19 septembre 2014, il n’envoie aucun représentant à l’audience.

Selon Nice-Matin, le rapporteur public a demandé vendredi au tribunal administratif de reconnaître le suicide de Nelly Bardaine en accident de service. S’appuyant sur les précédents de France Télécom et de La Poste, il a expliqué que « le lien direct entre ce geste et la gestion calamiteuse du service » pouvait être tenu pour établi. Comme l’avait révélé Mediapart, le commissaire de Cagnes-sur-Mer avait déjà été mis en cause par un de ses anciens subordonnés, sur un précédent poste au Brésil. Ce qui n'avait pas empêché le ministère de l'intérieur de l’exfiltrer et de la placer en août 2009 à la tête des 140 policiers de cette circonscription des Alpes-Maritimes.

« Pour le rapporteur qui a été très humain, Nelly Bardaine a choisi de mettre fin à ses jours du fait d’une pression extérieure à elle-même qui venait de son travail », explique Me Adrien Verrier, l’avocat de ses proches. Le tribunal administratif rendra sa décision dans un mois. Dans l’immense majorité des cas, elle suit les conclusions du rapporteur public. « Ça a été un soulagement et une libération, réagit Franck Magaud, contacté lundi par téléphone. Nelly s’est sacrifiée pour faire entendre des choses et ça n’a pas été complètement en vain. » En poste à Nice, le policier a obtenu le 1er septembre 2014 sa mutation hors de la région. Il espère que « cette reconnaissance pourra aider d’autres personnes dans leurs démarches ».

BOITE NOIRECet article a été modifié le 24 septembre pour ajouter la réaction d'un syndicaliste policier.

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