Cinq mois après sa nomination au poste ultradélicat de déontologue de l'Assemblée nationale, Ferdinand Mélin-Soucramanien doit déjà monter au créneau pour réagir à l'affaire Thévenoud. En coulisse, ce professeur de droit constitutionnel, qui succède à l'avocate d'affaires Noëlle Lenoir, doit surtout préparer d'indispensables réformes relatives aux indemnités des députés, trop souvent détournées de leur objet initial, et lutter contre les conflits d'intérêts.
Mediapart. Après son éviction du gouvernement, Thomas Thévenoud est redevenu député. On peut donc siéger à l’Assemblée nationale sans payer régulièrement ses impôts. Qu’en dit le déontologue ?
Ferdinand Mélin-Soucramanien. L’idée d’un « quitus fiscal », déjà avancée par la ministre de la justice, me paraît la plus saine. On pourrait exiger des candidats à la députation une conformité à l’égard des règles fiscales, un peu comme le prévoit le Code des marchés publics pour les entreprises. Cela permettrait de couper court en amont à toute difficulté.
Pour ce qui est de l’entrée au gouvernement, on pourrait réfléchir à une règle correspondant à une démocratie apaisée, c’est-à-dire un délai de latence entre la proposition de nomination et la nomination effective, qui pourrait être d’une semaine, dix jours ou un mois. Cette pratique française de la nomination dans l’urgence, avec des ministres qui apprennent par la presse qu’ils sont nommés ministres, est un peu anachronique.
Le bureau de l’Assemblée a enfin lancé une réflexion sur l’usage de l’Indemnité représentative de frais de mandat (IRFM), cette fameuse enveloppe de 5 700 euros mensuels allouée aux députés pour couvrir leurs dépenses de mandat, trop souvent détournée pour financer le train de vie personnel (voir nos révélations sur Jérôme Cahuzac ou Pascal Terrasse). Comment assainir les choses ?
D’abord, je dois dire qu’un grand nombre de députés viennent me voir pour me poser des questions, en toute bonne foi : « Que puis-je faire de mon IRFM exactement ? » Je vais donc publier un Guide des bonnes pratiques, en liaison avec les autorités politiques et administratives de l'Assemblée, qui indiquera pour la première fois comment utiliser convenablement l’IRFM : pour le fonctionnement de la permanence, une kermesse, l’achat d’une coupe avant une manifestation sportive, etc. Il indiquera aussi ce qu’il est préférable de ne pas faire sur un plan déontologique.
Car juridiquement, on peut tout faire. Pour le Code général des impôts, « toutes les dépenses effectuées au titre de l’IRFM sont réputées conformes à l’intérêt général ».
Mais je vais recommander de ne pas utiliser l’IRFM pour acheter une permanence parlementaire, par exemple (voir notre enquête de 2011 sur le patrimoine immobilier que se constituent certains députés). Car les fonctions électives ne sont pas viagères ! Acquérir avec de l’argent public un bien immobilier, qui va ensuite rentrer dans le patrimoine privé, ça soulève une difficulté déontologique. Je recommande plutôt la location. Même chose pour le véhicule, d’ailleurs.
La difficulté avec l’IRFM, c’est que son montant couvre à peine les frais réels des députés de province qui n’ont pas de fortune personnelle et qui ne cumulent par leur mandat parlementaire avec un exécutif local. Ceux-là épuisent le montant actuel. Il faut donc remettre le système à plat, à mon avis avant la fin de cette législature qui doit préparer le « Parlement du non-cumul ». À partir de 2017, la loi sur le non-cumul va enfin entrer en vigueur ; la question des moyens financiers pour l’action des parlementaires va donc se poser. Il reste deux ans et demi pour trouver la bonne règle.
Que suggérez-vous ?
On pourrait imaginer de découper l’IRFM, avec une affectation par grandes masses : tel montant pour la permanence, tel autre pour le véhicule, etc. Pour ne pas donner cette idée d’un pot où il suffit de piocher.
Certes, mais ne faut-il pas surtout que l’Assemblée contrôle l’usage réel de cette enveloppe ?
Il faut une forme de contrôle. Mais la solution extrême qui a été adoptée par la Chambre des communes à Londres, celle d’un contrôle systématique sur notes de frais, me paraît difficile à mettre en place. En Grande-Bretagne, elle a entraîné une explosion du nombre de fonctionnaires, puisqu’il a fallu en recruter une centaine pour éplucher les notes de frais. Et ça n’a pas complètement tari les abus. L’idée serait de mettre en place un contrôle au moins sur les grandes masses…
C’est-à-dire ?
On affecte par exemple 1 500 euros pour la permanence parlementaire, 1 000 euros pour le véhicule, 1 000 euros libres pour les « faux frais », etc. Ce système permet de dire au député qui n’a pas décidé de se doter d'une permanence parlementaire, que 1 500 euros ne lui seront pas affectés.
Mais comment serait contrôlée, par exemple, l’utilisation des 1 000 euros supposément dédiés à la location d’un véhicule ?
Un système de notes de frais systématiques est lourd à mettre en place, du point de vue de l’Assemblée, comme du point de vue du député…
Certes, mais dans leurs entreprises, les Français conservent bien leurs factures, leurs tickets d’autoroute…
Je suggère plutôt un contrôle aléatoire, avec demande de justificatifs le cas échéant. Mais toutes ces pistes de réflexion sur l’IRFM sont personnelles et, pour le moment, ne constituent que des hypothèses de travail. C’est aux questeurs, qui sont chargés de cette mission, qu’il appartiendra de faire des propositions au bureau de l’Assemblée nationale (les questeurs sont les trois députés chargés par leurs pairs de gérer les finances du Palais-Bourbon – ndlr).
Les députés disposent par ailleurs d’une seconde enveloppe (jusqu’à 9 500 euros mensuels) pour recruter des assistants. Au premier semestre 2014, l’Assemblée a ainsi rémunéré 52 épouses, 28 fils et 32 filles de députés (voir la liste inédite de Mediapart). Compte tenu de l’ampleur du phénomène, jusqu’ici insoupçonné, ne faut-il pas interdire ces “contrats familiaux” pour prévenir les emplois de complaisance ou fictifs (voir nos révélations sur l'épouse de Jean-François Copé et celle de Bruno Le Maire) ?
La publication des déclarations d’intérêts des parlementaires, en juillet dernier, qui est venue assurer pour la première fois la transparence sur les noms de leurs collaborateurs, représente un vrai progrès. Mais la généralisation, ou plutôt la proportion très importante d’“emplois familiaux”, pose effectivement question. Il est certain que quand on peut éviter ce type de situation, il vaut mieux l’éviter. On peut toujours imaginer une règle de prohibition, mais cela me paraît aller un peu loin. En province, le “vivier” de personnes de confiance est parfois restreint. On ne peut pas exclure qu’il y ait des situations particulières où cela se justifie.
Mais justement, quand on atteint ces chiffres, on n’est plus dans le « particulier ».
Mon pronostic, c’est que la transparence autour des noms des collaborateurs va tarir le phénomène progressivement. Il faut voir comment cela évolue.
Certains députés salarient deux membres de leur famille. Pourquoi ne pas interdire au moins ce cumul ?
C'est aux électeurs de se faire une opinion. Les déclarations d’intérêts sont accessibles sur le site de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HAT) comme sur le site de l’Assemblée nationale.
Il n’est pas facile de se repérer. Les épouses portent parfois leur nom de jeune fille, les filles de députés le nom de leur mari…
Dans les circonscriptions, les électeurs savent bien ce genre de choses.
Quel est votre diagnostic sur les conflits d’intérêts des députés ?
Ça va mieux, ou moins mal. C’est un peu tout le paradoxe de la situation actuelle. On s’est doté, ces dernières années, de mécanismes visant à prévenir les conflits d’intérêts : mécanisme interne avec le déontologue de l’Assemblée nationale, externe avec la HAT. Les déclarations de dons et avantages, obligatoires au-delà de 150 euros, me permettent de voir passer un certain nombre de choses, comme les déclarations de voyages.
Donc, ça va mieux. Ça infuse, ça distille. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas être vigilant, qu’il ne faut pas resserrer encore le contrôle.
Il y a d’autres mécanismes qui pourraient être mis en place ou perfectionnés. S’agissant des conflits d’intérêts, j’essaie de faire un travail de veille législative pour repérer des amendements ou interventions en commission, où le député ne respecterait pas l’article 2 du Code de déontologie, qui l’oblige à demeurer indépendant, ou l’article 3, qui prévoit qu’il demeure objectif.
Êtes-vous intervenu auprès de députés en situation de conflit d’intérêts, à cause de leur siège dans un conseil d’administration d’entreprise, d’une activité privée de consulting, etc.?
J’ai eu l’occasion de conseiller des députés qui avaient des activités de conseil. Je leur ai recommandé de prendre une position qui garantisse le traitement en toute indépendance, et de manière objective, de tel et tel sujet.
C’est-à-dire ? Vous recommandez de ne plus prendre la parole sur tel sujet ? De ne plus défendre d’amendement ? De ne plus prendre part au vote ?
Non, je suis hostile à l’obligation de « déport ». Le député représente la nation. Faire peser une obligation de déport, ou même préconiser le déport, j’y suis résolument hostile. C’est transformer un député en eunuque, ou disons, en manchot. Il serait également dommage de se priver de compétences. En revanche, conseiller à un député, sur un sujet donné, d’adopter une position qui garantisse réellement son indépendance, cela rentre dans mes fonctions.
D’une manière générale, un député a tout intérêt à jouer la transparence, à dire à ses collègues : « J’ai eu telle ou telle fonction », « J’ai travaillé dans l’industrie du médicament », etc. Ensuite, ils sont assez vigilants entre eux, l’autocensure marche un peu.
S’agissant des députés avocats, parfois conseils de grandes entreprises, la sanction de leurs conflits d’intérêts éventuels se heurte au secret professionnel : personne ne connaît l’identité de leurs clients. Cette opacité ne pose-t-elle pas problème ?
Oui, mais on ne peut pas tout interdire… On reproche souvent aux députés et sénateurs d’être « hors sol ». La tradition républicaine des avocats députés a d’ailleurs donné parmi les meilleurs parlementaires.
Ne peut-on interdire aux députés avocats de cesser toute activité de conseil pendant la durée de leur mandat ?
Non, je ne crois pas. Le travail de veille législative que j’ai débuté peut être utile dans ce cas-là. Mais il faudrait que l’institution « déontologue » s’étoffe, pour le pousser encore plus loin.
BOITE NOIRECet entretien a été relu par Ferdinand Mélin-Soucramanien et légèrement amendé.
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