Son retour sur la scène politique nationale marqué par plusieurs passes d'armes avec Manuel Valls, par médias interposés, pourrait être perturbé. Selon plusieurs documents réunis par Mediapart, l’enquête portant sur les conditions d’attribution du marché du Grand Stade de Lille en faveur du groupe de BTP Eiffage apparaît aujourd’hui comme une possible épée de Damoclès judiciaire pour l’ancienne ministre socialiste et actuelle maire de Lille, Martine Aubry.
Les policiers de la PJ lilloise, qui enquêtent depuis deux ans sur l’établissement d’un faux document administratif ayant permis à Eiffage de décrocher le marché du Grand Stade, ont mis la main sur une lettre embarrassante pour Martine Aubry. Datée du 22 juillet 2008 et signée de sa main en tant que présidente de Lille Métropole Communauté urbaine (LMCU), cette lettre montre que l’édile socialiste a transmis, en connaissance de cause, le document frauduleux au cœur de toute la procédure judiciaire : un rapport d’analyse des offres finales pour la construction du Grand Stade, un juteux partenariat public-privé évalué à 440 millions d’euros.
Ce rapport, daté du 1er février 2008, attribue la meilleure note au projet du groupe Eiffage pour l’obtention du contrat. Seulement voilà, il est aujourd’hui considéré comme un faux grossier par la justice. En effet, le 23 janvier 2008, après un an d'études, le vrai rapport final des services techniques de Lille Métropole avait donné sa préférence au projet de stade présenté par le groupe Bouygues, beaucoup moins onéreux pour les finances locales.
Mais une semaine plus tard, en séance plénière, 82 % des conseillers communautaires ont voté pour le projet Eiffage, en s’appuyant sur un soi-disant nouveau classement plaçant Eiffage en tête. Pourtant, aucun élu n’aura eu accès au nouveau rapport d’évaluation entre-temps. La raison ? Le document n’existe pas. Du moins, pas à cette date... Et pour cause : il ne sera transmis que six mois plus tard par Martine Aubry, une fois l’affaire réglée.
L’enquête judiciaire a depuis permis d’établir que le rapport a été réalisé dans la précipitation au mois de mai 2008, suite à une demande de contrôle de légalité de la préfecture du Nord. Le 22 juillet, c’est donc en parfaite connaissance de cause que Martine Aubry transmet le rapport frauduleux aux conseillers communautaires.
Contacté, le cabinet de Martine Aubry se défend : « Martine Aubry n’a fait que transmettre aux élus une copie du document envoyé par Michèle Démessine à la préfecture. À aucun moment, elle n’a eu connaissance de l’existence d’un faux jusqu’à la révélation de cette affaire. » L’entourage de la maire de Lille précise : « Ce document a été signé automatiquement par la machine ! » Quant à la connaissance par Martine Aubry du caractère frauduleux du document, son attaché de presse explique que l’intéressée « ne vérifie pas toutes les dates des documents qui lui sont soumis et qui ont été visés par l’administration ».
En décembre 2013, un rapport de synthèse rédigé par un commissaire de la brigade financière de Lille citait déjà nommément Martine Aubry, parmi cinq personnes, comme ayant pris part à l’usage de faux sur lequel la justice enquête. Ce rapport, évoqué par le site Atlantico, ouvrait de facto la voie à une possible mise en cause judiciaire de Martine Aubry.
Son contenu ne laissait que peu de place au doute : « En l'espèce, le faux document est matérialisé par le rapport d'analyse des offres finales daté du 1er février 2008 (…) Il a engendré des conséquences quant à l'appréciation portée sur la procédure par les instances de contrôle (Préfecture du Nord, Chambre régionale des comptes...), par les élus communautaires et éventuellement par d'autres tiers. » Et d’enfoncer le clou : « Les élus ayant transmis ce document, et ayant participé à la délibération du 1er février 2008, ne pouvaient ignorer que ce document n'avait pas été rédigé à la date indiquée, car non communiqué lors de ladite séance à laquelle ils avaient participé. »
Tout a donc été fait pour une modification a posteriori du rapport d’analyse dans le but de faire correspondre le choix politique et le choix des services techniques de l’agglomération. C’est ce qu’atteste également le procès-verbal de la réunion du bureau du conseil communautaire du 1er février 2008, à laquelle assiste la maire de Lille. À l’époque, l’ancien premier ministre Pierre Mauroy est encore président de Lille Métropole.
Ce jour-là, le directeur général de services, Bernard Guillemot, évoque la nécessité de réaliser un nouveau rapport d’analyse final suite à leur vote favorable à Eiffage : « Le rapport de 75 pages doit donc être également modifié… Il faut alors que les élus fassent des propositions différentes parce que, dès la semaine prochaine, il est probable que nous aurons quelque recours et que nous serons amenés à joindre, au projet de délibération, le rapport qui vient à l’appui du classement. Très vite, il faut travailler ensemble pour produire le rapport correspondant à votre analyse et qui viendra en appui de la délibération. » Un tripatouillage en règle qui a incité les policiers à aller réclamer à la justice l’élargissement de l’enquête à des faits de favoritisme – en vain à ce jour.
Mis en examen en mai dernier, l’ancien chef du projet Grand Stade, Vincent Thomas, et l’ancien directeur-adjoint des grands équipements de Lille Métropole, Stéphane Coudert, ont tous deux reconnu que « les élus savaient qu’ils n’avaient pas le document à la date du 1er février », comme le montrent leurs PV d’audition. Des informations confirmées par l’ancienne vice-présidente communiste de l’agglomération, Michèle Démessine, placée sous le statut de témoin assisté, lors de son audition devant la juge : « Tout le monde savait que ce rapport a été établi après (le bureau du conseil communautaire) puisqu’il n’existait pas le 1er février. »
Comme l’avait déjà rapporté Mediapart, le vrai-faux rapport d’analyse final envoyé aux élus n’a été modifié qu’à la marge. Sur les 85 pages que compte le document seules deux phrases ont été modifiées concernant la qualité architecturale des projets, permettant ainsi à Eiffage d’obtenir une meilleure note que Bouygues. Un tour de passe-passe qui coûtera 100 millions de plus à la Métropole lilloise : le projet de Bouygues était bien moins cher que celui d’Eiffage.
À la tête du groupe UMP en 2008, Marc-Philippe Daubresse, député du Nord, confie aujourd’hui à Mediapart : « Nous avons attendu plusieurs mois que Mme Aubry nous transmette le rapport d’analyse final qui avait classé Eiffage en tête. Mais nous avons eu la surprise de découvrir que l’argumentaire qui avait fait pencher le choix vers Eiffage, ne se trouvait pas dans le rapport. Seules deux lignes avaient été modifiées ! »
Reste à savoir comment les conseillers de Lille Métropole ont pu aussi massivement voter pour le projet Eiffage, pourtant écarté par les services de la collectivité. Des soupçons de pots-de-vin se font d’ores et déjà jour – une lettre de dénonciation, signée, a même été envoyée en ce sens à la justice. Les enquêteurs ne sont cependant pas saisis de ces faits.
Pour ce qui est du faux, l’affaire paraissait donc entendue. Et voilà que contre toute attente, la juge d’instruction en charge des investigations, Fabienne Atzori, qui vient d’être mutée à la cour d'appel de Lyon, a décidé de classer son enquête le 11 août dernier, invoquant des faits de prescription qui surprennent la plupart des acteurs du dossier. Dans son ordonnance, la magistrate a ainsi estimé que le faux, dont elle reconnaît elle-même l’existence, a été réalisé dans un cadre « privé » – ce qui réduit les délais de prescription – alors que les investigations portent bien sur un marché public et mettent en cause les pratiques d’une collectivité locale.
Me Joseph Breham, l’avocat de l'élu lillois Éric Darques, partie civile et membre de l’association anti-corruption Anticor, à l’origine de l’enquête, ne décolère pas : « Un faux a été réalisé consciemment par les services techniques de la ville, puis diffusé par des élus, en pleine connaissance de cause. Le parquet a été des plus rétifs pour ouvrir une enquête et maintenant après deux ans d'instruction, deux mises en examen, un témoin assisté, on classe l'affaire pour un prétexte procédural. » L’avocat a saisi la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lille pour contester le classement du dossier.
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