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Des chercheurs dénoncent les entraves à leurs enquêtes sur le FN

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« Le FN n’est pas un parti comme les autres, et heureusement », s’est félicité Julien Sanchez, le maire FN de Beaucaire, lors de l’université d’été du FNJ, le 6 septembre. L’affirmation vaut également pour le rapport aux journalistes et aux chercheurs. Depuis deux ans, le parti lepéniste renoue avec une culture de l’opacité. Si plusieurs médias, dont Mediapart, se voient refuser l’accès aux événements du Front national, des chercheurs travaillant sur l’extrême droite sont eux aussi ostracisés.

Messages incendiaires, invectives sur Twitter, difficultés d’accès, impossibilité de diffuser des questionnaires, autocensure dans les médias : le sociologue Sylvain Crépon et l’historien Nicolas Lebourg racontent à Mediapart les difficultés qu’ils constatent dans leur travail sur et au Front national. Ces méthodes ramènent le parti vingt ans en arrière et révèlent l’impossible normalisation du FN. 

Maître de conférences à l’université de Tours, auteurs de plusieurs enquêtes fouillées sur le parti et ses militants (lire notre boîte noire), Sylvain Crépon a commencé son travail de recherche en 1993, en se penchant, dans le cadre de son mémoire de maîtrise, sur le FNJ, le mouvement jeune du FN. « Je faisais face à une certaine défiance, à un parti structuré de manière plutôt groupusculaire. Un jour on menaçait de me casser la figure, le lendemain on me traitait comme un vieil ami, les portes s’ouvraient et se fermaient. Ils soufflaient le chaud et le froid et exprimaient une grande virilité physique, c’était assez éprouvant. À chaque fois je ne savais pas quel accueil j’aurais. C’était assez compliqué, mais je pouvais enquêter », raconte-t-il à Mediapart.

Sylvain Crépon.Sylvain Crépon.

La scission de 1998 (entre le FN de Jean-Marie Le Pen et le MNR de Bruno Mégret) suscite de l'ouverture. « Les enquêteurs étaient très sollicités, car chacun voulait balancer, parler de l’autre plutôt que de soi », rapporte-t-il. Après l’échec cinglant de 2007, le parti lepéniste est en pleine traversée du désert et peine à contenir l'hémorragie de ses cadres et militants. « Parce que le FN était marginalisé, les portes se sont ouvertes. J’étais même sollicité », se souvient le sociologue. Elles s’ouvrent un peu plus encore lors de la phase d’ascension de Marine Le Pen. « Elle était largement favorisée par son père, il y avait des dissensions. Du coup, on est revenus à l’ambiance de la scission, où chacun voulait parler de l’autre camp », dit-il.

L'enquête de Sylvain Crépon parue en 2012.L'enquête de Sylvain Crépon parue en 2012.

Le sociologue se souvient de la phase d’intronisation de Marine Le Pen (2010-2011) comme d’une « période bénie ». « On m’ouvre toutes les portes, au FN, dans les formations, etc. J’ai de très bonnes relations avec les cadres. Les militants parlent de tout, se permettent de critiquer des positions de Jean-Marie Le Pen, ils louent la stratégie de “normalisation” de Marine Le Pen ». À l’automne 2011, la nouvelle présidente du FN lui accorde même un entretien. « Elle veut m’expliquer son désaccord sur le qualificatif d’extrême droite et me propose une rencontre. La discussion est ouverte, respectueuse, enrichissante. » De ce travail, le sociologue tire en 2012 une enquête inédite sur les militants, les cadres, l’état-major du parti. « Je reçois des dizaines de retours sur ce livre de la part de cadres et militants. Tous, à l’exception d’une personne, reconnaissent “un travail honnête”, “de bonnes sources”. »

Parallèlement, Sylvain Crépon est sollicité par les médias pour livrer son analyse. « Seule une de mes intervention me vaut alors des critiques d’un cadre national : une interview où j’établis la corrélation entre le faible niveau de diplôme et le vote Front national. Le FN diffuse un communiqué, j’ai ensuite une explication très franche avec ce cadre, à qui je démontre que c’est un fait sociologique, que des outils scientifiques l’établissent. Il ne bloquera jamais aucune de mes enquêtes. »

Les premiers soucis arrivent à l’automne 2012. Dans une interview, le chercheur explique que si certains éléments ont indéniablement évolué au FN et qu’une partie des nouveaux militants n’est pas d’extrême droite, le parti, lui, n’a pas rompu avec la logique d’extrême droite. « J’en explique les raisons : son orientation nationaliste, son programme, sa position sur l’immigration. Je reçois de violentes mises en cause par sms de Florian Philippot, mettant en doute mon impartialité, m’accusant d’être dans une démarche militante, de mentir, questionnant même ma présence sur le terrain. »

En représailles, le Front national publie ce tweet :

Florian Philippot explique alors au sociologue que ce sera le cas à chaque fois qu’il qualifiera le FN « d'extrême droite ». Le 3 décembre, même scénario avec l’historien Nicolas Lebourg, qui travaille sur les extrêmes droites :

Après cet incident, Sylvain Crépon rencontre Florian Philippot pour lui expliquer sa démarche – sa méthodologie, sa « neutralité axiologique » – et réaliser un entretien sur sa trajectoire et son engagement. « Cela a été difficile. J’ai subi un assaut de critiques, il était impossible d’avoir une discussion de fond, je devais me justifier. L’entretien sur sa trajectoire a été difficile lui aussi : même en proposant d’anonymiser certains éléments personnels, il se livrait peu », rapporte le sociologue.

Des cadres qui évoluent dans l’appareil depuis une vingtaine d’années se désolent de la réaction de leur vice-président. « Ils n’approuvent pas ses méthodes mais ils ne peuvent pas s’y opposer car il a l’oreille de la présidente, rapporte Sylvain Crépon. Au FN, il fait peur. Soit les gens refusent de parler de lui, soit ils disent “ça c’est off”. Pour nous, chercheurs, tout cela révèle beaucoup de choses sur le parti, sur sa crispation. »

Depuis, « après chaque intervention médiatique qui déplaît », le sociologue reçoit « des sms vindicatifs de Florian Philippot. Jamais je n’avais eu de retours systématiques, c'est inédit ». Exemple le 3 septembre : il explique au Figaro que les collectifs créés en nombre par le FN sont des « coquilles vides » dont les chiffres d'adhésion restent par ailleurs « impossibles à vérifier ». À peine l’article publié, il reçoit un sms virulent du bras droit de Marine Le Pen, qui se fend aussi d’un tweet :

Pour les artisans de la stratégie de « dédiabolisation » du parti, seul ce qui existe médiatiquement compte. « Florian Philippot ne s'intéresse pas à nos travaux scientifiques publiés, mais à nos interventions médiatiques. Il rejette tout ce qui contredit l’image qu’il souhaite donner du FN, ce qui touche à l’identité du parti, et ce qui relève de l’enquête », analyse Sylvain Crépon.

Nicolas Lebourg.Nicolas Lebourg. © Mediapart

Le qualificatif d'« extrême droite » est au cœur de la bataille sémantique de Marine Le Pen et son entourage. « Ce terme les rend fous. Les nouveaux arrivants comme Florian Philippot ont l'impression d'être ramenés à une sous-culture – Maurras, Barrès – qui a formé idéologiquement les cadres du FN mais qui leur est étrangère, raconte à Mediapart Nicolas Lebourg. On ne cesse d'expliquer que l'emploi de ce qualificatif dans la recherche n'est en rien péjoratif mais correspond à des catégories historiques et politiques. »

L'histoire des numéros deux du FN de Nicolas Lebourg, parue en 2012.L'histoire des numéros deux du FN de Nicolas Lebourg, parue en 2012.

L'historien, qui a commencé ses travaux en 2000 en se penchant sur les néonazis et les néofascistes, explique avoir « toujours eu d'excellents contacts avec l'extrême droite radicale » et affirme que « les groupuscules sont parfois plus simples d'accès car ils n'ont pas d'enjeux forts comme le Front national, qui est un parti ».

Il avance une autre explication au changement d'attitude du FN : « Dans les années 1990, le parti avait un comité scientifique, des universitaires, comme Jean-Claude Martinez, Bruno Gollnisch, Louis Aliot. Les cadres étaient de vieux militants du parti. Aujourd'hui ce sont des frontistes issus de catégories supérieures qui n'ont jamais collé une affiche et expriment un mépris vis-à-vis des journalistes et chercheurs. Il y a un manque de culture sur le milieu de la recherche et ses approches normalisées » (lire son analyse sur l'énarchisation du FN).

Nicolas Lebourg relate un épisode révélateur. En juin 2013, lorsque des chercheurs organisent un colloque sur les 40 ans du FN, Wallerand de Saint-Just, trésorier et avocat du parti, et Florian Philippot s'indignent qu'aucun responsable frontiste ne soit invité :

Florian Philippot n'en reste pas là. Dans un communiqué de presse, il fustige la « quinzaine d’experts auto-proclamés du Front National, pour la plupart davantage connus pour leurs prises de position militantes que leur travail de fond et de terrain » et qui « ne rencontrent jamais le moindre cadre ou militant du mouvement », selon lui. Il s'agace qu'ils n'aient « même pas eu la courtoisie d’informer le Front National de ce colloque, ni évidemment d’en inviter le moindre représentant ».

« On n'a jamais vu un colloque sur le PCF, le PS ou la démocratie chrétienne inviter les responsables des partis. Il ne s'agit pas de faire un débat télévisé », souligne Nicolas Lebourg. « Quelle est cette intrusion du politique dans le scientifique ? interroge Sylvain Crépon. Les cadres peuvent y assister, mais ils ne prennent jamais la parole. C’est un colloque où l’on réfléchit à l’ascension de l’objet Front national. »

Les chercheurs sont régulièrement la cible des critiques de responsables frontistes. En mars 2013, le vice-président du FN s'en prend au politologue Thomas Guénolé :

En octobre 2013, l'avocat du FN cible violemment Nicolas Lebourg, qui vient d'interagir sur Twitter avec un groupe antifasciste :

Mais pour ces chercheurs, les difficultés vont bien au-delà de tweets et sms rageurs. L’accès à Marine Le Pen est difficile, voire impossible. La chercheuse Valérie Igounet, auteure d’une méticuleuse histoire du Front national (Seuil, juin 2014), avait raconté à Mediapart avoir eu accès « à des documents écrits, internes et inédits » et avoir pu conduire « de nombreux entretiens », mais davantage avec « les anciens responsables du FN que les actuels », à l'exception notable de Louis Aliot.

« Marine Le Pen n'a pas voulu me rencontrer, affirmait l'historienne en juillet à Mediapart. Elle a invoqué un manque de temps, mais je lui en ai fait la demande à plusieurs reprises et je pense donc qu'il ne s'agit pas du tout d'un désintérêt. Mon livre revient sur la genèse du FN et elle ne voulait certainement pas se retrouver face à une réalité qu'elle dément sur certains points ».

Sylvain Crépon n'a lui aussi plus aucun accès à Marine Le Pen. La présidente du FN s'est par ailleurs opposée à la diffusion de ses questionnaires de recherche en 2013. Adressés aux élus et candidats aux municipales FN, ils visaient à les interroger sur leur origine sociale et leur trajectoire, sur la question des alliances (avec qui ? à quel prix ? à quel point ?), sur la capacité du FN à exercer ou non le pouvoir (à courte, moyenne et longue échéance), sur le qualificatif de parti d’extrême droite.

« J’avais, en amont, soumis mes questions à des cadres frontistes qui m’avaient conseillé de supprimer une question car “ça ne passera pas auprès de Marine” et de modifier deux autres. Mais en dernier ressort, et à deux reprises, la diffusion m’a été refusée par Marine Le Pen », raconte le sociologue.

Cette situation, et les messages de Philippot, ont contraint plusieurs chercheurs à une forme d’autocensure. « Lorsque j’ai voulu diffuser mes questionnaires, j’ai fait attention à la manière dont mes propos dans les médias pourraient être interprétés par les responsables du FN et s'ils pouvaient les contrarier », relate Sylvain Crépon. Le sociologue a par exemple fait retirer sa signature d’une tribune de chercheurs publiée dans Le Monde qui expliquait pourquoi le FN répond à la définition d’extrême droite. « L'autocensure, on la pratique tous, notamment pour ne pas compromettre un terrain que l'on compte explorer », admet Nicolas Lebourg.

Pour Sylvain Crépon, « on assiste à un paradoxe intéressant : les cadres historiques ouvrent le parti et les nouveaux arrivants, issus de la fonction publique, le ferment. Ce sont ceux qui sont venus pour mettre en place la stratégie de “normalisation” et légitimer le parti qui s'en prennent aux journalistes. C’est très révélateur ». C'est le cas, par exemple, de Philippe Martel. Le chef de cabinet de Marine Le Pen avait suscité une polémique en ciblant, dans le Point « ces connards de journalistes institutionnels » sur qui il faut « marcher » et qu'il faut « attaquer à mort ».

Pour Nicolas Lebourg, en adoptant des « attitudes groupusculaires » à l'égard de journalistes et de chercheurs, le Front national « donne l'image d'un parti fermé, arriéré, désorganisé, loin du parti professionnel qu'il souhaite devenir et de la crédibilité qu'il cherche à acquérir. S'il était rationnel, il ouvrirait ses archives et ses portes », estime le chercheur.

BOITE NOIRESylvain Crépon est sociologue. Il a suivi la génération « Le Pen-Maréchal » à ses débuts, entre 1995 et 2002, avant de devenir chercheur à l'université Paris-Ouest-Nanterre, puis à l'université de Tours. Il est notamment l’auteur d’une Enquête au cœur du nouveau Front national (éd. Nouveau Monde, mars 2012) et de La Nouvelle Extrême Droite : enquête sur les jeunes militants du Front national (L'Harmattan, 2006).

Nicolas Lebourg est historien, chercheur associé au Centre de recherches historiques sur les sociétés méditerranéennes, à l'université de Perpignan. Il a notamment publié Dans l’ombre des Le Pen. Une histoire des numéros 2 du FN (Nouveau Monde, 2012) et François Duprat, l’homme qui inventa le Front national (Denoël). Voir son entretien vidéo sur Mediapart en février 2014 (en deux parties, ici et ).

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