Frein à l’embauche, à la croissance… Depuis des années, le patronat claironne le même argumentaire pour en finir avec « les seuils sociaux », ces contraintes administratives, financières et sociales imposées aux entreprises quand leurs effectifs augmentent. Deux seuils lui posent un problème particulièrement insupportable : ceux de onze et cinquante salariés qui déclenchent la création des institutions représentatives du personnel, les IRP, soit un cauchemar pour l’employeur qui fantasme une succession d’obstacles à venir. Combien d’employeurs ont recours aux heures supplémentaires ou à l’externalisation pour échapper aux seuils alors que leur production augmente ? Combien se tournent vers la filialisation ou sous-déclarent leurs effectifs pour y échapper ?
Prête à remettre en cause l'un des fondements du droit à la représentation des salariés au travail, à se mettre à dos ses électeurs comme les syndicats, la gauche ouvre aujourd’hui un boulevard au patronat et fait sienne la marotte de Pierre Gattaz. François Rebsamen, à peine installé ministre du travail, a le premier allumé la mèche, au printemps dernier, en se prononçant pour un gel provisoire des seuils sociaux pendant trois ans, le temps que la croissance revienne. « Il faut ramener du réalisme et de la simplification dans la vie économique », expliquait-il, comme nous le racontons ici. Il ne faisait que préparer le terrain miné. Manuel Valls, François Hollande lui ont emboîté le pas, encore plus fermes. Dans une interview au Monde, le 20 août dernier, le chef de l’État insistait : « Chacun doit admettre la nécessité de lever un certain nombre de verrous et de réduire les effets de seuil. »
Voilà qui est clair, assumé, comme le cap libéral de l’exécutif. La réforme des seuils sociaux, intégrée dans « la négociation interprofessionnelle sur la qualité et l'efficacité du dialogue social dans les entreprises », sera l’un des dossiers les plus difficiles de la rentrée. Le gouvernement menace de reprendre la main pour légiférer si aucun terrain d’entente n’est trouvé d’ici la fin de l’année. Le temps est compté pour les partenaires sociaux. Divisés, ils ont déjà tenté en vain, entre 2009 et 2012, de s'accorder sur la question du dialogue social.
Si le patronat se frotte les mains, Medef et CGPME en tête, de voir l’un de ses vœux les plus chers sur le point d’être exaucé, les syndicats avancent divisés. Les contestataires, CGT (qui organise une journée d'action le 16 octobre) et FO, martèlent qu’il n'y a là rien à négocier. Mais le gouvernement sait qu’il peut compter sur la CFDT, son principal allié dans toutes les réformes conduites depuis deux ans, même les plus impopulaires. Laurent Berger, le dirigeant de la centrale réformiste qui était sorti du rang lorsqu'en juillet dernier, à cinq jours de la conférence sociale, il apprenait dans Les Échos le report du compte-pénibilité et l'annonce d'une réforme expresse des seuils sociaux (lire ici notre article), ne voit, aujourd'hui, plus de « sujet tabou » s'il obtient en contrepartie une meilleure représentation des salariés dans les toutes petites entreprises où elle est inexistante et une amélioration des parcours professionnels des représentants syndicaux, souvent hachés. C'est ce que le gouvernement pariait…
Sur fond de crise politique sévère et dans un climat social déjà très tendu, patronat et syndicats se sont donc mis autour de la table, ce mardi 9 septembre, au siège du Medef à Paris où ils avaient rendez-vous pour planifier l’agenda social des prochains mois et montrer les dents sur cette question ultra-sensible. Mais que recouvrent les seuils sociaux ? Par ces effets de seuils, notre Code du travail dissuade-t-il les entreprises d'augmenter leur personnel, comme on l’entend à longueur d’ondes ? Quel est l’impact d’un assouplissement ou d’une suppression des seuils sur l’emploi, le chômage ? Décryptage.
Qu’est-ce que les seuils sociaux ?
Les seuils sociaux fixent les obligations des entreprises en fonction du nombre de salariés. Une quinzaine de seuils déclenchent ainsi une centaine de règles concernant le dialogue social, la fiscalité… Les seuils de 11 et 50 salariés sont les plus importants.
À partir de 11 salariés, l’entreprise doit organiser des élections de délégués du personnel et leur accorder dix heures par mois, mais le patronat, dans ses complaintes, ne dit pas que deux tiers des entreprises ne respectent pas cette obligation ! À partir de 20 salariés, s’ajoutent une hausse du taux de cotisation pour la formation professionnelle, le financement en faveur du logement, l’embauche de 6 % de personnes handicapées. À partir de 25 salariés, un réfectoire est obligatoire si les salariés en font la demande.
À partir de 50 salariés, une trentaine de législations et réglementations supplémentaires tombent en rafale. Il faut un comité d’entreprise qui doit être consulté et subventionné (0,2 % de la masse salariale), un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), avec obligation de former ses membres, un plan de sauvegarde de l’emploi en cas de licenciement de plus de dix personnes, une prime de participation, des obligations comptables renforcées, etc.
Au-delà de 50 salariés, le comité d’entreprise doit être réuni davantage, une fois par mois (150e salarié), un bilan social réalisé (300e salarié). À partir de 1 000 salariés, il y a obligation de proposer un congé de reclassement au salarié licencié pour raison économique, de prévoir une salle de repos pour les salariés.
Les seuils sont-ils un frein à l’embauche, à la croissance ?
C’est l’argument déployé avec force et vigueur, depuis toujours, par le patronat. Le système français de seuils serait un carcan législatif et règlementaire qui entrave, décourage, mine l’entrepreneuriat. Argument largement repris et déployé aujourd’hui par le premier ministre Manuel Valls, qui veut que « les entreprises n'aient pas d'entraves administratives à l'embauche ». Un discours dans la droite ligne des rapports Camdessus (2004), Aghion (2007) et Attali (2008) pour qui les seuils constituent un frein à la croissance et à la création d'emplois dans une France qui compte une très forte proportion d'entreprises de moins de 20 salariés et une plus faible proportion d’entreprises de taille moyenne.
Pour le patronat, assouplir les seuils lèverait un frein psychologique à l'embauche. Le patron du Medef, Pierre Gattaz, parle de 50 000 à 150 000 créations de postes, l’IFRAP, un think thank libéral, de 70 000 à 140 000. De la poudre aux yeux ! L’assouplissement, comme la suppression, des seuils n’inversera pas la courbe du chômage. Les études sont rares sur le sujet mais toutes aboutissent à la même conclusion : un impact marginal sur l’emploi.
Celle qui fait référence date de 2010. Elle a testé l’ampleur de ces effets de seuil, en se concentrant sur les seuils de 10, 20 et 50 salariés, les plus importants dans la législation française et en se basant sur les déclarations fiscales et non sur les Déclarations annuelles des données sociales (DADS), qui offrent des chiffres encore plus précis. Elle a été réalisée par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), difficilement contestable, (vous pouvez la consulter ici dans son intégralité) et elle conclut à des effets globaux de « faible ampleur ».
Selon l'une de ses projections, l'effacement des seuils entraînerait ainsi une diminution de 0,4 point de la proportion d’entreprises de moins de 20 salariés et, en parallèle, elle permettrait d'augmenter la proportion d'entreprises entre 10 et 19 salariés et celle entre 20 et 250 salariés de 0,2 point seulement… « Ces effets sont ainsi loin de rendre compte des différences de taille d’entreprises entre la France et l’Allemagne, pour lesquelles d’autres explications doivent être recherchées », pointe l’INSEE.
Même les plus libéraux des économistes à gauche, comme Pierre Cahuc qui a l’oreille du président, relativisent l’impact quasi nul sur l’emploi de l’effacement des seuils. « Nous sommes tous assez d’accord pour dire qu’il n’y a aucun effet sur l’emploi ou alors un effet très marginal », confie Gérard Cornilleau de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Il prévient aussi qu’un lissage ou une suppression des seuils pourraient avoir des effets pervers : « Les postes créés dans les petites entreprises pourraient être détruits dans les plus grandes. »
Refonte à la marge ou réforme d’ampleur ?
« Aller vers un gel des sociaux sera très compliqué et risqué pour le gouvernement dans le moment politique actuel particulièrement inquiétant. Ils ont déjà reculé sur un certain nombre d’annonces zélées comme revenir sur les 35 heures ou taper sur les chômeurs. La tactique de Valls est de frapper fort et de montrer qu'il y a un cap mais il n'ira pas jusqu'à les supprimer », avance, sous couvert d’anonymat, une figure du monde social. Proche de François Hollande, il ne voit pas l’exécutif enlever les syndicalistes des entreprises et mettre à mal la protection sociale des salariés, mais penche plutôt pour un assouplissement à la marge, administratif, financier, « un dépoussiérage, une simplification de certaines obligations, donnant-donnant pour le patronat et les syndicats ».
Plusieurs seuils, modes de calcul… Le système est, il faut le reconnaître, d’une redoutable complexité. Il a cependant été assoupli lors de la loi de modernisation sociale de 2008 ou encore en 2013, lors de la loi découlant de l’ANI. Depuis 2013, les entreprises qui franchissent le seuil de 50 salariés ont un an de plus pour se mettre en règle, les hausses de cotisation formation ont été lissées sur plusieurs années au franchissement des seuils, etc.
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