« La justice nous prend de haut, alors on prend de la hauteur pour être à son niveau », expliquait Michaël, juché sur le pylône du rond-point de Saint-Brieuc, début juillet, où se sont succédé une dizaine de pères pendant plus d’un mois. Leurs tentes, démontées par la police et remontées par leurs soins, ont servi de bureau et de lieu de repos. Ceux qui « souffrent d’être privés de leurs enfants cet été » ont menacé de rester perchés durant la période des grandes vacances. Déplorant le silence de « Mme Taubira », Éric avait renchéri : « S’il faut rester trois mois sur le rond-point, on a la logistique pour tenir. L’été sera très très chaud, les papas en ont plus que marre. Moi je ne suis pas un terroriste, mais il y en a qui menacent de faire péter les tribunaux ! » Après 34 jours de roulement, les pères de Saint-Brieuc ont achevé leur action le 24 juillet, mais d'autres pères ont pris le relais en haut de cathédrales à Évreux la semaine dernière, et plus récemment, à Quimper, ce matin. Grimper sur une grue (en février), dans une cathédrale (déjà, à Orléans, en mai), sur un échafaudage de cheminée (à Grenoble, début juillet), ou sur un Mont-Saint-Michel en pleins travaux pour le passage du Tour de France (mi-juillet) : un nouveau mode non conventionnel de participation politique ? Serge Charnay, monté sur une grue en février et reçu quatre jours plus tard par la garde des Sceaux, en est devenu le symbole vivant. Et depuis, les coups d’éclat de ces pères qui réclament la garde alternée prolifèrent.
« Ils m’ont appelé à deux heures du matin pour me dire : “C’est bon, BFMTV est arrivé !” », avait relaté épuisé, début juillet, Philippe Veysset, porte-parole du collectif La Grue jaune créé le 20 février dernier et fonctionnant comme un outil de médiatisation. En véritable toile d’araignée, cette organisation sans statut juridique tisse des liens entre ces pères divorcés qui n'ont pas obtenu la garde de leurs enfants. La Grue jaune regroupe aujourd’hui 500 personnes, selon leurs estimations, soit une quinzaine d’associations de défense de la cause paternelle. Ses trois objectifs premiers sont « l’inscription de l’égalité parentale dans la loi, la résidence alternée de plein droit si les deux parents demandent la garde (loi 2002) et la déjudiciarisation des conflits familiaux ». Si Philippe Veysset insiste vivement sur la « souffrance réelle de ces papas », il reconnaît que « certains ont des problèmes avec la justice », mais le collectif se soucie peu du linge sale de ses adhérents. « On s’occupe assez peu du dossier des uns et des autres, je ne demande pas plus de renseignements que ça », précise-t-il. Lui-même avoue s’être barricadé avec ses enfants dans les années 1980.
La colère de ces pères englobe deux niveaux de revendication. Monter sur une grue est d’abord l’occasion de faire resurgir la situation personnelle de ces pères divorcés. Ils déploient des banderoles au nom de leur enfant, affirment être des « pères modernes qui savent faire la cuisine et le ménage, et changer les couches », exigent de voir leurs enfants « plus d’un week-end sur deux et la moitié des vacances », insistent aussi sur la détresse de « toute une famille », faisant allusion aux grands-parents paternels. Le sentiment d’injustice résonne comme un leitmotiv. Ensuite, leurs revendications ont vocation à interpeller la justice. Ils demandent l’application systématique de la médiation familiale, voire la déjudiciarisation du partage de la garde des enfants. Comme Jean, aujourd'hui en haut de la cathédrale de Quimper, qui réclame que les juges aux affaires familiales fassent en sorte « que les droits de visites soient respectés, et que les autres pères ne vivent pas ce que j'ai vécu ». Jean raconte que sa fille, aujourd'hui majeure, a décidé de « ne plus avoir de papa ». Pour lui, la raison de cette rupture familiale est due à l'État, qui ne fait pas respecter la médiation familiale. À la mi-juillet, ce dernier était présent à l'action avortée du Mont-Saint-Michel et regrettait déjà que « la décision à défaut consiste à fixer la résidence chez la mère ». Le collectif La Grue jaune a rassemblé ses membres le 9 juin dernier pour déposer « huit propositions pour l’égalité parentale et la résidence alternée » au ministère de la justice et de la famille, parmi lesquelles figurent, outre « la déjudiciarisation des séparations », « la création d’une autorité pour la reconnaissance et la réhabilitation des parents évincés », et, « d’office, la résidence alternée et l’autorité parentale conjointe ».
Des mères, comme Sophie qui a participé à la tentative ratée du Mont-Saint-Michel, se sont jointes au mouvement, insatisfaites « qu’aucune loi n’oblige un père à prendre ses responsabilités », et ayant espoir que la garde alternée soit imposée grâce à ces actions. De même, participant à l'action de Quimper ce matin, Sophie a déployé une banderole “résidence alternée = femme libérée” sur la cathédrale de Quimper.
Dans cette vidéo réalisée afin de médiatiser la mobilisation des pères à Saint-Brieuc, au milieu de la galaxie, tel un clin d'œil au cinéaste de La Guerre des étoiles George Lucas, la phrase suivante est déroulée : « Il y a des forces sur terre trop cachées pour être décelées, des complots trop vastes pour être découverts. » Contactée par notre rédaction, l’auteur de la vidéo s’explique : « Ce complot, c’est la volonté délibérée de nuire au droit des pères. Il y a des arrangements entre avocats avant les procédures car les avocats des pères refusent de prouver qu’on a raison. C’est tout un système : il y a une connivence entre les avocats et les juges. » La théorie semble diffuse parmi les pères, et la vidéo a été rapidement relayée par un membre de La Grue jaune vers une association européenne.
D’autres ardents protecteurs du droit des pères enrichissent leur discours d'une tonalité anti-féministe. Si les pères n’ont pas obtenu la garde de leurs enfants, c’est en raison d’un complot « bien organisé » internationalement. Nadine, de l’association Père Enfant Mère et attachée à la communication de La Grue jaune, amenait du ravitaillement au pied de la cheminée occupée de Grenoble. « On s’est bien relayés tout le week-end, ça leur fait du bien de voir des gens en bas », explique cette maman divorcée et engagée, avant de donner sa propre version des faits : « Comme on octroie plus de droits aux mamans, certaines se sentent toutes-puissantes et se servent des enfants comme d’une arme de chantage. »
Philippe Veysset, de La Grue jaune, porte des accusations plus précises : « On ne veut plus que les conflits soient réglés par des magistrates. » Un usage volontaire du genre féminin. Même schème de pensée pour Éric, l’un des organisateurs du mouvement de Saint-Brieuc : « Historiquement, quand on regarde la magistrature, on est à plus de 60 % de femmes. Elles viennent des ligues féministes radicales des années 1960, c’est pas un hasard si elles se sont retrouvées là, c’est un endroit stratégique, et on ressent un sentiment anti-masculin. La maman, elle, a le droit de tout dire, tout demander, le papa doit tout justifier. »
Les propos d’Éric, Nadine, Philippe, et bien d’autres, se ressemblent, et ils évoquent tous le principe du SAP, le « syndrome aliénation parentale », inventé par l’Américain Richard Gardner en 1985. Une des propositions déposées le 9 juin par La Grue jaune l’évoque comme un « délit d’emprise et/ou d'aliénation parentale déjà reconnu par la jurisprudence ». Or les thèses de Gardner ne sont ni validées par la communauté scientifique, ni inscrites au registre du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) – soit la bible des médecins –, ni reconnues par la jurisprudence française. Personnage trouble, assurant faussement être salarié de Columbia, et qui plus est accusé de diffusion de thèses pro-pédophiles, Richard Gardner n’a jamais reçu l’appui de scientifiques pour publier ses “ouvrages”. En France, il n’existe donc pas de délit d’aliénation parentale, mais l’article 373-2-11 du code civil « prévoit précisément que l'aptitude de chacun des parents à respecter les droits de l'autre constitue l'un des critères sur lesquels se fonde le juge aux affaires familiales pour prendre les décisions relatives à l'exercice de l'autorité parentale ».
Malgré des propos ressemblants, les pères interrogés se défendent de toute idéologie collective. « Ces déductions, je les ai tirées moi-même : les féministes sont aujourd’hui à des postes stratégiques. On voit bien que ce sont vraiment des extrémistes, vu leur image du père », précise Éric, qui se targue d’être un « électron libre » loin du dispositif associatif, mais bénéficiant pourtant de coups de pouce médiatique.
Le porte-parole de La Grue jaune, lui, qualifie le collectif « d’apolitique », de structure « naissante », réfute tout parallèle avec la Manif pour tous et ses Pères en colère (il aurait exclu quelques homophobes), et décline l’étiquette de masculiniste, pourtant accolée à plusieurs reprises au collectif ou à ses associations (lire ici). Sur France Inter, en juin dernier, le sociologue français Érik Neveu définissait « le masculinisme comme le fait qu'un certain nombre d'hommes s'organisent pour revendiquer (...) ce qu'ils jugent être un rétablissement de l'équilibre, en considérant que les conquêtes des femmes ont été trop loin et qu'on n'est pas dans l'égalité, on est dans une inégalité (...). Le masculinisme qui se développe, actuellement tout au moins, a souvent une connotation péjorative. Il est suggéré que c'est excessif, (...) et il y a effectivement un côté machiste dans ces mouvements masculinistes, d'où l'intérêt de faire une distinction entre des mouvements masculinistes qui revendiqueraient, au fond, une forme d'organisation patriarcale ou une suprématie masculine, et le fait qu'il puisse y avoir d'autres organisations, et/ou d'autres dimensions de réflexion conduites par des hommes en groupe, qui s'interrogent sur ce que c'est qu'être un homme, qu'être un père, qu'être un conjoint, dans un monde où les déséquilibres hommes/femmes se sont sensiblement réduits depuis une trentaine d'années ».
Patric Jean, réalisateur du documentaire La Domination masculine (2009), affirme avec vigueur que le complot (celui des masculinistes) est bien réel : « En France, ces pères ont copié dans les moindres détails les Fathers for Justice, ils s’échangent des idées et des infos. Les associations québécoises masculinistes leur ont conseillé de travailler sur la question des pères car ça passerait bien avec les médias, avant d’embrayer sur d’autres thématiques comme l’inutilité des lois encadrant les violences envers les femmes. Comme au Printemps des pères, où les affiches appelaient à la violence physique. »
Le Printemps des pères, le 20 mars dernier, visait à attirer l’attention sur la souffrance des pères privés de leurs enfants et réunissait à la fois des papas avec des t-shirts affublés de cœur et des hommes plus virulents. En témoigne l’affiche d’Adopteunmec.com, détournée subtilement pour « smash une débile ». Tandis que Philippe Veysset affirme à plusieurs reprises que le collectif de La Grue jaune n’a pas mis les pieds au Printemps des pères, le profil Facebook du collectif (Lagruejaune - Coparentalité pour tous), lui, affiche « présent » à l’événement (public) Facebook « Printemps des Pères, 21 mars 2013 ». On peut d’ailleurs voir les photos de cet événement sur le blog de Patric Jean, et La Grue jaune y est présente. On y retrouve aussi Éric (l’électron libre) et quelques associations du collectif, ainsi que Nicolas Moreno (monté avec Serge Charnay sur une grue) et Philippe Louvet, les organisateurs du Printemps des pères, que Philippe Veysset affirme pourtant ne pas connaître.
La Grue jaune n’a que cinq mois d’existence, mais d’autres formations de défense du droit des pères qui n’ont pas la garde de leurs enfants se sont illustrées bien avant à l’étranger. Premiers dans leur genre, les Fathers for Justice Canada ont pour vocation, depuis le début des années 2000, de « défendre et promouvoir la famille traditionnelle » et « briser l’omerta sur la situation d’injustice que vivent les pères ». Officiellement, ils « militent contre les politiques d’accès à l’égalité » et dénoncent également un complot : « le plan orchestré de destruction massive de la famille naturelle qui prévaut au Québec ». Véhéments, ils militent « contre les réformes sur le harcèlement sexuel » en dénonçant « la politique d’intervention en matière de violence conjugale, basée sur des mensonges et des statistiques farfelues ». Eux sont largement établis comme des masculinistes. Jean, de la section québécoise des Fathers, se réjouit des actions françaises récentes : « Il y a des choses qui bougent chez vous, on voit ça d’un très bon œil. La seule façon de faire, c’est des coups d’éclat. SOS Papa quand je les lis, sincèrement on vit la même chose. » D’une question rhétorique, il poursuit : « Y a-t-il un puissant lobbying qui tente d’empêcher l’égalité père/mère ? C’est pas l’égalité qu’elles veulent, les féministes cherchent la suprématie depuis le début. »
Les techniques d’action des Fathers for Justice (F4J) sont cependant plus originales. Durant leur « âge d’or » (entre 2004 et 2005), un grand nombre de leurs actions consistait à parader en tenue de père Noël, comme à Ottawa en 2005, où cinquante membres des Fathers se sont rendus au Parlement, déguisés en père Noël. Aujourd’hui, Jean n’a plus vraiment de poste au sein des Fathers for Justice Québec : « Moi ? Je décroche le téléphone. » Leur hiérarchie vient d’être démantelée afin de brouiller les pistes et « d'éviter les enquêtes judiciaires », avoue Jean. Le mouvement bat gravement de l’aile. En cause : le manque de financements, de bénévoles et de notoriété. Le fait d’avoir bloqué les populations en ayant investi la structure d’un pont, en 2006, aura valu à l’association un désamour presque mortel.
En Grande-Bretagne, les Fathers for Justice britanniques (autrefois alliés à leurs homonymes d’Amérique du Nord) sont, eux, en phase de réveil. Très actifs au début des années 2000, ils enchaînaient les actions coup de poing, se déguisant en père Noël, Batman ou Spiderman, ou en grimpant sur des grues et la grande roue de Londres. L’arrivée de Tony Blair et ses incitations au dialogue les avaient calmés pendant un temps… jusqu'en juin dernier. Déçu par cette phase de concertation avec l’État, Matt O’Connor, chef de file des F4J d’Angleterre, a accordé le 7 juillet dernier une interview au journal The Independent, qui n’est pas sans rappeler le ras-le-bol des pères français. « Nos groupes seront plus extrêmes, et certains d’entre nous iront en prison cette année, nous sommes à bout », menaçait-il. Aujourd’hui, ils délaissent leurs accoutrements héroïques pour s’en prendre aux œuvres d’art. Au début du mois, l’un d’entre eux collait une photo de son fils sur une célèbre peinture de John Constable. Le mois précédent un autre écrivait « Au secours » sur un portrait de la reine, à l’abbaye de Westminster. « Le mois dernier (juin), le groupe, qui fait campagne pour changer les lois et pour que les pères aient un accès facilité à leurs enfants, est revenu vers ses tactiques de guérilla qui l’ont rendu célèbre à ses débuts », constatait The Independent. En plus de réclamer un changement de loi, la garde partagée et la fin de toute discrimination envers les pères, leur souhait est de « mettre fin à la diabolisation et au dénigrement des hommes et des garçons dans la société ».
Philippe Veysset, le porte-parole de La Grue jaune, assure ne pas connaître « de Father for Justice ». De son côté, la branche québécoise des F4J suit de près les actions françaises, relaie leurs coups d’éclat sur son portail Facebook, notamment celles de SOS Papa, associé à La Grue jaune, et plaint les pères français : « Les juges français sont pires que chez nous ! Ils ne sont pas tendres avec les pères. » S’il dit les connaître, Jean, de F4J Québec, nie toute organisation internationale, mais avoue : « Avec les réseaux sociaux, il y a un véritable mouvement international, chaque pays fait sa grue. »
Comme les Fathers for Justice avant eux, la Grue jaune a-t-elle d’autres buts que la garde alternée et l’égalité parentale ? Pour le porte-parole, « le problème est plus vaste que la garde alternée, qui n’est qu’un point de passage pour rétablir l’égalité parentale. Pour l’instant, ce qu’on veut, c’est la division des responsabilités, mais pour moi, la garde alternée n’est qu’une étape. »
Le collectif La Grue jaune commence doucement à s’ouvrir à l’international. Pierre, à la fois membre du collectif et de l’association, est responsable du pôle étranger et tient minutieusement la liste de ses contacts. En première ligne, apparaît Peter Tromp, chef de la “Plateform for European Fathers”, résidant aux Pays-bas, qui met en relations toutes les associations de droit des pères en relayant leurs actions sur sa page Facebook. Pierre raconte : « Avec eux, on a des conférences régulières, plein de sujets sur la violence conjugale. Je leur poste des vidéos de nos actions à Orléans, Périgueux, etc. »
La liste, plus ou moins complète, des contacts à l’étranger de la Grue jaune s’étend donc à la Suisse, l’Irlande, la Belgique, la Suisse, le Portugal, l’Autriche, la Norvège, la Hongrie, la Grèce, l’Islande, l’Allemagne, le Royaume Uni, la Turquie et l’Italie. Y figurent des associations de pères divorcés, de droits des pères, des hommes victimes de violences domestiques, aux revendications tout aussi éparses que celles du collectif français. « Les femmes se sont super bien organisées au plan mondial, c’est un peu logique que les pères le fassent aussi ! » explique Philippe Veysset.
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