C’était depuis quinze ans une halte pour les proches des détenus avant d’entrer aux Baumettes. Au bout de la ligne de bus 22, en contrebas du centre pénitentiaire de Marseille (9e arrondissement), les « femmes de parloirs » trouvaient 35 mètres carrés où poser leur cabas de linge propre, prendre un café, discuter, régler un problème de permis de visite ou tout simplement s’abriter du mistral et des intempéries. Mais depuis le 1er août 2014, le petit local du Centre d’accueil des Baumettes (CAB) a baissé son rideau métallique. Faute de financements, l’association a résilié le bail et licencié un de ses deux salariés. À défaut de renflouements d’ici mi-octobre, Robert Bret, président de l'association, envisage le dépôt de bilan (lire en page trois).
« Le centre d'accueil remplissait une carence de l’administration en maintenant le lien qui doit exister entre la prison et la société », regrette Me Lionel Febbraro, avocat marseillais à l’origine d’une pétition pour le maintien du CAB. La loi pénitentiaire de 24 novembre 2009 reconnaît « le droit des personnes détenues au maintien des relations avec les membres de leur famille ». Dans les établissements pénitentiaires délégués au privé, c’est un prestataire rémunéré qui mène à partir d’un cahier des charges l’accompagnement des familles. « Comment expliquer alors que l’État – dans les établissements restant encore à gestion publique, comme les Baumettes – ne soit plus en mesure de financer pleinement une action s’inscrivant dans la loi ? » s’étonne Robert Bret, ancien sénateur et élu municipal communiste, dans une lettre envoyée le 25 mars 2014 au préfet de police de Marseille.
Un espace d’accueil des familles est prévu au sein du futur établissement Baumettes 2, qui doit ouvrir en 2017, afin « que l'enfant ait une vision apaisée et sereine de l'enfermement de son parent », expliquait son architecte dans Marsactu. Dans l’entrebâillement d’un portail gardé par un vigile, on aperçoit un gigantesque chantier, coincé au pied des collines des calanques. Deux bâtiments de béton gris percés de petites ouvertures sont déjà sortis de terre.
En attendant, c’est sur un bout de trottoir que les familles guettent l’appel, au milieu des couffins et des poussettes. Les visiteurs en profitent pour écrire au marqueur le nom de leur proche et son numéro d’écrou sur leurs grands cabas. Une femme glisse ses tongs dans son sac à main et enfile des chaussures à talon. Seul « luxe », quatre bancs que l'administration a fini par installer.
Le CAB a provisoirement trouvé refuge dans un petit local, percé en 2010 dans le premier mur d’enceinte des Baumettes. Les bénévoles partagent ces 20 m2, mis à disposition par l’administration, avec l'Association parents de détenus (APD). Ce mardi matin, les surveillants sont en retard. Ils débarquent à 8 h 10, précédés par le bruit de leur trousseau de clefs, pour ouvrir et inspecter rapidement les lieux. C’est rudimentaire – des toilettes, quelques chaises – et pour la confidentialité on repassera.
Pas de place non plus pour la ludothèque de l’association, alors qu’en 2013 le CAB a accueilli près de 4 000 enfants (sur un total de 29 200 visiteurs). « Cela montre bien l’indifférence ; c’est honteux que personne n’ait pensé aux enfants », s’indigne Araxie Gagachian, salariée de l’association depuis sa création en 1999. Elle a vu grandir pas mal de gamins. « En quinze ans, l’atmosphère de la prison, les possibilités d’accès, de regard extérieur se sont réduites », estime Araxie Gagachian. Et se retrouver dans un local pénitentiaire coincé entre deux murs d’enceinte ne faisait pas vraiment partie du projet associatif d’origine, pensé à la fin des années 1980 par des magistrats, des avocats et des militants des cités.
À l'époque, il était question d'héroïne et non de trafics de cannabis, mais le constat était déjà le même : l'absence de lieu-relais qui retienne les proches de détenus sur le point de sombrer. « Nous louions un minibus qui partait du centre social des Flamants (14e arrondissement) et amenait les mamans des Flamants, de la Busserine, des Iris, aux parloirs des Baumettes », se souvient Yamina Benchenni, éducatrice spécialisée de formation et militante d'extrême gauche. Les fondateurs imaginaient donc un lieu ambitieux, à l’extérieur de la prison, avec un espace pour les familles qui viennent de loin et sont obligées de dormir à l’hôtel. « Au départ, ils voulaient racheter un bar devant la porte des Baumettes qui s’appelait “On est mieux ici qu’en face”, mais on s’est heurtés à l’opposition des riverains, des organisations syndicales qui ne voulaient pas “avoir des voyous juste en face” et de l’administration pénitentiaire qui avait racheté le bâtiment », raconte l’ancien élu communiste Robert Bret.
Au fond du local, un petit carnet à la main, les visiteurs se pressent autour de deux bornes électroniques installées en août par l’administration pénitentiaire pour réserver les parloirs. Selon les statistiques officielles, le taux d'occupation de la maison d'arrêt des Baumettes atteignait 155,8 % au 1er août 2014, avec 1 865 détenus pour 1 197 places. Chaque prévenu a théoriquement droit à trois parloirs par semaine, chaque condamné à deux.
Mais pour espérer réserver un rendez-vous un mercredi ou un samedi, jours communs aux trois bâtiments du centre pénitentiaire, « il faut être devant les Baumettes aux aurores quinze jours avant », explique Nadine, 49 ans, qui habite Marignane. « À 10 heures le vendredi, tout est déjà parti », confirme une autre femme. Et lorsqu’il n’y a plus de créneau disponible, plutôt que de se faire engueuler, les standardistes des Baumettes ne décrochent tout simplement plus. « C’est l’enfer, poursuit Nadine. On y passe des journées entières. Il m’est arrivé de recharger mon téléphone portable deux fois sans les joindre ! » « L’administration pénitentiaire, c’est une porte fermée et un téléphone qui ne répond pas », résume Robert Bret.
Seules les associations permettent d’entrouvrir cette porte. Comme pour ces trois jeunes, venus de La Castellane (15e arrondissement) à l’extrémité nord de la ville, qui ont trouvé porte close pour leur double parloir de 8 h 45. Il est précisément 8 h 45 et ils trépignent. « Les surveillants sont juste derrière la porte mais il nous ont dit trop tard, alors que nous étions à l’heure. » Un coup de fil plus tard sur la ligne interne, le problème est résolu : ils rentreront au prochain tour de parloir, mais pour une demi-heure seulement. « L’administration décroche, car ils savent que nous avons un rôle régulateur », se félicite Robert Bret.
Trois fois par semaine, Nouara, 48 ans, traverse la ville depuis Grand Littoral (15e arrondissement) afin de voir son fils en préventive depuis un an et demi « pour une bagarre en récidive ». Le vendredi, elle passe trois heures dans les transports en commun uniquement pour réserver le parloir du samedi. C’est une « abonnée » du CAB où elle avait l’habitude de venir grappiller des nouvelles sur ce qui se passe en prison, prendre le café et se réchauffer. « L’hiver, ça va être l’horreur avec tous les enfants dehors », redoute-t-elle. Nouara a en poche les cartes électroniques d’une dizaine de proches de détenus qui travaillent, habitent loin ou ne peuvent se déplacer. Elle prend les parloirs pour eux. Chacun ses astuces, les minutes sont précieuses. « Je préfère le parloir de 8 h 20, il est un peu plus long. Le 8 h, des fois, ils le plient », confie avec un petit sourire une femme toute menue. Et quand le système des parloirs entre en collision avec la réforme des rythmes scolaires, cela devient un vrai casse-tête. Ce mercredi matin, Karima, 34 ans, est venue du centre-ville avec ses trois enfants. Le plus jeune a neuf mois. « J’avais oublié qu’il y avait école le mercredi matin cette année pour les deux aînés, dit-elle, ennuyée. Je ne sais pas comment on va faire car le samedi, c’est impossible d’avoir des parloirs. »
L’association aide aussi les proches à faire leurs premiers pas dans un univers carcéral méconnu. « Le public accueilli, ce n’est pas le grand banditisme, dit Robert Bret. Ce sont les plus vulnérables, les gens qui ne s’attendaient pas à cette épreuve et qui se retrouvent d’un coup marginalisés, marqués du fer rouge de l’infamie. Certaines femmes sont complètement épuisées par l’incarcération de leur fils ou de leur époux et auraient besoin d’un suivi. » Baya, 52 ans, se souvient qu’elle ne savait plus que pleurer lorsque son fils de 18 ans a été placé en détention provisoire, accusé de cambriolage à main armée. « J’étais perdue, ce sont eux qui m’ont pris le premier parloir, expliqué pour le linge, etc. », dit-elle. « Le fait de dire bonjour, de prendre un thé avant de rentrer au parloir où il y a l’angoisse, c’est humain… »
Car à l’extérieur, pour les proches, c'est la double peine. « On est condamnés comme eux, on n'a plus de dignité », dit Nadine dont le conjoint a encore dix-huit mois à tirer. D’abord financièrement : frais d’avocats, frais de transports, mandats, télévision, cantine, « en prison tout se paie », rappelle Nadine qui compte tout. « Les mandats, normalement, ça met 48 heures à arriver, mais, lui les reçoit en fin de mois, donc quand je n’ai plus de cigarettes après le 20 du mois, bien souvent, c’est lui qui m’en donne ! » raconte-t-elle. Baya, qui habite La Cayolle (9e arrondissement), une des rares cités du sud de Marseille, a quitté son travail de caissière pour s’occuper de son fils incarcéré et de ses deux autres enfants. La prison la ronge. « Vous n’avez plus de vie. J’ai vieilli, je ne mange plus, je ne dors plus, je me réveille en sursaut. Pourquoi a-t-il fait ça ? Qu’est-ce qui peut lui arriver là-dedans ? Et quand il va sortir, va-t-il arrêter ou vont-ils lui apprendre des choses pires ? » Son fils ne s’étend pas sur les conditions de détention, mais le linge qu’elle récupère chaque semaine parle pour lui. « Il a une odeur de moisissure pas possible, c’est horrible », dit Baya. « Une fois, une seule fois, il m’a dit : “Il y a un détenu qui décide de tout ce qu’on va faire dans la journée. C’est lui qui décide si on sort ou pas, si on va jouer au foot ou pas.” »
En octobre 2012, les contrôleurs qui avaient inspecté les Baumettes étaient revenus bouleversés : rats, cafards, crasse, inondations, fenêtres cassées, immondices, racket, passages à tabac, viols. Les Baumettes 2, avec une capacité de 573 places, ne résoudront qu’une partie du problème. Car la partie la plus vétuste et la plus dure, la maison d'arrêt des hommes (Baumettes 3), n’a quant à elle eu le droit qu’à quelques travaux de rénovation. Leila, la soixantaine, est sortie pour ne pas pleurer devant les autres. Son fils est en détention provisoire depuis deux ans au quartier d’isolement, celui réservé aux présumés violeurs, isolés pour leur propre sécurité. « Il est plein de cachets, il s’est automutilé et menace de se suicider », sanglote-t-elle, adossée au mur d’enceinte. En cas de risque suicidaire, l’association peut effectuer des signalements à l’administration, « mais c’est comme des bouteilles à la mer », dit Araxie Gagachian. Via l’association, Leila fait aussi passer à son fils des blocs de papier pour écrire ses demandes de remise en liberté. Et de la documentation sur l’ADN et sur la Cour européenne des droits de l’homme.
Une grand femme brune surgit comme une tornade dans le local, poussette à la main. Son « parloir » a été écourté car elle avait « oublié » une puce téléphonique dans son portefeuille. Elle est catastrophée : « C’est moi qui l’ai signalée au surveillant ! » assure-t-elle. Son permis de visite est suspendu en attendant un débat contradictoire. Elle ne verra pas son compagnon avant plusieurs semaines. Selon Robert Bret, de plus en plus de familles tentent de faire rentrer des produits illégaux lors des parloirs : argent, téléphone portable, clefs USB, shit, etc. Il évoque des cas de rackets, favorisés par la surpopulation et le sous-effectif de surveillants. Le SPS estime qu’il manque environ 60 surveillants sur 585 postes. « Il y a deux ou trois surveillants pour un bâtiment de 600 détenus, indique Cyril Antolin, 28 ans, secrétaire régional du Syndicat pénitentiaire des surveillants (SPS). Certains jours, nous ne pouvons même plus assurer les douches. Ça crée des tensions, avec des petits caïds qui font la loi. Les familles se font menacer à l’extérieur et sont obligées de faire rentrer de la résine de cannabis ou de l’argent. »
Depuis le début de l’été, le climat s’est encore durci au sein de la prison. Fin juillet, trois détenus ont été gravement blessés dans les douches avec un couteau à lame en céramique ; le 16 août, c’est un surveillant, agressé par un détenu, qui a eu les deux poignets fracturés. Selon les syndicats, de nombreux couteaux et matraques circulent toujours. Il seraient rentrés dans des colis lancés depuis le chantier du nouveau bâtiment. « En juillet, un week-end, près de 70 colis sont tombés dans la cours de promenade, nous en avons récupérés certains mais d’autres ont été remontés par les “yoyos” (des fils entre les fenêtres des cellules – Ndlr) », indique Cyril Antolin. Le centre se passerait donc bien de familles à cran en plus des tensions internes. « Nous représentons les familles donc nous sommes souvent taxés d’angélisme, remarque Araxie Gagachian. Mais si les familles n’arrivent pas à résoudre leurs problèmes, ce sont les détenus qui seront directement impactés et il risque d’y avoir des rébellions et des mutineries. »
En quatre ans, le centre d’accueil des Baumettes a perdu un tiers de ses subventions, passant de 84 000 euros versés en 2010 à 57 000 euros promis en 2014 (par la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, le département des Bouches-du-Rhône, le fonds interministériel de prévention de la délinquance, le Cucs). Et encore seuls 32 500 euros étaient arrivés dans les caisses début septembre 2014, selon l’association. « S’ils n’honorent pas leurs subventions, nous serons en situation de dépôt de bilan fin octobre », indique Robert Bret, président de l’association. Trois autres institutions, la ville de Marseille, la caisse d'allocations familiales (CAF) des Bouches-du-Rhône et l'administration pénitentiaire, n’ont pour l’instant pas renouvelé leur subvention. « Depuis quelques années, les subventions sont données uniquement sur des projets de moins de deux ans, soupire Robert Bret. On nous dit que les subventions n’ont pas pour objet de payer des loyers, qu’il faut se tourner vers le mécénat et les fondations. » L’ancien élu a donc arpenté la chambre de commerce et d’industrie de Marseille. « Mais, en terme de communication, pour une entreprise, les Baumettes, ce n’est pas très valorisant… »
Caroline Pozmentier, adjointe à la sécurité et à la prévention du maire de Marseille, indique que deux subventions seront votées lors du conseil municipal du 13 octobre 2014. « Nos subventions ont diminué, mais nous n’avons pas abandonné le CAB », assure-t-elle, en rappelant que l’association remplit avant tout une mission régalienne. L’élue indique que ses services ont donc demandé au CAB de « s’inscrire » dans les objectifs de la « stratégie territoriale et partenariale » du Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). L’un de ces objectifs est « le suivi personnalisé des populations précaires quand il y a un enfant primo-délinquant, de l’absentéisme scolaire », explique Caroline Pozmentier.
BOITE NOIRELes personnes citées ont été rencontrées le 2 et le 3 septembre 2014 aux Baumettes, à l'exception de Nadine, jointe par téléphone après avoir découvert son texte sur les « femmes de parloir » sur le blog de Bruno des Baumettes, un ancien détenu. Elle y parle du regard des autres, lorsqu'elle se rend aux Baumettes, dans le bus, dans le métro…
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