C’est le grand coming out libéral du gouvernement. Discours devant le Medef, seuils sociaux, travail du dimanche, contrôle des chômeurs, relance des partenariats public-privé, 35 heures : depuis dix jours, l’exécutif multiplie les déclarations prenant totalement ses électeurs à contre-pied. Le PS en est abasourdi. Même certains proches de François Hollande s’inquiètent d’une droitisation mal maîtrisée. Mais la majorité d’entre eux assume, heureux d’avoir enfin le loisir de dire publiquement ce à quoi ils ont toujours cru.
François Rebsamen est évidemment de ceux-là. Sa dernière sortie sur le contrôle des chômeurs n’est pas une surprise. D’abord parce qu’il n’a jamais été un spécialiste des questions sociales et que sa nomination au poste de ministre du travail est surtout une compensation à son échec pour la place Beauvau. Les risques de dérapages mal contrôlés – “Rebs” a dû rectifier ses propos et annuler un déplacement dans un Pôle emploi prévu mercredi – en sont d’autant plus élevés.
Surtout, s’il aime à rappeler son passage à la Ligue communiste dans sa jeunesse, l’ancien maire de Dijon et sénateur, cumulard assumé, revendique depuis de longues années sa proximité avec certains patrons de sa région qui l’ont convaincu, dixit Rebsamen, des « corsets » qui entravent l’économie française, de la manie à créer « des corps d’inspecteurs pour tout et n’importe quoi », et d’un Code du travail qu’il « faudrait expurger un peu ».
Avant l’été, le ministre du travail, nommé quelques semaines plus tôt, a raconté à des proches que trois responsables du bâtiment étaient passés le voir rue de Grenelle et lui avaient fait part de leur opposition aux nouvelles règles sur la pénibilité. Ce soir-là, Rebsamen a rapporté avoir tranché : « C’est fini, la fiche. Il faut ramener du réalisme et de la simplification dans la vie économique. » « Il faut être efficace et ne pas avoir de barrière idéologique », explique parfois Rebsamen en privé. Et s’il récuse l’adjectif « social-libéral », il assume que la politique de l’offre menée par l’exécutif le contraint à « avoir le patronat avec nous ». « On est dans la main du patronat quand on fait une politique de l’offre », a-t-il confié récemment.
Au sein de la “hollandie” historique, celle qui se réunissait en 2009 à Lorient quand François Hollande était au plus bas des sondages, ils sont nombreux à revendiquer une vision de l’économie enfin épurée de la « gauche XXe siècle » dont Martine Aubry est, à leurs yeux, l'une des représentantes. C’est par exemple le cas de Gwendal Rouillard, député de Lorient, proche de Jean-Yves Le Drian, l’actuel ministre de la défense. « Une nouvelle équipe expérimentée et courageuse, aux côtés de Manuel Valls, a été choisie pour réformer efficacement », explique-t-il dans un billet de blog intitulé « Ayons le courage de réformer ». À La Rochelle la semaine dernière, il affirmait déjà, cité par Le Monde, vivre « peut-être enfin la mutation du PS que j'espérais depuis tant d'années. Paradoxalement, c'est la plus belle semaine de la gauche française depuis que j'ai commencé à militer ! »
« Nous, on ne flotte pas. Cela n’a même jamais été aussi clair. Le discours de Manuel Valls devant le Medef, sur le fond, rejoint ce que François Hollande dit depuis longtemps », explique aussi un conseiller “hollandais”, qui rapporte que la réunion des amis de Hollande à La Rochelle a réuni 400 personnes vendredi dernier. De fait, le chef de l’État a tenu des propos assez proches depuis sa participation, dans les années 1980, aux « transcourants » du PS et sa campagne de la primaire faisait la part belle au soutien aux entreprises et au désendettement de la France. « On est aujourd’hui dans l’équilibre “hollandais” de la primaire », poursuit ce conseiller, qui admet tout de même un « décalage de forme par rapport à la campagne présidentielle. »
Preuve que le virage libéral assumé de l’exécutif n’est pas qu’une OPA de Manuel Valls sur le quinquennat de François Hollande. « C’est la ligne du président. La social-démocratie est une forme d’adaptation », explique un ami du président de la République, convaincu que le remaniement signe la victoire idéologique de son mentor sur le PS et le reste de la gauche.
Stéphane Le Foll, autre très proche de François Hollande, assume lui aussi d’incarner une gauche qui prend à revers une partie de sa base sociale. Régulièrement, il rapporte la même anecdote datant de la campagne de 2007 de Ségolène Royal. À l’époque, il a vu des ouvriers dubitatifs voire opposés à l’augmentation du Smic à 1 500 euros promise par la candidate socialiste. Le Foll y voit la preuve que les « vieilles recettes » ne fonctionnent plus auprès de l’électorat populaire.
« La gauche a la capacité à s’arc-bouter sur des symboles. Si on veut s’adresser aux couches populaires et moyennes, il faut aussi faire le tri entre les enjeux passés et ceux d’aujourd’hui », disait aussi, la semaine dernière, le ministre de l’agriculture, lors d’une rencontre informelle avec la presse à La Rochelle. Avant de glisser : « C’est quand même quand on a été le plus à gauche (sous Lionel Jospin – Ndlr) qu’on n’a pas été au deuxième tour…» Puis : « Il faut clarifier idéologiquement ce qu’on est en train de faire. »
Concrètement, le porte-parole du gouvernement, fidèle parmi les fidèles de François Hollande, estime, deux ans et demi après la victoire du PS à la présidentielle, qu’il faut enfin théoriser son action et mettre des mots sur la politique menée. Cela peut sembler insensé. De fait, dans les mots, c’est jusqu'ici la confusion la plus totale qui a régné : le président de la République mène une politique qu’il se refuse à définir, conforme à sa réticence profonde et fondamentale à penser son action (lire notre enquête sur le “hollandisme”).
Il a même été jusqu’à rejeter les références qu’il revendique aujourd’hui à contretemps : il a refusé se réclamer de Gerhard Schröder, avant de lui rendre un hommage appuyé, tout en oubliant que le chancelier SPD lançait ses réformes de dérégulation en bataillant à Bruxelles pour desserrer l’étau du déficit. Il a esquivé en 2013 l’appellation « social-démocrate », que son premier ministre d’alors, Jean-Marc Ayrault, reprenait à son compte, pour l’utiliser quelques mois plus tard, en janvier 2014, en annonçant un « pacte de responsabilité » qui n’avait pas grand-chose de social-démocrate tant les contreparties demandées aux entreprises et pour les salariés étaient quasi inexistantes.
Depuis le virage du pacte de compétitivité (et le CICE post-rapport Gallois) à l’automne 2012, les choix de plus en plus libéraux de François Hollande ont contribué à dévitaliser les mots choisis par ses proches, qui ne savent plus s’ils sont socialistes (ils sont de moins en moins nombreux parmi les ministres à encore utiliser le mot), sociaux-démocrates (le terme remporte un franc succès mais sans être toujours bien défini) ou sociaux-libéraux (peu s’en revendiquent, mais c’est surtout par crainte de braquer leurs militants). À La Rochelle, en fin de semaine dernière, plusieurs ministres confiaient leur trouble, sous couvert d’anonymat (lire notre reportage).
La confusion, et le malaise profond qu’elle engendre auprès de l’électorat de François Hollande, relève à la fois de la personnalité du président de la République, rétif à toute théorisation et adepte de la gestion au fil de l’eau, et de l’inadéquation évidente entre la politique menée et la campagne présidentielle, singulièrement le discours du Bourget. Plus personne ne la nie, y compris au cœur du pouvoir.
Parmi les proches de François Hollande, elle est même parfois assumée avec une légèreté déconcertante : plusieurs de ses conseillers ou de ses ministres ont confié ces derniers mois qu’il ne fallait pas avoir la naïveté de croire tous les discours de campagne. D’autres, moins cyniques, plaident l’état pitoyable des finances publiques et de l’appareil productif à leur arrivée au pouvoir – « pire qu’attendu » – et promettent que le décalage est moins idéologique que chronologique. Ils savent aussi les crispations provoquées par leur politique au sein des militants socialistes – tous, ou presque, reconnaissent que si le congrès du PS était organisé demain, les “hollandais” le perdraient –, mais ils restent convaincus que quand « les résultats viendront », les polémiques s’éteindront.
En attendant, une minorité d’entre eux confie désormais son malaise. Ce n’est plus seulement le cas d’amis et de compagnons de route de longue date de François Hollande, comme l’avocat Jean-Pierre Mignard (sur la nomination de Jacques Toubon), le syndicaliste Jean Grosset (sur les seuils sociaux) ou le directeur de théâtre Jean-Michel Ribes (sur les intermittents). C’est aussi le cas de certains ministres ou ex-ministres, “hollandais” revendiqués.
« Valls a une ligne clairement identifiée. Elle est social-libérale. Moi je suis social-démocrate. À côté de ce discours au Medef, il faut réaffirmer que notre objectif est que l’emploi et la croissance servent les objectifs de justice sociale et de redistribution. Ne parler que des entreprises est tronqué. La réforme ne suffit pas à elle-même. Oui il faut débloquer, simplifier, fluidifier. Mais être de gauche, c’est améliorer les services publics et la solidarité », confie un ministre important du gouvernement.
« Donner des gages au patronat, OK, mais pour aller où ? » s’interroge un autre ministre. Sous couvert d’anonymat, il confie son trouble sur la nomination d’Emmanuel Macron à Bercy (« pour être ministre, t’as même plus besoin de te colleter aux électeurs »), sur le manque de confrontation avec l’Allemagne pour emporter le rapport de forces européen, ou sur la stratégie dite de triangulation qui veut qu’un responsable politique chasse dans le camp adverse. « Penser qu’on va gagner avec un électorat de droite et se couper de toutes nos bases, c’est une erreur d’analyse », glisse ce partisan de longue date de François Hollande. Un jeune conseiller du gouvernement, lui aussi “hollandais” revendiqué, souffle pour seul commentaire : « “Hollandais”, je ne sais pas ce que ça veut dire. On n’a jamais été l’avant-garde mais on avait des valeurs. Là, la déprime est générale. »
Frédéric Cuvillier, ministre puis secrétaire d’État aux transports, a même publiquement justifié son départ du gouvernement, fin août. Parce qu’il n’a pas eu le grand ministère dont il rêvait, parce qu’il supportait difficilement de travailler avec Ségolène Royal, et parce que, dit-il, « le message des municipales n’a pas été entendu ». « C’est vraiment une séparation violente, blessante. C’est douloureux lorsqu’on a une forme d’idéal et qu’il est insuffisamment pris en compte », racontait-il en marge de La Rochelle à une poignée de journalistes.
Le maire de Boulogne-sur-Mer insistait aussi sur le péril Front national dans la région Nord-Pas de Calais : « Les Français sont prêts à comprendre les sacrifices, mais dans leur quotidien, le logement, les transports, l’aménagement du territoire, des régions souffrent. La désespérance est là. Et le prisme budgétaire n’a de sens que s’il s’accompagne d’une vision porteuse d’espoir. C’est ce qui permet de battre le FN. »
Pendant les années de vaches maigres, les partisans de François Hollande s’appelaient ironiquement entre eux le « club des 3 % » – le niveau de popularité de leur chef de file à l’époque. L’appellation pourrait resservir.
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