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Querelle d'auteurs autour de l'histoire du Paris gay

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« On attendait depuis longtemps une histoire du Paris gay. » Quand Michel Carassou, Nicole Canet et Christian Gury, trois spécialistes de la culture gay et lesbienne de l'entre-deux-guerres ont découvert dans le numéro de mai du mensuel Têtu un article sur Gay Paris, une histoire du Paris interlope entre 1900 et 1940, livre publié en mars 2013 par François Buot (Fayard), ils ont failli s'étrangler.

Par son titre, allusion limpide à une œuvre culte des “gays studies” américaines (Gay New York de George Chauncey, paru en 1994 aux États-Unis et publié en France en 2003 chez Fayard), l'ouvrage de Buot, biographe de Tristan Tzara, Nancy Cunard ou Hervé Guibert, revendique un statut de livre de référence. Sauf que Gay Paris s'inspire largement de certains ouvrages de Carassou, Canet et Gury déjà parus. Sans toujours prendre la peine de les citer.

Spécialiste du surréalisme comme Buot, Michel Carassou a publié dès 1981 le premier ouvrage d'ampleur sur la vitalité de la culture homosexuelle dans les années 1920 et 30, Paris Gay 1925. Coécrit avec Gilles Barbedette, écrivain et journaliste à Gai-Pied mort du sida en 1992, ce livre grand format, fruit d'un gros travail bibliographique, est riche d'une iconographie conséquente et de longs entretiens réalisés avec des témoins de l'époque : Daniel Guérin, historien libertaire et figure du militantisme homosexuel, mort en 1988 ; le comédien Jean Weber, décédé en 1995 ; la peintre lesbienne Hélène Azénor, morte en 2010 ; le poète Edouard Roditi, mort en 1992.

Dans Gay Paris, François Buot cite plusieurs fois le livre de Carassou (difficile de faire autrement). Mais à de nombreuses reprises, il “omet” de le faire, plus ou moins habilement.

Ainsi, plusieurs passages des entretiens avec Jean Weber et Edouard Roditi sont repris, mais sans que leur source ne soit indiquée. C'est le cas, par exemple, pp. 25 et 33.

Aux pages 132-133, Buot renvoie à un entretien avec Roditi datant du 18 novembre 1988. Mais il reprend en réalité des passages entiers de l'entretien figurant dans Paris Gay 1925 (cliquer sur l'image pour l'agrandir) :

Quand Buot cite Daniel Guérin (p. 35), il renvoie à un livre de Guérin et à un « entretien avec l'auteur »... alors que la citation est une fois de plus tirée de l'ouvrage de Carassou.

Un peu plus loin, le même entretien est dupliqué à deux reprises. Une fois sans référence, une fois avec un (faux) renvoi à une revue disparue, Sexpol :

L'entretien avec Guérin est à nouveau largement repris pp. 188-189, lorsque sont évoqués les camps naturistes du bord de Marne...

Quand on lui téléphone en cette fin de juillet, on trouve François Buot sur une plage du sud de la France. Il admet avoir repris l'entretien avec du Dognon (un autre témoin interviewé par Carassou et Barbedette) en « oubli(ant) » de citer sa source. « C'est une erreur de ma part : je ne l'ai jamais vu. »

Pour le reste, ses explications sont assez emberlificotées. « Guérin, Roditi : ce sont bien mes interviews ! je les ai faites… c'était il y a très longtemps. » Il admet ne pas avoir enregistré ces entretiens (« c'était des personnes âgées…», dit-il étrangement). Avec Guérin, qu'il n'a vu qu'une fois, il n'a pas pris de notes. Celui-ci lui aurait ensuite « renvoyé des textes ». Buot n'exclut pas que Guérin lui ait renvoyé des interviews déjà parues. « Il était coutumier du fait. » Il assure que Roditi « pouvait lui aussi parfaitement citer les mêmes formules » d'un interlocuteur à l'autre. Bref, tout cela expliquerait « quelques similitudes ».

Ce ne sont pourtant pas les seules. Ainsi, le long passage consacré à André Gide reprend plusieurs références et citations déjà présentes dans le livre de Carassou et Barbedette (les mêmes mots d'une lettre de Gide à Roger Martin du Gard, une allusion à l'Immoraliste écrit par Gide en 1902, un passage de la revue Fantasio intégralement repris, etc.). Dans d'autres chapitres, les extraits d'ouvrages cités figuraient déjà dans celui de Carassou il y a plus de trente ans (p. 26, p. 30, p. 34-35, etc.), parfois dans le même ordre.

Le mimétisme va jusqu'à la couverture, tirée d'un cliché d'un cabaret lesbien du boulevard Edgar-Quinet (remarquez sur les deux images la femme au monocle et nœud papillon...) :

Carassou estime donc que le livre de Buot « reprend la matière (thèmes, lieux, personnalités) » de son livre, mais aussi « le contenu des entretiens menés avec des témoins alors encore vivants, le travail de recherche et de documentation (nombreuses citations avec des coupes identiques), et des fragments (…) simplement recopiés ou maladroitement réécrits ».

Buot, lui, affirme surtout être victime de la « vieille haine recuite » de Carassou à son égard, qui lui en voudrait de « travailler sur les mêmes sujets que lui ». À la fin des années 1980, il était son étudiant. Les deux ont alors publié à deux ans d'écart une biographie du poète surréaliste René Crevel. « Il m'a doublé », accuse Buot. Carassou affirme au contraire que la bio de Buot s'inspire de la sienne...

Carassou n'est pourtant pas le seul à s'être insurgé après la parution du livre de Buot. Auteur de nombreux ouvrages sur Proust, Lyautey ou l'histoire de l'homosexualité, Christian Gury, avocat aux allures de dandy tout droit sorti d'un roman d'Oscar Wilde, se plaint de « démarquages » nombreux et dépeint Buot en « coucou se parant des plumes de paon des autres ». Il estime ainsi qu'un chapitre entier de son très érudit Excentriques et années folles, publié en 2010 (Non Lieu), a été « pompé ». En l'occurrence celui qui raconte les soirées enfiévrées d'un célèbre cabaret travesti de Montmartre, la “Petite Chaumière”. 

Le style de Buot est très différent. Mais dans le chapitre qu'il consacre au cabaret (p. 55 à 65), ce sont bien les mêmes auteurs cités (Willy, Carco, Jean Genet, Charles Étienne, Roland Dorgelès, Henri Massis, Hemingway, Élisabeth de Gramont, etc.), bien souvent les mêmes citations, coupées au même endroit. Au cours des dix pages, le livre de Gury est certes évoqué, mais une seule fois, au détour d'une note de bas de page.

Nicole Canet, Hôtels garnis (2012)Nicole Canet, Hôtels garnis (2012)

Autre auteure très en colère : la galeriste Nicole Canet, qui a signé plusieurs beaux-livres historiques sur la prostitution masculine. À plusieurs reprises, Buot cite certains des ouvrages de Canet. Mais selon elle, il « plagie allègrement » son dernier opus, Hôtels Garnis, Garçons de joie, Prostitution masculine – Lieux et fantasmes à Paris de 1860 à 1960, paru en 2012.

Difficile de ne pas lui donner raison. Sept extraits de rapports de police que Buot présente comme provenant des « archives de la préfecture de police » sont des décalques du livre de Canet. Pour les recherches préparatoires à son livre, la galeriste avait en effet missionné son coauteur Étienne Cance aux archives de la préfecture de police. « Certains dossiers que j'ai consultés n'avaient jamais été ouverts », raconte cet ingénieur retraité.

Sauf que Cance, qui n'est pas un historien professionnel, n'a pas recopié fidèlement les archives. Il s'en est plutôt… inspiré. « J'ai tricoté des résumés, fait des compilations », avoue-t-il. Des « compilations » pourtant citées in extenso par Buot comme si elles étaient le fruit de ses propres recherches… « Vingt-deux pages sur 285 du livre Gay Paris comportent des recopies mot à mot des textes d'Hôtels garnis », s'étonne donc Canet. « Il y a affectivement là une erreur de ma part. Mais ce sont des points de détails, on me cherche des poux dans la tête ! » rétorque Buot.

Il y a quelques semaines, l'avocat de Michel Carassou a entamé une démarche de conciliation avec Fayard, qui n'a pas souhaité répondre à nos questions. « On n'est pas très communicants », dit un cadre de la maison d'édition, qui affiche un désintérêt parfait pour la polémique et s'alarme surtout de ce « nouveau truc à la mode » chez les journalistes que serait, à l'entendre, la quête d'éventuels plagiats...

En attendant le résultat de la conciliation, il faut donc se contenter de cette curieuse morale de l'histoire, signée François Buot en personne : « J'ai le droit d'utiliser des recherches qui ont été faites, de citer les mêmes auteurs, de faire les mêmes entretiens… Où commence l'emprunt. Où s'arrête-t-il ? C'est une question de fond. Il n'y a pas de code de déontologie là-dedans. » De toute évidence, Buot sait de quoi il parle.

Les livres cités dans l'article :

Gilles Barbedette & Michel Carassou, Paris Gay 1925, éditions Non Lieu, 1981 (rééd. 2008).

Nicole Canet, Hôtels Garnis, Garçons de joie, Prostitution masculine – Lieux et fantasmes à Paris de 1860 à 1960, éditions Nicole Canet/Galerie Au Bonheur du Jour (2012).

Christian Gury, Excentriques et années folles, éditions Non Lieu (2010).

François Buot, Gay Paris, éditions Fayard (2013).

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Allo, j’écoute !


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