Nous avons souhaité confronter, dans un entretien prenant le temps d’aller au fond du débat, le ministre de l’intérieur à nos critiques sur l’attitude du gouvernement face aux manifestations de protestation contre la guerre israélienne à Gaza (lire ici notre lettre ouverte à François Hollande et retrouver là les vidéos de notre dernier “En direct de Mediapart”).
Puis, notre échange s’est élargi à nos interrogations sur la nouvelle loi antiterroriste, dont le durcissement malmène les libertés publiques (lire ici et là nos récents articles sur ce sujet). Enfin, nous avons profité de notre actuelle série (la retrouver ici) sur la légalisation du cannabis dans d’autres pays, pour questionner Bernard Cazeneuve sur la constante politique française de prohibition dont le bilan sécuritaire est à tout le moins discutable.
MEDIAPART. En pleine opération militaire israélienne à Gaza, vous avez interdit à plusieurs reprises ces dernières semaines des manifestations de soutien à la Palestine. Est-ce que le rôle de l’État n’est pas plutôt de garantir une liberté fondamentale – celle de se réunir et de manifester – tout en empêchant ceux qui veulent l’enfreindre parce qu’ils sont là pour casser ou provoquer ?
BERNARD CAZENEUVE. Je veux répondre sur le plan des principes et du droit. Reprenons les faits : 485 manifestations ont eu lieu à Paris et en province ; cinq seulement ont été interdites. Contrairement à ce que j’ai pu lire, ce ne sont pas le président de la République ou le premier ministre qui ont pris cette décision d’interdiction. C’est moi. Et je leur ai fait cette proposition pour des raisons que je veux prendre le temps d’expliquer et que j’assume.
D’abord, sur le fond, il est évident que la cause pour laquelle les manifestants se sont mobilisés était juste. Revendiquer pour les Palestiniens un droit à disposer d’un État, exiger que la guerre cesse à Gaza et que des enfants ne soient pas tués était une cause qui aurait pu justifier que toute la France fût dans la rue. J’ai moi-même beaucoup manifesté par le passé pour ces causes et je l’aurais fait de nouveau dans un autre contexte que celui des fonctions que j’occupe.
Il y a par ailleurs, dans l’organisation des manifestations, une responsabilité régalienne de l’État qui consiste à prendre toutes les dispositions pour éviter des débordements. En règle générale, cette responsabilité de l’État s’évalue notamment à l’aune de la capacité des organisateurs à assurer eux-mêmes le bon déroulement des manifestations qu’ils initient. C’est la raison pour laquelle l’immense majorité des manifestations déclarées ont eu lieu.
Mais la liberté de manifester n’est pas liberté de crier « Mort aux juifs ! » dans les rues de Paris ou de Sarcelles et de s’attaquer à des synagogues avec des cocktails Molotov. Il ne faut pas confondre la liberté de crier son indignation et le droit à commettre des délits qui ne sauraient exister dans la République. Car l’antisémitisme n’est pas un droit. C’est un délit. Or, qu’avais-je entre les mains ? Des éléments précis et concrets témoignant du fait que des synagogues et des commerces allaient être attaqués et que des actes antisémites seraient perpétrés.
Quels étaient ces éléments « précis et concrets » ?
Des appels circulant sur Internet, des affiches apposées sur des abribus à Sarcelles qui indiquaient qu’on allait descendre dans les quartiers juifs… Je ne voulais pas que ceux qui voulaient manifester, animés par un esprit de responsabilité et par un idéal de paix, voient leur démarche compromise par le comportement d’une minorité, aveuglée par la haine et par l’antisémitisme. J’avais donc un devoir moral d’interdire. J’ajoute que le ministre de l’intérieur est aussi celui des cultes. Le problème n’est certes pas exclusivement religieux, mais il peut y avoir des affrontements interconfessionnels. Et sur tous ces sujets, je dois être le ministre du respect et de la tolérance. Dès lors que je savais que des affrontements de ce type pouvaient avoir lieu, je devais les prévenir.
Par ailleurs, ces manifestations ont été interdites après qu’une première a dégénéré, à proximité de la synagogue de la rue de la Roquette, à Paris [le 13 juillet – ndlr]. Cela aurait pu aboutir à des violences extrêmement graves et à la mise à sac d’une synagogue s’il n’y avait pas eu des forces de l’ordre pour assurer la sécurité. Ce ne sont donc pas les interdictions qui ont engendré la violence, mais les violences qui ont engendré les interdictions. J’assume donc, encore une fois, cette position.
Est-ce que cela signifie, pour autant, que l’on superpose dans une pensée sommaire l’antisémitisme et l’antisionisme ? Non. Ce n’est pas du tout ma position. Je ne l’ai jamais dit et je ne le pense pas. Mais qu’il y ait des antisémites qui se dissimulent derrière l’antisionisme est une réalité. Il suffit d’aller se promener du côté de la Main d’Or [nom du théâtre de Dieudonné – ndlr] pour s’en rendre compte. Ne pas le dire serait une faute. Au bout du compte, j’interdis cinq manifestations sur 485 et voilà que ce que l’on condamne ce ne sont pas les actes antisémites qui ont justifié ces interdictions, mais les interdictions elles-mêmes…
Il y a des témoignages contradictoires sur les événements de la rue de la Roquette. Êtes-vous favorable à une commission d’enquête indépendante sur ces faits ?
Des gens ont été interpellés, pour certains déférés, incarcérés, jugés. Maintenant s’il y a une demande, par exemple des parlementaires, nous donnerons les éléments. Je n’ai aucun problème là-dessus.
Celui qui a signé en préfecture pour l’organisation des manifestations interdites, Alain Pojolat (du NPA), est aujourd’hui poursuivi. Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il y a le risque de réhabiliter une forme de loi « anti-casseurs » des années 1970, qui fut très critiquée en son temps par la gauche ? Il y a souvent des débordements dans les manifestations. Ce que la gauche a critiqué à l’époque, c’est que les conservateurs veulent en rendre responsables ceux qui les organisent, même s’ils ne sont pas auteurs des faits.
Nous sommes dans un État de droit. Je ne distingue pas l’application du droit selon les circonstances. Si je commence à considérer qu’il y a des principes qui doivent s’appliquer selon les interlocuteurs, les circonstances ou certaines appréciations politiques, alors il n’y a plus de fondements à la République, il n’y a plus de force pour les institutions dans l’énoncé des principes républicains.
Regardons les choses de près. M. Pojolat a décidé d’organiser une manifestation. Nous avons indiqué à M. Pojolat que des risques de débordements antisémites existaient. Nous lui avons expliqué pourquoi nous préférerions, dans la mesure où il était dans l’incapacité d’assurer l’encadrement de ces manifestations, comme d’autres grandes organisations savent le faire, que celles-ci n’aient pas lieu. Il est allé devant le tribunal administratif, il a perdu. Devant le Conseil d’État, il a aussi perdu. Ces manifestations ont malgré tout eu lieu et ont été à l’origine de violences. Il a donc enfreint la loi. Je ne vois pas pourquoi il devrait n’être comptable de rien devant la justice. Je suis ministre de l’intérieur : comment voulez-vous que je tienne un autre propos ? Il n’y a pas de loi « anti-casseurs ». Il y a une loi républicaine. Elle s’applique.
Est-ce que cela doit revenir aux manifestants d’organiser la sécurité d’un cortège ? N’est-ce pas plutôt la mission des forces de l’ordre ? Il peut y avoir des manifestations sans service d’ordre de la CGT, qui est l’une des « grandes organisations » dont vous parlez…
Bien entendu. Mais dans une démocratie comme la nôtre, l’interdiction de manifester ne relève pas d’une législation d’exception. C’est une possibilité prévue et encadrée par notre droit. Je savais ce qui risquait de se passer à Sarcelles, où on a brûlé une épicerie parce qu’elle était tenue par un juif. Comment se fait-il que des actes aussi abjects suscitent moins d’indignation qu’une interdiction destinée à éviter que ces actes ne se produisent ? Je peux comprendre tout le bruit de fond et les postures, mais ce qui compte pour moi, c’est la réalité.
Bien sûr qu’il y a ces actes antisémites, profondément répréhensibles. Mais nous voyons aussi, comme le montrent les rapports de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, que le racisme le plus ordinaire, le plus banal, cible dans notre pays nos compatriotes de culture, de confession ou d’origine musulmane…
Je ne veux pas rentrer dans ce raisonnement-là. Il n’y aurait qu’un seul musulman qui ferait l’objet d’une attaque raciste, que cela mériterait une indignation identique. Ce n’est pas le nombre qui doit faire réagir, mais le seul fait que la discrimination puisse exister, que ce soit à l’encontre d’un juif, d’un musulman, d’un chrétien... Je ne veux pas rentrer dans cette comptabilité-là, car je ne veux pas qu’on affaiblisse la République.
Est-ce que vous comprenez que les manifestants pacifiques, qui furent la grande majorité et qui ne sont donc pas comptables des débordements, aient ressenti ces interdictions comme une forme de discrimination ?
Quand nous sommes dans un contexte de haine et de violence, la responsabilité doit conduire à préférer la réalité aux impressions. Sincèrement, du fond du cœur, la réalité, c’est que je devais interdire ces manifestations, parce que le risque de débordements antisémites du fait de groupes incontrôlables existait. Je le dis d’autant plus facilement que j’étais en accord, sur le fond, avec la cause défendue par ceux qui se mobilisaient sincèrement pour la paix à Gaza.
En sortant le bazooka de l’interdiction de manifester, n’était-ce pas plutôt un aveu de faiblesse policier ? Puisque vous aviez des informations « précises et concrètes » sur ce qui allait se produire, pourquoi ne pas avoir mis en branle l’autorité de l’État pour empêcher les débordements tout en garantissant la liberté de manifester, ce qui aurait pu en outre ne pas entretenir l’idée qu’il s’agissait là de cortèges d’antisémites ?
Ce n’est en rien un aveu de faiblesse de l’État, au contraire. L’État, comme la police, a joué son rôle pleinement. Ce qui me choque, c’est que l’on ne reconnaisse pas qu’il y a un État qui a fait en sorte qu’il n’y ait pas d’affrontements à proximité des lieux de culte, d’atteintes aux biens et de dégradations dans l’espace public. Il est consubstantiel à l’autorité de l’État de pouvoir utiliser, dans des circonstances particulières définies par le droit, l’arme de l’interdiction de manifester pour éviter les débordements.
Où en sont les projets de dissolution de la Ligue de défense juive, d’un côté, et, de l’autre, de mouvements comme la Gaza Firm ou le collectif Cheik Yassine ?
Ils sont sur la table et examinés par la direction des libertés publiques de ce ministère. Je prendrai une décision en droit sur ces sujets parce que c’est la meilleure façon d’être puissant et solide dans l’affirmation des principes républicains face à ces groupes. Ce sera pareil pour tous les groupes qui appellent à la haine raciale. Quand la République peut être ébranlée par des risques de tensions, de conflits et de violences, le ministère de l’intérieur doit être d’abord la maison du droit.
Êtes-vous satisfait de la coopération franco-israélienne dans l'affaire “Ulcan”, cet hacktiviste se revendiquant de la LDJ qui a notamment piraté le site Rue89 et harcèle de manière abjecte plusieurs journalistes ?
Il y a des procédures engagées avec une grande détermination et fermeté de la part de la France. C’est la justice qui agit de façon indépendante. Tous les moyens de droit seront mobilisés pour faire en sorte que le droit passe. Je ne vais pas rendre public ce qui est fait, par respect des procédures en cours.
Les autorités israéliennes jouent-elles le jeu ?
Elles ont été saisies et le sont encore.
À la rentrée, un nouveau projet de loi antiterroriste sera présenté au Parlement. Il prévoit notamment la création d’un délit d’« entreprise individuelle terroriste », le blocage administratif de sites réputés pro-djihadistes et l’interdiction administrative de sortie du territoire pour certains candidats au djihad. N’avez-vous pas l’impression que nous sommes entrés dans l’ère de l’intervention policière et administrative avant même que les faits n’aient eu lieu, un peu comme dans le film Minority Report ?
Faut-il que j’attende que les actes aient été commis pour attendre que l’action publique s’enclenche et que le judiciaire prenne le pas ? Dois-je attendre qu’un nouveau Mehdi Nemmouche ait tiré pour agir ? Si c’est cela le sens de la question, ma réponse est très claire : non. Je n’attendrai pas. Mon rôle de ministre de l’intérieur est d’éviter que de tels actes n’aient lieu.
Le code pénal prévoit déjà des infractions préventives comme l’association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste.
Nous sommes face à une nouvelle réalité. Il y a près d’un millier de djihadistes français qui sont partis en Syrie, sont sur le chemin de la Syrie ou sur celui du retour. Sur le théâtre des opérations, on en compte aujourd’hui 380. Je fais en sorte de faire face à cette réalité en préservant la défense des libertés individuelles, qui sont le trésor de notre République. Sur le plan même des principes, si je devais d’ailleurs sacrifier le début d’une liberté sur l’autel de la lutte contre le terrorisme, ce serait une première victoire des terroristes sur notre modèle. Je ne le veux pas. À aucun prix.
Mon problème est celui du départ de ceux pour lesquels nous disposons de suffisamment d’éléments pour savoir qu’ils vont partir sur le théâtre des opérations terroristes et dont on sait qu’une fois qu’ils s’y sont rendus, leur aller sera sans retour. Soit parce qu’ils y auront trouvé la mort, soit parce qu’ils en reviendront détruits. Aujourd’hui, je n’ai pas tous les moyens d’empêcher ces départs. Lorsque ces jeunes basculent sous l’effet de la propagande terrifiante diffusée sur Internet, on les perd. Ils ne vont pas faire la guerre d’Espagne et se battre pour la liberté. Ils vont décapiter, crucifier, torturer. C’est cela, la réalité.
Je dois donc prévenir très vite ces départs. Le temps judiciaire n’a pas la temporalité nécessaire. C’est pourquoi j’ai décidé d’une interdiction administrative de sortie du territoire. Est-ce que cette interdiction est arbitraire ? Non. Elle intervient sur la base d’éléments précis qui témoignent que la personne va s’engager dans un acte à caractère terroriste. La personne incriminée peut se défendre. Elle peut saisir en référé la justice, qui statuera sur le bien-fondé de la décision de l’État.
Cela signifie que vous déclassifierez des éléments recueillis par les services de renseignements ?
Bien entendu. Nous le faisons déjà dans bien des affaires. Il nous suffit de mettre sur une « note blanche » les éléments qui motivent la décision. Et s’il n’y a pas tous les éléments, ce sera donc en défaveur de l’État et en faveur de la personne incriminée. Le juge peut casser à tout moment. Sur le plan juridique, je ne vois pas où est le problème en terme de libertés. L’avocat aura accès au dossier, j’y tiens. Et le juge administratif, qui est aussi un juge des libertés, statuera.
Le propre de la procédure judiciaire, qui est ici contournée pour l’interdiction administrative de sortie ou le blocage administratif de sites, c’est qu’elle est contradictoire et non secrète avant qu’une décision soit prise, pas après. N’y a-t-il pas une inversion des principes dans votre raisonnement ?
Non, mais il y a un problème de temps. Le juge judiciaire a sa temporalité et son indépendance, auxquelles je tiens viscéralement. Mais quand il y a des interceptions téléphoniques qui nous indiquent que la personne surveillée part demain, nous n’avons pas toujours le temps du temps judiciaire. Je ne peux donc pas attendre. Donc j’interdis la sortie du territoire. Si la personne s’estime injustement mise en cause, elle saisit le juge.
Ne prenez-vous pas là un cas extrême pour justifier d’une mesure générale ?
Non, ce n’est pas extrême. C’est mon quotidien. Tous les soirs, quand j’ai fini ma journée, je lis des notes qui me racontent ces départs, ces basculements. Il faut dire la vérité aux Français et prendre la mesure du sujet.
En août 2013, devant la conférence des ambassadeurs de France à l'Élysée, François Hollande s’est dit prêt à « punir » le régime de Bachar al-Assad. Ce n’est pas la guerre d’Espagne, mais, à l’âge des idéaux, il y a de jeunes Français qui vont combattre un régime qui a martyrisé son peuple et a utilisé des armes chimiques. Que faites-vous à part les stigmatiser en leur interdisant de quitter le territoire ?
Le président de la République ne peut pas être tenu pour coupable d’avoir dit des choses justes. Il a raison de dire qu’il faut combattre Bachar al-Assad. Mais tous ceux qui considèrent que le combat contre Bachar al-Assad a légitimé l’engagement aux côtés des djihadistes font une erreur de parallaxe. Aujourd’hui, combattre Bachar al-Assad et prévenir le djihadisme, c’est le même combat contre les atrocités, la barbarie, le crime, la torture. Ces combats-là ne sont pas divisibles. Aller crucifier, décapiter, tuer en nombre en Irak ou en Syrie ne relève pas d’un combat légitime, mais de la monstruosité que les plus grands humanistes ont toujours combattue. Il ne faut pas tout mélanger.
Que faites-vous pour accompagner ces jeunes à leur retour ? Aux Pays-Bas, par exemple, il existe des programmes de réinsertion et de dé-radicalisation. Mais en France ?
Mon plan antiterroriste ne se réduit pas aux mesures prévues dans le projet de loi. Il y a tout le reste sur lequel j’ai pris des circulaires pour mobiliser les préfets, avec les représentants des cultes, etc. Nous visons précisément à ce que ces jeunes aient un interlocuteur, une main tendue, une écoute. Dès le 27 avril 2014, j’ai pris une circulaire pour qu’à chaque fois qu’un jeune est signalé par ses parents, une association ou l’institution scolaire, un dispositif global à caractère préventif soit mobilisé autour de lui.
On peut basculer parce qu’on est en décrochage, qu’on a un problème d’emploi, de santé, de rupture familiale. Sur chaque territoire, nous mobilisons toutes les administrations et le secteur associatif pour lutter contre toutes les discriminations qui peuvent conduire ces jeunes à penser qu’il n’y a pas d’avenir pour eux. C’est quand vous n’avez plus rien à attendre, ni de l’école, ni de vos parents, qu’une idéologie très nihiliste de la mort peut conduire à basculer.
Nous y travaillons avec volontarisme avec la ministre de la justice Christiane Taubira : déradicalisation dans les prisons, formation des imams, travail de nos services de renseignement, éducation, réinsertion dans les prisons… Ces sujets ont pour moi, en termes de priorité, une acuité aussi importante que le projet de loi antiterroriste.
L’ONU a annoncé une enquête sur d’éventuels crimes de guerre de part et d’autre durant la guerre à Gaza. Des binationaux français revendiquent avec virulence sur les réseaux sociaux leur engagement militaire dans l’armée israélienne. Que ferez-vous à leur égard s’il est établi que l’armée israélienne a commis des crimes de guerre ?
Sur ce sujet, les mêmes règles doivent s’appliquer à chacun. S’il est établi que des Français, sur tel ou tel théâtre d’opération militaire, ont contrevenu au droit français ou international en vigueur, ils doivent être poursuivis. C’est ce principe qui doit prévaloir. Aujourd’hui, quelle est la juste position ? À mon humble avis, il n’y aura pas de paix dans cette partie du monde aussi longtemps que le droit pour Israël à sa sécurité ne sera pas reconnu et aussi longtemps qu’il n’y aura pas un droit pour les Palestiniens à disposer d’un État.
Cette position implique que les règles de droit soient respectées de part et d’autre dans le cadre légal existant. Sinon, on rentre dans des logiques où la paix devient impossible. Tous ceux qui aujourd’hui manifestent pour la paix en disant « mort à Israël» se trompent. Ces gens-là ne manifestent pas pour la paix, mais pour la guerre.
Ce ne sont pas les slogans dominants dans les rues françaises.
Nous avons commémoré le 31 juillet le centenaire de la mort de Jaurès. Quand on prend des décisions, on s’interroge quand même un peu sur les principes. On ne prend pas des décisions comme des brutes, mais en ayant réfléchi, pesé, sondé ses propres principes, réinterrogé l’Histoire. Ce qui m’a frappé, dans tout ce qu’a fait Jaurès et qui a conduit à son assassinat, est que toute sa parole a été une parole pondérée, mesurée, équilibrée, non par souci d’équilibre mais par le souci constant de la juste position et de la précision. Face à des situations de violence et de guerre comme celles que vit le monde, chaque mot doit être pesé, chaque acte évalué au trébuchet, car la moindre chose peut faire tout basculer.
En l’état de l’enquête sur la disparition de 52,6 kilos de cocaïne dans les scellés du 36 Quai des orfèvres, peut-on parler d’un problème systémique ou d’un simple ripou présumé au sein de la brigade des stups parisienne ?
Je ne vais pas conclure l’enquête alors même qu’elle se déroule. Elle dira la nature des actes, si le policier incriminé a bénéficié de complicités. Ce qui est le plus inacceptable et choquant, c’est que l’égarement d’un ou deux individus puisse porter atteinte à la réputation et au travail de dizaines de milliers de policiers qui sont de grands professionnels. C’est la raison pour laquelle il faut être intraitable. J’ai suspendu ce policier dès que les éléments sont apparus et j’ai enclenché une enquête de l’IGPN (inspection générale de la police nationale, ndlr) destinée à évaluer tous les aspects de la chaîne de décision et notamment les modalités de la gestion des scellés.
Vous avez demandé à l’IGPN de s’intéresser non seulement à la gestion des scellés, mais aussi au recrutement des agents, à leur formation, aux frais d’enquête, aux relations avec les informateurs. Pourquoi ?
Je souhaite un audit participatif qui engage les policiers, pour faire en sorte que cela ne se reproduise plus et que nous soyons dans une démarche de progrès. Qu’on ne s’arrête pas simplement à la culpabilité de tel ou tel, pour laquelle il y a par ailleurs une enquête judiciaire. Je souhaite qu’on vérifie tous les process, tous les dispositifs hiérarchiques, toutes les modalités de fonctionnement pour qu’à travers cette épreuve, le service monte en gamme et sorte renforcé. Les démarches ne peuvent pas être seulement punitives. Il faut aller au-delà : comment assure-t-on la sécurité des lieux, contrôle-t-on les entrées ? Le « 36 » ne peut pas être un endroit où on rentre et on sort sans un contrôle adéquat. Même s’il y a les Batignolles en 2017 [le futur siège de la PJ parisienne dans le XVIIe arrondissement – ndlr], il faut régler les choses avant le déménagement pour que cela ne se reproduise pas.
Votre prédécesseur, Manuel Valls, avait confié un rapport sur la police de demain, « la police 3.0 », à Patrice Bergougnoux, préfet qui a mis en place la police de proximité. Allez-vous enfin prendre en main la question des relations entre police et population sur laquelle la gauche était très attendue ?
Pour moi c’est un sujet essentiel, stratégique. Il concerne la relation entre la population et la police, mais aussi la modernisation des forces de police. Et ce par la mise à disposition d’équipements modernes notamment numériques permettant de fluidifier la relation avec la population, de faciliter l’élucidation des faits et d’accélérer les interventions de la police. J’ai eu un premier échange avec Patrice Bergougnoux le 17 juillet et je le rencontrerai à nouveau dans les prochains jours.
Ce rapport a-t-il vocation à être public ?
J’ai l’intention de faire un important travail pour moderniser la relation entre la population et la police. C’est un axe très fort de notre action, donc je le rendrai public.
Récemment, l’Uruguay et deux États américains ont légalisé et encadré la production de cannabis. Le New York Times vient de lancer une campagne éditoriale contre la prohibition. On a l’impression qu’en France, c’est un débat interdit. Sans préjuger du résultat, pourquoi ne peut-il y avoir un débat politique sur l’efficacité des politiques actuelles ?
Je suis favorable au plus large débat. Mais dans ce débat, j’ai ma position : je suis fermement hostile à toute dépénalisation.
S’il y avait débat, elle pourrait évoluer...
Je n’ai aucune psychorigidité, j’ai une position dictée par des éléments très objectifs. Aujourd’hui, il y a à peu près un million de Français qui consomment du cannabis, dont environ 500 000 jeunes de façon régulière (en fait, 1,2 million de consommateurs
réguliers et 550 000 usagers quotidiens, ndlr). Et les effets sont épouvantables : cancérogènes, psychiatriques, catastrophiques…
Ils sont « moins pires » que les effets de l’alcool ou de la cigarette, non ?
Ce n’est pas ce que les éléments dont je dispose montrent : cancers, troubles du comportement et effets psychiatriques, etc. Par conséquent, j’ai tendance à considérer que le rôle d’un État est de protéger, notamment sa jeunesse, de la consommation de produits dont on connaît les effets sur le métabolisme, la psychologie, la santé. Je peux comprendre que ce principe soit considéré comme un peu « old fashioned », mais, pour ce qui est de mes propres enfants, je leur déconseillerais le cannabis et les protégerais. Donc a fortiori, pour tous les autres.
Mais vouloir protéger la jeunesse française, c’est également l’argument des anti-prohibitionnistes qui constatent qu’après plus de 40 ans de politique répressive, la France est l’un des pays européens où la consommation de cannabis est la plus importante.
Le débat et la démocratie marchent ensemble. Donc, encore une fois, le débat et la confrontation des expertises ne m’ont jamais posé le moindre problème. Ma position est que les effets sont ceux décrits. Est-ce que la politique répressive suffit ? Non, je suis convaincu qu’il faut une politique de prévention très offensive à tous les niveaux de la formation des jeunes. C’est extrêmement important. Il faut démanteler les réseaux aux plans national et international. C’est une organisation du crime internationale très puissante qui dépasse largement les frontières.
Les réseaux mis à bas par la justice sont très rapidement remplacés, et policiers et magistrats ont l’impression de « vider la mer à la petite cuillère ».
Oui, mais ça ne peut être une raison pour ne pas nous attaquer à tous les réseaux du crime qu’ils concernent le trafic de stupéfiants, le blanchiment de fraude fiscale ou la fraude fiscale elle-même. Tous les grands sujets du crime organisé qui concernent des cartels puissants conduisent souvent à agir avec une petite cuillère, au moins au début.
Aujourd’hui, acceptez-vous cette idée que la politique de prohibition a nourri la criminalité sur le trafic de drogue, comme la tolérance à l’égard des paradis fiscaux a nourri le crime organisé ?
Non, prévenir et interdire tout ce qui est de nature à détruire des individus, dès lors qu’on ne se contente pas d’interdire, est le bon équilibre.
La fin de la prohibition n’est pas une licence à se faire mal. L’alcool, la cigarette, le port d’arme peuvent avoir des conséquences terribles. N’est-ce pas une question de stratégie et de régulation que l’État doit prendre en compte pour précisément lutter contre la criminalité et assurer la santé publique ?
C’est bien parce que c’est une question de stratégie et de tactique que chacun peut avoir sa position.
On peut d’ores et déjà faire le bilan d’une stratégie sur quarante ans. À Marseille, on le compte en cadavres. Le rapport de Daniel Vaillant, ancien ministre de l’intérieur socialiste, réclamait d’ailleurs en 2011 la fin de la prohibition.
Le ministre de l’intérieur que je suis a le droit de ne pas être d’accord avec Daniel Vaillant. C’est un très bon ami avec lequel j’ai des points d’accord, mais sur ce point je ne suis pas en accord avec lui.
Du Budget à l’Intérieur, vous êtes passé de la gestion comptable des contraintes financières de la crise à la gestion policière de leurs conséquences sur la société, ses désordres et ses injustices. Dans ce passage d’un ministère à l’autre, quel regard avez-vous sur notre société ? Cette société dont François Hollande disait en avril dans son discours d’hommage à Jean Jaurès : « Cela fait trente ans que des gouvernements (lui) demandent des efforts et qu’on n’en voit pas le sens »…
Je sens une souffrance, qui n’a que trop duré. La crise use, lamine, désespère. Il y a un besoin de sens, de perspectives, pour une société qui est très divisée, travaillée par des antagonismes et des haines. Je suis notamment ébranlé par la violence des propos sur la Toile. Il faut chercher à créer les conditions de l’unité autour de ce qui est essentiel, notamment de cette notion capitale en République qui est le respect. Donner du sens aux efforts, c’est faire en sorte que l’esprit de justice soit vraiment la boussole. Pour que les choses soient corrigées dans ce monde, et d’abord en Europe.
BOITE NOIREL’entretien a été recueilli au ministère de l’intérieur, place Beauvau, mardi matin 12 août. Il a duré environ 1 h 30. Il a été relu à sa demande par Bernard Cazeneuve et amendé à la marge, sur la forme.
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