Quantcast
Channel: Mediapart - France
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2562

L'épreuve de force de l'AP-HP pour fermer une unité des enfants cancéreux

$
0
0

L'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP, centre hospitalo-universitaire d'Île-de-France qui regroupe 37 hôpitaux) a finalement réussi à fermer l'unité d'oncologie pédiatrique (cancérologie) de l'hôpital Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine) le 8 août 2014. Une audience a eu lieu mercredi 13 août au tribunal administratif de Cergy-Pontoise, pour statuer sur la non-acceptation de cumul emploi-retraite de Nicole Delépine. Le jugement du 14 août 2014 a suspendu la décision de l'AP-HP : Nicole Delépine pourra donc reprendre du service. Une seconde audience, à la demande des parents, est attendue : elle vise la continuité des soins selon les méthodes du docteur Delépine. Le conflit entre médecins et administration n'est donc pas terminé.

Entre la police, les vigiles et le « burnout » de deux praticiens, les patients et médecins décrivent successivement des « méthodes policières », qui surprennent. D'autant plus que ce n'est pas la première fois qu'un bras de fer a lieu entre les praticiens et l'AP-HP. En novembre 2013, les urgences de l'Hôtel-Dieu mettaient la clé sous la porte malgré des mois d'une vive contestation. Puis l'hôpital Paul-Guiraud s'était vu imposer une réduction du nombre de lits en période estivale en dépit du désaccord du conseil municipal d'Orly, d'une grève du personnel et d'une confrontation par tribunaux interposés

© Ametist

À Garches, dans le viseur de l'AP-HP, il y a la désormais ancienne chef de service de l'unité d'oncologie pédiatrique, le docteur Nicole Delépine. Depuis des années, ses méthodes, qui ne suivent pas les plans cancer élaborés par le ministère de la santé, dérangent. La praticienne préfère s'appuyer sur le travail du professeur Gerald Rosen, cancérologue américain connu pour ses excellents résultats dans le traitement du cancer des os. « Son taux de guérison était meilleur qu'ailleurs et sa méthode permettait souvent d'éviter l'amputation du membre affecté, courante à l'époque. Je n'ai fait que l'appliquer », explique le docteur Delépine dans une interview reprise par Le Point

Nicole Delépine - capture d'écran du film « cancer... business mortel ? »Nicole Delépine - capture d'écran du film « cancer... business mortel ? » © Jean-Yves Bilien

« Je me base sur des techniques aux résultats éprouvés », assure-t-elle à Mediapart, « des chimiothérapies tout ce qu'il y a de plus classique sauf que je me focalise essentiellement sur la guérison des patients et non sur les essais thérapeutiques. » Problème, l'AP-HP affirme dans un communiqué d'avril 2014 que « les résultats chiffrés très favorables (80 % de survie à 5 ans d'enfants triés selon un protocole original) n'ont jamais été soumis à une évaluation par les pairs ou par un CPP (Comité de protection des personnes) et d'une publication dans les dix dernières années », comme l'imposent les recommandations de bonne pratique. 

Le débat médical n'a jamais été tranché. À plusieurs reprises, l'unité du docteur Delépine a menacé de fermer et s'est vue contrainte de déménager quatre fois : de l'hôpital Hérold à ses débuts dans les années 1980 à l'hôpital de Garches en 2006, en passant par l'hôpital Robert-Debré et Avicenne en Seine-Saint-Denis.

Dans un climat souvent conflictuel : en témoigne l'arrêt rendu en 2003 par la cour d'appel de Paris sur la plainte de diffamation publique portée par Nicole Delépine contre le cancérologue Thomas Tursz, à l'époque directeur de l'institut Gustave-Roussy de Villejuif. Ce dernier reprochait notamment à Nicole Delépine son « incompétence professionnelle », « sa malhonnêteté scientifique » et son « pouvoir de manipulation ». La Cour eut beau affirmer que « Thomas Tursz avait échoué dans son offre de preuves », la réputation de Nicole Delépine n'en est pas ressortie indemne. Et par ricochet celle de son équipe, qui aujourd'hui n'est guère enthousiaste à l'idée de se faire muter dans les autres hôpitaux de l'AP-HP. Mais au-delà de ce débat médical, ce sont les méthodes de l'assistance publique-hôpitaux de Paris pour résoudre le conflit qui étonnent.

Des rumeurs sur la fermeture de l'unité à la suite du départ du docteur Delépine bruissaient depuis longtemps, raconte Salwa Alkhallaf, médecin pédiatre à Garches : « On se doutait qu'au départ de Nicole, ils tenteraient de fermer l'unité. Déjà en 2012, ils nous avaient enlevé trois lits. Ces dernières années ils n'embauchaient plus de personnel et ne remplaçaient plus les départs. Mais ce n'est vraiment que fin avril que l'on a eu la confirmation de la fermeture... à travers les médias. On aurait certainement pu trouver une solution intermédiaire, au lieu de ça, tout s'est passé en dehors de nous, la machine était déjà enclenchée. »

La décision surprend le personnel, d'autant plus que « l'unité Delépine » s'attend, comme le prévoit l'article L6122-10 du code de santé publique, à une prolongation tacite de son service par l'Agence régionale de santé d'ici le mois de juillet 2014. Répondant aux questions de Mediapart, l'agence régionale de santé (ARS) Île-de-France affirme que « l'AP-HP n'a pas déposé de dossier d'évaluation de cette activité 14 mois avant l'échéance de l'autorisation, soit en juin 2013. En l'absence de dépôt de ce dossier d'évaluation pour le site de l'hôpital Raymond-Poincaré, l'ARS s'est assurée que l'AP-HP ne souhaitait pas poursuivre cette activité au-delà du 21 août 2014. » Mais l'AP-HP renvoie la balle à l'ARS, en affirmant que « l’ARS n’a pas sollicité l’AP-HP » pour qu'elle transmette « un rapport d'évaluation ».

Dans un communiqué du 30 avril 2014, l'AP-HP évoque aussi une autre raison de la fermeture : « Le départ à la retraite du Dr Delépine conduit à ne pas laisser subsister une unité qui ne respecterait pas les bonnes pratiques, au moment même où l’AP-HP affirme, dans son plan stratégique, son engagement d’appliquer les recommandations du "Plan Cancer III" » qui prévoit entre autres le « doublement du nombre d'essais thérapeutiques d'ici à 2019 ».

Fin juin, tout s'accélère. Pas une semaine ne se passe sans que les médecins ne reçoivent une lettre de l'administration leur détaillant la logistique sur la fermeture, le transfert des patients, le déménagement du matériel et l'intégration du personnel à de nouveaux services. La tension monte d'un coup avec la grève de la faim entreprise le 26 juin par les parents de quatre patients.

© Nicole Delépine

Reclus dans la chapelle attenante à l'unité de soin des cancéreux, les grévistes reçoivent deux fois par jour une visite du service médical d'urgence sur site. « Les propos désespérés de certains d’entre eux et les menaces de "passage à l’acte" nécessitent une surveillance bienveillante renforcée de la part de l’AP-HP », écrit dans un communiqué du 4 juillet le CHU d'Ile-de-France. Quelques jours plus tard, la force succède à la bienveillance. Plusieurs cars de CRS sont dépêchés par le préfet des Hauts-de-Seine pour déloger les grévistes afin d'« éviter tout risque de mise en danger pour eux-mêmes » et « des troubles susceptibles de gêner la bonne prise en charge de l'ensemble des patients de l'hôpital »La « bonne prise en charge » des patients de l'hôpital revendiquée par l'AP-HP va tourner court. 

Le départ en vacances d'un des quatre médecins spécialistes de l'unité d'oncologie pédiatrique marque le début du délitement de l'unité que semble souhaiter l'AP-HP. C'est l'engrenage : « quatre à huit » vigiles sont postés à l'entrée de l'établissement, « 24 h sur 24 » selon Nicole Delépine. Pour les médecins qui y voient une entrave à la liberté des visites et à leur circulation, la situation est difficilement supportable. « Ça m'a rappelé la Syrie des années 1980 », se remémore le docteur Alkhallaf.

Les vigiles à l'entrée de l'unité d'oncologie pédiatrique de l'hôpital Raymond-PoincaréLes vigiles à l'entrée de l'unité d'oncologie pédiatrique de l'hôpital Raymond-Poincaré © Nicole Delépine

Alors que la fermeture administrative de l'unité est prévue le 21 août 2014, la date est avancée pour, selon le CHU, « éviter que les enfants et les soignants ne soient mis en danger ». Une version fermement contestée par Sophie Masset, mère du petit Hugo en aplasie (diminution de la production des cellules sanguines pouvant survenir à l'issue d'une chimiothérapie) : « Ils ont décidé d’anticiper cette fermeture parce qu’il n'y avait plus d'oncologues. Mais ce sont les pressions et le harcèlement de l'AP-HP qui ont poussé les médecins au départ. »

Alors qu'elle doit assurer sa permanence, le docteur Barbara Markowska de l'unité de soins d'oncologie pédiatrique se fait contrôler par un des gardiens à l'entrée du bâtiment : « Le vigile m'a de suite réclamé mon badge, je lui ai répondu que mon badge était dans mon bureau et que je devais d'abord aller le chercher, j’étais déjà en retard de 10 minutes. J'allais entrer dans le bâtiment quand ce dernier m’a poussée violemment. Mon collègue a appelé le chef de garde pendant que le vigile discutait par talkie-walkie. Le responsable des vigiles s'est excusé et ils m'ont finalement laissée rentrer mais c’était tellement désagréable d'être poussé ainsi. » Barbara Markowska interrompt soudainement son récit. À l'autre bout du fil, le silence laisse place aux sanglots.

Le docteur Barbara MarkowskaLe docteur Barbara Markowska © DM

D'une voix entrecoupée de courtes respirations, la pédiatre reprend son récit : « Je ne suis pas un criminel. En 25 ans de carrière, je n'ai jamais vu ça, c’était vraiment abominable. J’étais vraiment pas bien, j’avais tellement mal à la tête, j’ai senti ma tension monter. Un médecin m’a examinée, ma tension avait effectivement monté, il m'a dit que j’étais incapable de travailler. Je n'ai plus revu ce vigile mais à chaque fois que je devais reprendre du service, je me sentais mal en passant devant le contrôle. » 

Sa collègue Salwa Alkhallaf n'a pas réussi à tenir jusqu'à la fermeture de l'unité le 8 août. Aujourd'hui encore, elle peine à raconter les dernières étapes ayant mené à son « burnout » : « Le lundi 21 juillet, on me dit qu'un spécialiste veut me joindre, mais j'étais trop occupée avec les patients. Le lendemain, un médecin se présentant comme un médiateur est venu. On a fait une réunion de trois heures. On a parlé de tout, des patients, de ce que l'on comptait faire après, puis à la fin, il a remis en question mes compétences dans le service. Il m'a dit “on a vérifié, vous n'êtes que pédiatre, vous n'êtes pas oncologue”. C'était humiliant, c'est vrai que je ne suis pas oncologue mais ça fait plus de 25 ans que je travaille dans le service du docteur Delépine. »

« Au fur et à mesure, ajoute le docteur Alkhallaf, je n'en pouvais plus des gens qui arrivent dans notre unité à l’improviste et qui me demandaient de faire des choses que mon devoir de médecin ne me permet pas, comme de partager les dossiers des patients sans l'aval des parents ou de prévoir des cures de chimiothérapie à l'hôpital Ambroise Paré alors que les parents refusent d'y aller. Le lundi 28, je me sentais épuisée, j’ai signé la lettre disant que je n'acceptais pas mon transfert à l'hôpital Ambroise Paré puis j‘ai annoncé que je prenais une RTT le lendemain. J'ai pris un rendez-vous d'urgence avec un psychiatre qui m'a reçue le 29 et là, il ne m'a pas laissé le choix, il m'a dit d'arrêter, d'abord une semaine parce que je ne voulais pas m'absenter trop longtemps, puis un mois. »

La semaine précédant la fermeture de l'unité, il ne reste plus que deux médecins dans le service. Le professeur Chevalier, qui se trouve à sa tête depuis le départ à la retraite de Nicole Delépine, organise leur départ. Mais son autorité est aussi contestée par les médecins de l'unité que par les familles des patients. « Il a refusé que les chimios se fassent à Garches, c’est lui qui gère le service et il n'est même pas oncologue, déclare la mère d'un des patients, Stéphanie Brisset, venue exprès de La Rochelle. « On a bien compris que sa mission à lui, c’était de vider le service au plus vite. »

La mère d'Hugo, Sophie Masset, n'est guère plus tendre : « Le professeur Chevalier avait pour objectif premier de fermer l'unité et non pas de soigner les enfants. La preuve : mon fils n'a pas vu d'oncologue les 48 heures précédant notre départ du service alors que je lui avais demandé de nommer un oncologue temporaire, c'était sa responsabilité. Au lieu de ça, tout a été fait pour qu'il n'y ait plus d'oncologue dans le service, pour permettre à l'administration de dire qu'ils étaient obligés de fermer l'unité pour assurer la sécurité des patients. »

Le 6 août, soit deux jours avant la fermeture définitive, le docteur Markowska doit quitter le service pour cause de « prescription abusive », selon l'AP-HP. « Depuis que je travaille ici, ça ne m'était jamais arrivé, déclare la pédiatre, interloquée. J'avais prescrit comme à l'accoutumée une troisième transfusion à un patient en aplasie alors que son hémoglobine était à 9 grammes au lieu de 13-14, cette décision est incompréhensible. On m'a dit que ma cure était abusive, que je voulais garder le patient dans le service. »

« “Madame, vous êtes suspendue de vos fonctions de médecin, vous n’avez pas le droit de parler aux patients, prenez vos affaires”, c'est ce que m'ont dit les quatre personnes qui m'ont convoquée, affirme Barbara Markowska. À ce moment là, les familles des malades sont venues, elles voulaient m’empêcher de sortir. Je ne voulais pas faire le grand bazar donc je suis descendue dans mon bureau. Je l'ai fermé à clé et deux personnes m’ont accompagnée jusqu’à mon véhicule. C’était des méthodes policières même si je n’étais pas menottée. Deux-trois malades sont venus et l’assistante sociale m'a accompagnée pour me dire au revoir. Les deux dames avaient les larmes aux yeux. »

Sur le plan judiciaire, alors que le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait rejeté le 16 juillet dernier la requête du collectif de proches de malades Ametist, un pourvoi devant le Conseil d'État est également en cours. « Nous espérons que la plus haute juridiction administrative française sera sensible à l'urgence de la situation pour statuer avant le 21 août », avait déclaré à l'AFP Jérôme Rousseau, avocat d'Ametist, une association de proches de malades. Mais depuis l'accélération de la fermeture, Jérôme Rousseau est inquiet : « Une fois que le service aura déménagé, il sera plus difficile de suspendre la procédure par le juge des référés. Ça risque d’aboutir à un non-lieu à statuer. »

Quant aux patients, ils ont été dispatchés dans plusieurs hôpitaux d'Île-de-France et d'ailleurs, avec la promesse de conserver les traitements démarrés par le docteur Nicole Delépine. L’AP-HP « présentera mi-septembre un premier bilan sur l’état de la prise en charge des patients de la file active de l’unité ». Certains parents se réservent toutefois le droit d'attaquer en justice l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris en cas de non-respect des promesses.

BOITE NOIRECet article a été édité le jeudi 14 août pour rajouter la décision du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, qui a donné raison à Nicole Delépine concernant le cumul emploi-retraite.
Toutes les personnes citées dans cet article ont été contactées entre le jeudi 7 et le mercredi 13 août. L'Assistance publique-Hôpitaux de Paris ainsi que l'Agence régionale de santé d'Île-de-France n'ont répondu à nos questions que via messagerie électronique. Contacté par l'intermédiaire du service de communication de l'AP-HP, le professeur Chevalier, chef de pôle à l'hôpital de Garches, n'a pas souhaité s'exprimer sur le sujet. 

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Browserleaks montre comment identifier votre navigateur web


Viewing all articles
Browse latest Browse all 2562

Trending Articles