« Ça aurait été plus simple de l'autoriser. » Ce soupir d'un CRS, au coin du boulevard et de la rue de Rochechouart, a dû rôder dans bien des têtes parmi ses collègues. Ce samedi après-midi à Paris, dans le quartier populaire de Barbès, la manifestation de soutien à la Palestine a réuni entre 5 000 et 10 000 manifestants selon les moments et les lieux. En dépit de l'interdiction prononcée la veille par la préfecture de police, avec l'accord de l'exécutif. Ceci pour empêcher d'éventuels « troubles à l'ordre public », au terme d'une semaine mouvementée (lire ici). In fine, et sans conteste, la stratégie gouvernementale s'est avérée un fiasco.
Prévenues par le maintien de l'appel à manifester annoncé par les organisateurs la veille, les forces de l'ordre mettront en œuvre un quadrillage policier progressif, mais vaste. Entre 14 et 15 heures, au carrefour des boulevards Barbès, Rochechouart et Magenta, la circulation est peu à peu bloquée par des cordons de CRS. Parmi les premiers arrivés, on compte beaucoup de jeunes et de femmes, pour partie venus de banlieue, qui arborent pour certains des tenues vestimentaires religieuses. Les slogans restent à tout moment politiques. « Résistance, de Paris à Gaza ! », « Nous sommes tous des Palestiniens », « Palestine vivra, Palestine vaincra ! » Seuls quelques « Allah Akbar » retentissent parfois, mais sporadiquement et du fait d'un ou deux individus.
La tension est relative, les jeunes se rapprochent des barrages policiers, et les dernières voitures circulent au compte-gouttes. Puis quelques jeunes montent sur un échafaudage pour brûler un drapeau israélien (deux autres le seront peu avant les échauffourées), avant d'en brandir un du Djihad islamique.
L'arrivée d'un cortège du NPA, peu avant 15 heures, permet de canaliser la foule. Il a été retardé par les multiples barrages tout autour du quartier, et sera rejoint ensuite par des militants d'Ensemble ! (anticapitalistes du Front de gauche) et du PCOF. Après discussion avec les policiers, ils organisent une marche sur le boulevard Barbès, malgré quelques mécontentements des premiers arrivés, plus ardents que la moyenne d'un rassemblement qui grossit considérablement.
Dans le cortège, qui s'étend sur près de 500 mètres, on retrouve, comme dimanche dernier, l'Union des juifs pour la paix (UJFP), on aperçoit le chercheur Julien Salingue (spécialiste du Proche-Orient) en pleine négociation avec les CRS, Sandra Demarcq, dirigeante du NPA, Youssef Boussoumah des Indigènes de la République, l'eurodéputé PCF Patrick Le Hyaric, ou Clémentine Autain du Front de gauche.
On aperçoit aussi plusieurs drapeaux français, agités ou portés sur les épaules, au côté d'un drapeau palestinien ou d'un keffieh. « C'est nécessaire qu'on le montre nous aussi, ce drapeau », explique une étudiante, avant de lancer dans la foulée un slogan immédiatement repris par un bout de foule : « On est Français, on a le droit de manifester ! » On croise aussi de jeunes couples avec enfant, de jeunes militants anarchistes, ou des retraités.
La foule est bigarrée et se répartit assez équitablement entre Blancs, Arabes et Noirs, les voiles et les foulards de différentes tailles cohabitent avec entrain avec les masques d'Anonymous et les distributions d'autocollants des militants de la campagne BDS (Boycott-Désinvestissement-Sanction), appelant au boycott économique d'Israël. Les discussions sont multiples entre ceux qui ne veulent pas être récupéré par des partis, et d'autres qui regrettent qu'ils ne soient pas plus présents, pour grossir et « respectabiliser » la mobilisation.
À Barbès, il n'y avait aucun drapeau communiste ou écologiste, en tout cas pas visibles. Un militant du NPA reconnaît que « la situation est freestyle, mais comme les CRS ne veulent pas nous laisser passer, on ne peut que rester ici, on ne va pas aller dans les petites rues… ». Pour lui, « il est impensable de laisser la rue. C'est comme pour les “Bonnets rouges”, ce sont avant tout des classes populaires qui se mobilisent ».
Vers 15 h 15, l'arrivée d'un cortège d'environ deux cents hommes en tee-shirt noir, et pour certains d'entre eux gantés et casqués, a un temps inquiété les manifestants déjà présents. En mode "club de supporters", ils tapent dans leur main sur l'air d'un chant de football (« La LDJ, la LDJ, la LDJ est une salope ! », en référence à la Ligue de défense juive). Puis entonnent une puissante Marseillaise. Avant de faire passer dans la foule des répliques de linceuls victimaires, comme on en voit beaucoup ces temps-ci à Gaza.
Incrédules, certains se demandant s'il s'agissait de « dieudonnistes » ou de « soraliens », les manifestants plus "traditionnels" prennent davantage de distance et se regroupent à une station de métro et à quelques centaines de mètres de là, à Château-Rouge (à côté du quartier populaire de la Goutte-d'Or). Ce sont les mêmes qui, une demi-heure plus tard, seront à l'origine des débordements.
Beaucoup sont aussi remontés par l'interdiction de manifester, vécue comme une humiliation, et qu'ils raccrochent à un changement de politique internationale opéré par François Hollande, un alignement sur les positions de l'État hébreux. « Israël assassin, Hollande complice ! » aura été de loin le slogan le plus entonné, avant que n'éclatent les premières bombes lacrymogènes. Bloqués par un nouveau cordon de policiers, plusieurs militants de la cause palestinienne, ainsi que le service d'ordre du NPA, discutent avec les CRS pour essayer de négocier une sortie de cette souricière policière que n'aurait pas reniée le Jules Moch de la grande époque. Mais aux alentours de 16 heures, en quelques minutes, la situation a dégénéré.
La tension monte rapidement devant le barrage de CRS. Ceux-ci subissent immobiles les premiers jets de pétards, dans l'impossibilité légale de transformer un rassemblement statique en manifestation, puisque interdite. Alors en milieu de cortège, l'auteur de ses lignes n'a pas assisté à la scène, ainsi racontée par Willy Le Devin, pour Libération :
« Vers 15 h 40, et c’est le début de la troisième mi-temps (…). Soudain, des groupes extrêmement équipés et organisés ont commencé à fendre la foule pour monter au contact des CRS. Ils avançaient en ligne, le visage couvert. À l’évidence, ils n’avaient rien de militants venus défendre la cause palestinienne. Certains arboraient des tee-shirts du virage Auteuil, une tribune du Parc des Princes. Un étrange service d’ordre s’est alors déployé pour empêcher que ces groupes n’en viennent aux mains avec les policiers. Au départ, il fut efficace. Mais quelques jeunes, montés sur un conteneur, commencèrent à jeter de gros pétards sur les forces de l’ordre. Un, puis deux, puis trois. Les CRS ont répliqué par de premières capsules de gaz peu avant 16 heures. Dès lors, c’en était fini de toute manifestation et le XVIIIe arrondissement s’est transformé en vaste champ de bataille. »
Les premières grenades lacrymogènes sont lancées, et le gaz se propage à l'ensemble du rassemblement. Méthode classique de post-manif dispersée sur grande place. À la légère différence que la manif n'était pas dispersée (elle était même assise en sit-in). Quant aux voies d'évacuation, alors que le métro était fermé, elles prenaient la forme de petites rues commerçantes, souvent barrées par d'autres filtrages policiers. Les ruelles de la Goutte-d'Or auront même été le cadre d'affrontements.
La très grande majorité des manifestants aura continué sa route, certains marchant pacifiquement à quelques centaines vers Châtelet (au centre de Paris). D'autres rejoignant le parvis de la gare du Nord, où un gros millier de personnes n'ayant pu accéder à la manif s'est rassemblé ; d'autres se repliant près du pont des voies ferrées, dans la Goutte-d'Or ; d'autres enfin errant par poignées dans Montmartre, seule échappatoire possible vers le nord-ouest de la capitale.
Comme pour rappeler un bien plus ténébreux et sinistre décompte à l'origine de la mobilisation parisienne, la soirée aura été rythmée sur les chaînes infos par l'évolution du bilan de la manifestation interdite. À 21 heures, il était de 38 interpellations, et de 14 policiers blessés. Plusieurs affrontements "jets de pierre contre lacrymos" se sont éternisés jusqu'en fin de journée, autour du carrefour de Barbès. Quelques poubelles et deux voitures ont été vues brûler sur les boulevards.
Dans un communiqué (à lire ici), les organisateurs de la manifestation parisienne dénombrent aussi « au moins 20 manifestants blessés et souffrant de troubles respiratoires, notamment des femmes et des enfants ». Et accusent la stratégie de maintien de l'ordre de la police : « À Gare du Nord, le rassemblement s’est déroulé de façon plus calme. Sans surprise, la police a réservé un traitement plus violent aux habitants du quartier populaire de Barbès, alors que la présence de nombreux touristes à Gare du Nord semble avoir favorisé une relative retenue ; cela rappelle les plus sombres heures de l’ère coloniale. » Avant de conclure : « C’est la décision politique, pour ne pas dire idéologique, du gouvernement usant d’une violence disproportionnée qui a créé les conditions des troubles à l’ordre public, dont le gouvernement porte donc la totale responsabilité. »
Dans le reste de la France, hormis Sarcelles, toutes les manifestations ont été autorisées. Ils ont été plus de 4 000 à Lyon et Marseille, plus de 1 500 à Saint-Étienne, Lille, Montpellier, Nantes ou Strasbourg. En tout, une quinzaine de villes de province. Sans aucun heurt.
Dans leur communiqué, les organisateurs interpellent l’Élysée : « Le président Hollande a déclaré aujourd’hui : “Ceux qui veulent à tout prix manifester en assumeront la responsabilité.” En nous mobilisant massivement, nous lui avons répondu : “Ceux qui veulent à tout prix user d’un droit démocratique fondamental ne céderont pas à vos menaces”. »
Ils appellent d'ores et déjà à « une manifestation nationale samedi 15 heures place de la République à Paris ». De son côté, le NPA appelle « l’ensemble des forces de gauche et démocratiques, syndicales, associatives et politiques, à exprimer leur refus de la répression et leur solidarité active avec la lutte du peuple palestinien ».
Pendant ce temps-là, entre Grenoble et Risoul, Manuel Valls était « un peu » en « vacances » au Tour de France. Il a pu parler à un cycliste et à Gérard Holtz, pour dire qu'avec le Tour, il « retrouve de la confiance et de l'optimisme » et vante « la beauté de ces paysages », qui lui « donne envie de continuer ». Puis il s'est fait davantage martial, les orteils droits dans ses tongs : « L'ordre et la règle doivent s'imposer dans notre pays. Nous ne laisserons en aucun cas dire des slogans antisémites, des slogans contre les juifs de France, car ce n'est pas ça la France. Je veux dire à nos compatriotes que nous serons, le président de la République, le ministre de l'intérieur et moi-même, extrêmement déterminés à faire respecter l'ordre républicain » (voir ici).
Pied de nez à l'inconséquence primo-ministérielle, Valls ayant bien choisi son jour pour venir sur le Tour, son homonyme dans le peloton, l'Espagnol Rafael Valls, a choisi d'abandonner la course. Cela pourrait faire sourire à Risoul si, en voyant la réussite de la manifestation pacifique à Londres, ce n'était pas à pleurer à Paris.
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