Pendant quelques mois, Idriss Déby s’est inquiété. François Hollande venait d’être élu président de la République et, dépourvu des vieux réseaux de ses prédécesseurs, il jurait de rompre avec la Françafrique. Depuis, il s’est rassuré : malgré les atteintes aux droits de l’Homme, la répression de l’opposition et les accusations de corruption, le président tchadien reste un des principaux alliés de la France en Afrique. Les interventions militaires au Mali et en Centrafrique l’ont même rendu incontournable.
La visite samedi de François Hollande à N'Djamena, la capitale tchadienne, en est une nouvelle illustration : cantonnée à une journée, comme la veille pour le Niger et jeudi pour la Côte-d’Ivoire, elle « s’inscrit principalement dans la question de la sécurité dans la région », explique l’Élysée. Après un entretien avec Idriss Deby Itno, François Hollande s'est rendu sur une base militaire française.
Le président de la République a confirmé samedi la nouvelle opération militaire annoncée par son ministre de la défense Jean-Yves Le Drian. Intitulée « Barkhane », elle regroupera les forces précédentes (notamment Serval et Épervier, basée au Tchad depuis 1986 !) et son poste de commandement sera basé à N'Ddjamena. Elle commencera le 1er août, a annoncé Hollande. L’objectif : la lutte contre les menaces « terroristes », d’Aqmi au Mali à Boko Haram au Nigeria, en passant par le Sud libyen et le Soudan.
« Nous allons aboutir très prochainement à une opération militaire régionale qui comptera environ 3 000 hommes. L'objectif unique, désormais, c'est le contre-terrorisme », a expliqué au journal Le Monde le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian.
Dans ce contexte, le Tchad de Déby est un des meilleurs alliés de la France. Du moins le croit-elle. « La clef des relations franco-tchadiennes, c’est la lutte contre le terrorisme, sujet de préoccupation pour toute la zone sahélienne et même au-delà, avec le Nigeria, la Somalie ou le Kenya, explique un diplomate français. Dans ce domaine, le Tchad s’affirme comme un partenaire fiable, efficace, engagé et influent sur les autres États africains. » Même son de cloche à l’Élysée ou au ministère de la défense.
« Nous avons une relation de coopération ancienne avec le Tchad. Et une relation solide et précieuse avec Déby », explique aussi le député socialiste Gwendal Rouillard, très proche de Jean-Yves Le Drian et coauteur d’un rapport sur les opérations françaises en Afrique. Centraliser l’opération Barkhane à N’Djamena est, selon ce spécialiste de la défense, une évidence à la fois « opérationnelle et géographique » : la capitale tchadienne est en effet « centrale par rapport au Sahel, à la RCA, par rapport à Djibouti et pas loin de Boko Haram ».
Dans ce contexte, la bonne relation avec Déby est « clairement assumée », explique Rouillard. « On applique un principe de réalité politique. La France a intérêt à la stabilité du Tchad », insiste le député. Des propos également entendus dans la bouche de diplomates et de conseillers de l’exécutif. Le ministre de la défense Le Drian assume d’ailleurs cultiver de bonnes relations personnelles avec Déby qu’il rencontre très régulièrement, à Paris ou à N’Djamena.
Il y a deux ans pourtant, François Hollande avait juré de se tenir à distance des figures les plus contestées (et contestables) du continent africain. La cellule Afrique de l’Élysée avait été supprimée ; le ministère de la coopération transformé en ministère du développement. Les vieux réseaux françafricains ne sont plus guère en cours à Paris.
À son arrivée à l’Élysée, le nouveau président avait commencé par froisser Idriss Déby. En cause : ses condamnations fermes des atteintes aux droits de l’Homme en République démocratique du Congo, avant le sommet de l’Organisation internationale de la francophonie à Kinshasa. Déby avait alors boycotté la réunion et fait savoir son agacement. Surtout, l’homme fort du Tchad depuis 1990 avait dû attendre décembre 2012 pour être reçu à l’Élysée. À l’époque, le cabinet de François Hollande avait fait savoir que le chef de l’État avait évoqué le cas de la disparition du principal opposant tchadien en 2008, Ibni Oumar Mahamet Saleh.
Deux ans plus tard, tout a changé. Ou plutôt : tout est redevenu comme avant. L’Élysée n’a plus jamais donné suite officiellement à l’affaire « Ibni » et la famille de l’ancien universitaire n’a pas été reçue par les autorités. Les sénateurs socialistes Gaëtan Gorce et Jean-Pierre Sueur, très engagés sur ce dossier depuis six ans, n’ont pas davantage de nouvelles : mercredi, ils ont de nouveau écrit à François Hollande pour lui demander d’évoquer l’assassinat d’Ibni avec Déby.
Mais leur demande de commission d’enquête parlementaire sur les responsabilités françaises – Ibni est mort après avoir été arrêté lors de la rébellion de 2008, quand le palais présidentiel de Déby était protégé par les forces françaises – est toujours au point mort. « Elle n’a toujours pas été examinée par la commission des affaires étrangères du Sénat à cause des réticences du gouvernement », explique Gaëtan Gorce. Avant d’ajouter : « Avec les enjeux stratégiques autour du Mali et de la Centrafrique, le Tchad est devenu incontournable. C’est évident que cela ne facilite pas la résolution de l’affaire Ibni. » En France, une enquête, en cours, a été confiée au pôle Génocide et crimes contre l’humanité du tribunal de grande instance de Paris.
« Depuis l’élection de François Hollande, on n’a vu aucun changement à l’Élysée… Nous avions beaucoup d’espoirs mais ils ont été complètement déçus. La realpolitik a pris le pas sur une question aussi grave que l’assassinat du principal opposant », affirme aussi un des fils d’Ibni Oumar, Mohamed Saleh, bouleversé vendredi par la dernière tentative de déstabilisation du régime d’Idriss Déby (à lire ici).
À Paris comme à N’Djamena, l’opposition tchadienne a également multiplié les communiqués appelant Hollande à évoquer les droits de l’Homme ou la corruption qui sévit dans le pays, au profit de la famille présidentielle (à lire ici, là ou encore là). « L’envoi de troupes tchadiennes pour le maintien de la paix à l’extérieur ne saurait être une prime accordée au régime à l’intérieur. Ou un passe-droit pour que Déby fasse n’importe quoi ! », explique Saleh Kebzabo, un des chefs de file de l’opposition tchadienne, contacté par Mediapart à N’Djamena. Vendredi après-midi, il venait d’apprendre qu’une délégation de l’opposition tchadienne devrait finalement être reçue samedi, en marge de la visite de Hollande. Cette entrevue ne figure pas au programme officiel.
Les ONG ont elles aussi vivement dénoncé les silences de Paris sur les atteintes aux droits de l’Homme au Tchad. « François Hollande arrive au Tchad, sûrement avec une poignée de main franche et son amitié… Il est pourtant capital que le président français ne renie pas les droits de l’Homme au Tchad au profit d’une coopération militaire privilégiée », soupire Clément Boursin, responsable Afrique pour l’Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (Acat – lire son communiqué).
« En permettant à son pays de devenir l’épicentre d’un interventionnisme français décomplexé dans la région, François Hollande offre un nouveau soutien à la dictature d’Idriss Déby (…). Une illustration, parmi tant d’autres, des aberrations de la "guerre" que la France entend mener contre un terrorisme dont sa politique africaine est depuis toujours un terreau fertile », dénonce l’association Survie.
Reporters sans frontières a quant à elle publié une lettre à François Hollande, pour rappeler que « au cours de l’année écoulée, cinq journalistes ont été emprisonnés. Ceux qui ont été remis en liberté sont toujours sous le coup de condamnations avec sursis qui les empêchent de travailler librement ». Avant d’ajouter : « Il est crucial que la coopération militaire et sécuritaire entre les deux pays n’incite pas la France à fermer les yeux sur des actions répressives des libertés fondamentales dont la liberté d’information. »
Sauf que cela semble relativement contradictoire. « À partir du moment où l'on fait le choix d’un traitement politico-sécuritaire, on ne peut pas faire beaucoup plus sur les droits de l’Homme… Peut-être un peu plus, mais pas grand-chose », estime un ancien diplomate. L’an dernier, la brutale vague de répression qui s’est abattue sur l’opposition tchadienne a bien été condamnée par Paris, mais du bout des lèvres. « Les principes que nous posons doivent être respectés, y compris au Tchad », avait déclaré François Hollande, avant d’accueillir les troupes tchadiennes pour le défilé militaire du 14-Juillet.
C’est en participant à la guerre au Mali (quitte à payer un lourd tribut) que le Tchad a su se rendre indispensable. « Le fait que le Tchad participe à l’intervention militaire a débloqué l’attentisme de la Cédéao. Les Français étaient contents et Déby, toujours inquiet d’être battu froid par les Français, s’est mis en valeur », rappelle le chercheur Roland Marchal, chargé de recherche au CNRS (CERI/Sciences-Po). Selon lui, c’est davantage Déby qui s’est porté volontaire pour intervenir au Mali que la France qui l’a convaincu.
Le calcul s’est révélé payant : Idriss Déby a été applaudi à Bamako aux côtés de Hollande en septembre 2013 (voir vidéo ci-dessous) et « se présente désormais comme un rempart et un acteur incontournable face au terrorisme islamique ou comme sous-traitant potentiel d’opérations militaires ou de maintien de la paix », rappelle le dossier consacré au Tchad du Collectif de solidarité avec les luttes sociales et politiques en Afrique. Déby a même obtenu en octobre 2013 un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU pour deux ans. Une première pour le Tchad.
Le pays s’est aussi retrouvé en position centrale en Centrafrique, malgré le rôle très contesté du régime de Déby dans l’armement de la Séléka. La France aurait pu prendre ombrage du double jeu du Tchad, et du retrait progressif de ses soldats de RCA, annoncé en avril dernier, ou s'inquiéter des soupçons de “gentlemen agreement” entre le régime et Boko Haram. Mais rien ne semble pouvoir affecter sa lune de miel avec N’Djamena.
« En quelques années, Déby a radicalement changé de statut sur la scène régionale. Alors qu’entre 2005 et 2009, le Tchad était vu comme un pays instable, impliqué au Darfour et fragilisé par les rébellions, il est devenu un partenaire clef. Aujourd’hui, le Tchad est même perçu comme un garant de la stabilité régionale, ce qui n’est pas sans ironie quand on connaît l’histoire de la région ! », explique Marielle Debos, chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP/CNRS) et auteure d’un récent article sur l’impact des interventions militaires internationales au Tchad.
Malgré son double jeu en Centrafrique, Déby conserve de solides appuis en France. Chez les militaires d’abord, qui sont nombreux à admirer le « beau guerrier » (selon leur expression), qui fut en partie formé en France et qui resta à N’Djamena quand la ville était toute proche de tomber aux mains des rebelles en 2008. « Même si en France, tout le monde sait qu’il est impliqué dans des affaires peu reluisantes, ses partisans dans l’appareil d’État jugent que lui, il en a… », résume un spécialiste de la région, qui rappelle notamment le rôle joué par le général Benoît Puga.
En 2006 et en 2008, il était à des postes à responsabilités quand la France a aidé Déby à sauver son régime. Il est aujourd’hui chef d’état-major de François Hollande à l’Élysée (lire notre enquête). Mais les soutiens de Déby se trouvent aussi dans les services de renseignement et au quai d’Orsay. Dès juillet 2012, Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, s’était rendu à N’Djamena et avait longuement loué les « très bonnes connaissances » de Déby sur Aqmi. Avant d’ajouter : « Il y a un changement de président de la République, un changement de gouvernement, mais les relations d'amitiés demeurent. Le Tchad et la France, depuis très longtemps, ont des relations d'amitié, de partenariat. Nous appelons cela un partenariat. »
À chaque fois, les mêmes arguments reviennent : la stabilité et la lutte contre les « islamistes ». Ce sont ceux vantés autrefois pour les régimes de Ben Ali ou de Moubarak.
BOITE NOIREToutes les personnes citées ont été interrogées entre mardi et vendredi, par téléphone.
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