La nuit, l’énorme cheval d’arçon long de 70 mètres qui enjambe à Bercy la voie express rive droite et plonge ses pieds dans la Seine, ressemble à un vaisseau fantôme, avec ses quais déserts plongés dans l’obscurité et ces cabines allumées tard dans la nuit. « Un monument à la Kafka, à l’architecture soviétoïde, conçu par un architecte communiste », écrivent les auteurs d’une enquête sur le ministère des finances (Thomas Bronnec et Laurent Fargues, Bercy au cœur du pouvoir, Denoël, 2011) : 206 000 m² de bureaux, 40 kilomètres de couloirs, des forêts de papier couverts de tableaux Excel, de courbes qui ne s’inversent pas, de camemberts affligés et de séries statistiques unanimes ; l’économie est à l’arrêt, le taux de croissance atone, le chômage continue d’augmenter, l’endettement se poursuit faute de rentrées fiscales suffisantes.
À l’extrême pointe du navire, le bâtiment Colbert abrite les appartements privés des ministres. Surnommé « la pile », la façade de verre fumé surplombe le viaduc de Bercy et s’enfonce dans la Seine. À ses pieds, deux navettes fluviales sont amarrées en permanence, prêtes à conduire les ministres et leurs collaborateurs à Matignon, à l'Élysée pour le conseil des ministres et à l’Assemblée nationale pour défendre un projet de loi ou répondre aux questions au gouvernement. Sept minutes seulement les séparent des centres du pouvoir.
Prévenu de mon arrivée, le douanier de la grille d’entrée m’accompagne au sixième étage. Depuis sa promotion au ministère de l’économie, Arnaud Montebourg a vu les bureaux de ses collaborateurs s’étendre sur deux étages, mais lui n’a pas changé d’appartement. Il occupe toujours ce vaste appartement au mobilier design et impersonnel.
Le grand salon qui donne sur la Seine – très lumineux le jour – semble, le soir, laisser entrer par les hautes baies vitrées l’immensité de la nuit. De l’autre côté de la Seine, les quatre bâtiments en angle de la BNF se dressent dans l’obscurité comme des livres ouverts. Entre la forteresse Bercy et la Bibliothèque de France, des points lumineux indiquent les ponts et ponctuent, entre les deux rives de la Seine, un espace qui semble vide…
Arnaud Montebourg est assis sur un long canapé, face à moi. Assis, c’est beaucoup dire, car le nouveau patron de Bercy ne tient pas en place : tour à tour jovial, menaçant, péremptoire, sarcastique, il ne cesse de se lever en se penchant au-dessus des longues tables basses couvertes de livres (L’histoire de France de Michelet, une biographie de Kennedy, mais aussi deux brochures de Léon Trotski et de Simone Weil…, des livres d’art et L’Intranquille de Gérard Garouste…) ; il ne se lasse pas d’argumenter, de plaider, de prêcher même. Il se fait pédagogue, procureur, stratège dessinant de ses bras des mouvements de troupes invisibles prenant en tenaille quelque bastion du pouvoir. Il se lève. Arpente la pièce. Met en joue un adversaire imaginaire en joignant le geste à la parole : « Si tu bouges, tu es mort. » Il se rassied. Se déchausse. Consulte son Blackberry sans cesser de parler. Reprend l’impitoyable réquisitoire qu’il instruit depuis deux ans contre un exécutif auquel il appartient. Les cibles changent. Hier, c’était Ayrault, surnommé « Bob l’éponge » ; aujourd’hui, c’est une certaine politique sans audace ni ambition… La liste est longue des fossoyeurs de la République, l’armée grise des comptables, les bons élèves de l’Union européenne, les défaitistes et les transfuges capables de sacrifier à leur destin personnel les « bijoux de famille » de la France.
Le vieux parti socialiste moribond n’est pas épargné, ni les grands corps de l’État, soupçonnés de défaitisme voire d’intelligence avec l’ennemi. Montebourg n’a pas de mots assez durs contre l’arrogance de la technocratie omnisciente, la trahison des clercs… Les occasions ratées. Les promesses non tenues.
Combien de fois l’envie de tout plaquer l’a-t-elle assailli depuis deux ans, comme en ce jour de novembre 2012 – nous étions assis à la même place – lorsque, désavoué par Matignon dans l’affaire Florange, il rédigea sa lettre de démission. La blessure est encore à vif. Florange pour Montebourg, c’est le moment où tout a basculé. À partir de Florange, « ils » ont piétiné leurs promesses, détruit leur crédibilité. La trahison a été signée là. Tout le reste est venu avec…
Sur la nationalisation provisoire de l’usine sidérurgique, tout le monde était d’accord. Guaino était pour ; Bayrou. Borloo… Toute la gauche. Mélenchon était pour. Qui a brisé le consensus républicain ? C’est de là qu’est venue la poussée du FN. Aux municipales de mars 2013, toute la région et la ville de Florange sont passées au FN. Après dix ans d’analyses sur le 22-Avril, des centaines de rapports et autant de colloques, tout a été écrit. Les classes populaires démoralisées votent en fonction de l’espérance qu’on leur donne, de la promesse qu’on leur fait de les protéger, au moins de la possibilité de croire dans l’institution républicaine…
Il évoque la loi Florange, engagement du candidat socialiste aux ouvriers d’Arcelor Mittal, lorsque François Hollande s’était rendu sur le site, en février 2012. La loi visait à empêcher la restructuration d’une entreprise si l’outil industriel était en bonne santé. Arnaud Montebourg en fut l’un des dix premiers signataires avec Jean-Marc Ayrault, Laurent Fabius et d’autres…
Arrivé à Bercy en tant que ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg avait une ambition folle, la volonté de « changer de modèle industriel », de l’énergie à revendre, les cartons plein d’« idées et de rêves » forgés dans la campagne des primaires socialistes, entouré d’une jeune garde de militants enthousiastes et d’experts prêts à forcer le destin. À Bercy, aidé de ses commissaires du redressement productif en région, il allait arrêter l’hémorragie industrielle, créer la Banque publique d’investissement, lancer de nouveaux plans industriels, réconcilier la France et son industrie. Et sceller une nouvelle alliance : celle des inventeurs, des ingénieurs et des créateurs, capable de mener à bien la troisième révolution industrielle. Dans l’ardeur des commencements, les mots se bousculaient. Sur une nappe en papier, il griffonnait un plan de bataille. Je l’ai conservé. Tout y est déjà : le « réarmement de la puissance publique » ; le « Patriotisme économique » ; « La réorientation de la politique européenne » ; les « Biens stratégiques nationaux ». Mais aussi les « nouveaux objets de la France industrielle » qu’il présentera chaque mois à Bercy… Déjà sur ce schéma, deux récits se dessinent : le patriotisme économique et l’esprit de conquête. L’État stratège et l’État architecte, participatif, voire coopératif.
Dans les discours du nouveau ministre du redressement productif, la guerre économique et l’épopée des inventeurs sont deux récits qui vont alterner et parfois se contredire.
Le « patriotisme économique » est un terme apparu en 2003 dans un rapport parlementaire du député UMP Bernard Carayon, membre du courant de la droite populaire. Il s’inscrit dans un champ lexical où se retrouve le concept de « danger extérieur » (Bruxelles et son ingérence, la concurrence déloyale de la Chine et des pays émergents, l’empire américain, l’Allemagne de Bismarck), et toute une syntaxe guerrière (« bataille », « front », « bras armé », « puissance »).
L’épopée des inventeurs exalte le génie français et les grandes aventures industrielles du passé (Ariane, Airbus et le TGV). Ce génie doit s’entendre à la fois comme discipline, art de l’ingénieur, (le génie civil et militaire) que comme talent hors du commun des inventeurs, des grands scientifiques, (Pierre et Marie Curie, Pasteur, les frères Montgolfier, Niepce, Becquerelle, les frères Lumière, les grands capitaines d’industrie…). Il met en scène l’ingénieux Louis Gallois, Ulysse moderne aux mille expédients, capable d’affronter tout à la fois la baisse de compétitivité, la désindustrialisation et la concurrence déloyale des Chinois et des Coréens.
Le premier récit permet d’afficher la détermination de l’État, de mobiliser l’opinion en désignant un ennemi, de réveiller et de stimuler l’orgueil national. Le second est plus en phase avec la troisième révolution industrielle. Le premier exalte le pouvoir de l’État central et s’appuie sur la conception d’un État stratège où l’action publique est hiérarchique et verticale. Ce récit ne connaît que des victoires et des défaites, jamais d’expérimentations. Le second invite à repenser l’intervention de l’État à l’âge des réseaux. C’est un État networker, qui agence, met en relation, dégage des horizons d’action. Dans un monde qui se présente à bien des égards comme une terra incognita (mondialisation, nouveaux rapports de forces géostratégiques, pays émergents, épuisement des ressources naturelles, troisième révolution technologique, défis écologiques…), l’épopée des inventeurs invite les citoyens à faire l’expérience d’un nouveau monde, à déchiffrer les nouveaux rapports au temps et à l’espace, les nouvelles formes de coopération dans le travail, la production et la distribution de l’énergie, les réseaux de transports, mais aussi la santé, l'habitat…
Tout oppose bien sûr la geste guerrière, d’inspiration néolibérale, et l’épopée de l'ingéniosité, dans sa version néorooseveltienne. L’une finira par avaler l’autre. La Nation efface peu à peu le Peuple dans sa diversité d’intérêts et de situations. La France éclipse la gauche. Et l’appel au patriotisme gomme l’exigence du changement, devenu inversion, retournement voire simple mouvement. Tout cela finira dans l’ambiguïté et la confusion que préfigurait déjà l’exposition warholienne du robot ménager et de la marinière.
De mois en mois, le discours évolue. La grammaire change, les alliances se renversent, le front se déplace. C’est une guerre de mouvement dont l’objectif n’est plus le changement mais le pouvoir. Hier, on jouait l’Élysée contre Matignon. Maintenant, on joue Matignon contre l’Élysée. On pratique la VIe République de l’intérieur de la Ve. Les primaires sont à l’horizon. Son alliance avec Manuel Valls ? Un mouvement stratégique visant à ouvrir la seconde période du quinquennat. Contre la promesse d’une réorientation de la politique d’austérité, il aurait échangé son soutien à la nomination de Valls à Matignon. Le tournant vallsien de Montebourg est pris dans le plus grand secret dès octobre 2013, dans cet appartement donnant sur la Seine. Les conjurés se réunissent sous les auspices d’Aquilino Morelle, alors influent conseiller du président à l’Élysée. Une réunion de deux heures au cours desquelles le programme du futur gouvernement est rédigé. Aquilino Morelle prend des notes qui seront reprises – « partiellement… » – dans le discours de politique générale de Manuel Valls du 8 avril 2014. À la veille du deuxième tour des municipales, Arnaud Montebourg adresse une lettre à François Hollande. Elle mettra en fureur le président, car le ministre pose deux conditions à son maintien au gouvernement : la réorientation de la stratégie macro économique de la France et le départ de Jean-Marc Ayrault.
C’est la Blitzkrieg de Montebourg, une guerre éclair qui veut casser « la dorsale libérale » du gouvernement, incarnée par Jean Marc Ayrault, Pierre Moscovici, Jérôme Cahuzac en son temps et d’autres. Affaibli par le résultat des élections municipales, bouleversé, raconte-on, par la perte du bastion socialiste de Limoges, le président se range à l’avis des conjurés et, contre toute attente et toute logique électorale, nomme Manuel Valls à Matignon. Pour la première fois, un président de la République se voit imposer le choix de son premier ministre.
La crise politique en France est le produit de deux maux dont les effets n’ont pas cessé de s’enchevêtrer : la révolution néolibérale et la Constitution gaulliste de 1958. L’une a mis du temps à s’imposer en France, l’autre agonise depuis l’instauration du quinquennat, en 2002. Faute de déconstruire la logique néolibérale, les socialistes ont adopté ses présupposés. Faute de trancher le nœud gordien de l’élection au suffrage universel du président de la République, la gauche manque à sa mission émancipatrice (élever le niveau démocratique du pays) et à sa culture horizontale et parlementaire, foncièrement hostile au centralisme et au bonapartisme qui est l’ADN de la droite.
Entre le logos néolibéral élyséen et l’ethos autoritaire de Matignon, la voie d’une politique de gauche est étroite mais Montebourg ne la laisse à personne. À ceux qui lui reprochent son tournant vallsien, ses appels à l’union nationale, aux patrons patriotes, « petits et grands », sa légitimation du CICE et du pacte de responsabilité, ses silences lors des grands attaques de Valls contre les Roms… (même si en privé, l’avertissement est tombé : « ne nous entraîne pas là dedans… »), il tient à défendre l’ancrage à gauche de sa politique. N’a-t-il pas obtenu « à l’arraché » la création d’un comité d’économistes anti-austérité composé entre autres de Joseph Stieglitz, le prix Nobel américain, et du keynésien Jean-Paul Fitoussi ? N’a-t-il pas fait signer à Manuel Valls un décret de contrôle des investissements étrangers en France, une arme de « démondialisation », et obtenu la nationalisation partielle d’Alstom après celle de PSA ? Ne s’apprête-t-il pas à lancer ses grands travaux, un programme de construction de barrages, dans la grande tradition du New Deal. Montebourg revendique son amitié avec Jean-Claude Mailly, le leader du syndicat FO, et brandit comme un bulletin de victoire, un tract de la CGT qui le félicite d’avoir sauvé Ascometal.
Dans son récent discours-programme du 10 juillet 2014, il ne se prive pas de morigéner les porteurs de pin’s du Medef et ne retire rien de ses philippiques contre les familles Peugeot et Mittal.
Car il croit au pouvoir du verbe. Il en joue avec habileté, véhémence et efficacité. Pour lui, la communication structure l’action, les paroles agissent, les mots sont des actes. Montebourg goûte le clairon, il ne s’en cache pas. Les premiers mots de son discours du 10 juillet sonnent comme un appel à la mobilisation : « Une feuille de route dans le langage militaire, c'est une orientation stratégique… » Il cite la France (39 fois), parle de mobilisation (12 fois), de patriotisme (9 fois), d’effort (12 fois), de redressement, de sacrifice…
La politique, à ses yeux, consiste à poursuivre la guerre par le verbe. Et dans cette guerre, le rythme compte autant que le sens. Le langage l’a élu et l’exalte… Sans aucun doute la plus grande voix du gouvernement. Une citation d’Habermas ou de Roosevelt et il embrase son auditoire…
Pris dans la tenaille des programmes d’austérité, Montebourg n’a pas le choix. Faute d’État-providence (welfare state), les espoirs de redressement sont reportés sur l’entreprise providence (welfare corporate). La « révolution compétitive » « consacre l'entrepreneur comme l'un des piliers de la Nation ». À l’ordo-libéralisme allemand s’oppose un national-libéralisme. Au néolibéralisme anglo-saxon s’oppose le patriotisme économique. Le réarmement de la puissance publique marque le pas, mais Montebourg, lui, ne désarme pas. Il hausse le ton, comme il l’a fait le 10 juillet.
Contre la haute trahison du PDG d’Alstom, coupable d’avoir voulu sauver sa peau face à la justice américaine en cédant un bijou de famille industriel à General Electric, il brandit l’arme de la nationalisation et obtient la montée de l’État au capital de l’entreprise, comme il l’a fait auparavant chez PSA. Au sein du gouvernement, il est le seul à militer ouvertement contre le traité transatlantique. Et sur la politique étrangère de la France, il ne se gène pas pour dire que l’exécutif est sur une pente « néocon » !
Deux ans après sa nomination à Bercy, Arnaud Montebourg a changé. On ne saurait dire si l’expérience du pouvoir l’a mûri ou usé. Gouverner par gros temps n’est pas chose aisée : il faut fixer un cap tout en naviguant à vue, faire preuve d’audace et de responsabilité, conformément à cette souveraineté limitée qui est celle des États européens, contenue par le corset des règlements tissés par le traité de Maastricht. Il faut de la volonté et du tact, de l’énergie et de la patience, des qualités d’imagination et d’administration. Montebourg a montré en deux ans qu’il n’en manquait pas. Reste qu’il n’est ni président, ni premier ministre.
De la démondialisation au patriotisme économique, du New Deal au pacte de responsabilité, du retour de l’État à la bataille du made in France, il y a loin de la coupe aux lèvres. À son corps défendant, le général de la démondialisation s’est mué en sergent recruteur d’une guerre ambiguë, menée au nom d’une France inféodée à Bruxelles, et soumis aux intrigues des grands corps de l’État, à l’entre-soi des élites. De la Tennessy Valley Authority, créé par Roosevelt en plein New Deal, Manuel Valls n’a retenu qu’un mot, autorité. L’interventionnisme de l’État n’est que le cache misère d’une politique d’insouveraineté qui en est réduite à en appeler au consensus et à la protection du « patron patriote » devenu le seul vecteur du changement. Ce pouvoir n’a donc plus rien à défendre que la vieille union nationale… Il ne croit plus au dissensus qui est l’aiguillon des démocraties vivantes.
La déception gagne les rangs de ses supporters. Ses plus proches collaborateurs s’interrogent. Le pacte avec le droitier Manuel Valls en ébranla plus d’un. L’affaire Aquilino Morelle, qui fut le directeur de campagne de Montebourg pendant les primaires, et qui, de l’Élysée tissa les intrigues et les manœuvres de ce gouvernement improbable, a fini de déciller les plus incrédules. Ceux qui l’ont accompagné depuis les primaires socialistes font grise mine. Tout ça pour ça !
L’alliance avec Manuel Valls ne passe pas. Lors des primaires socialistes, il avait invoqué l’éthique de responsabilité contre l’éthique de conviction pour justifier son soutien à François Hollande plutôt qu’à Martine Aubry. C’est donc que la conviction n’y était pas… Le voilà désormais en compagnie des députés contestataires. Le pacte vallsien a fait long feu…
Que Montebourg songe à partir n’est pas un scoop. Il y songe depuis les premiers mois, depuis l’acceptation du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), depuis le conflit avec Moscovici sur la Banque publique d’investissement (BPI), depuis la trahison de Florange et les longs mois d’abattement qui ont suivi, depuis l’affaire Cahuzac et l’échec de la loi bancaire, depuis le pacte de responsabilité sans contreparties, depuis l’alignement de Valls sur la politique d’austérité… L’arme de la démission n’est pas seulement un moyen de faire pression, c’est le ressort de l’intrigue, le « ticking time bomb scenario » de la série 24 heures. Comme Jack Bauer, Montebourg est un formidable tenseur narratif d’un quinquennat qui en manque décidemment. C’est pourquoi Hollande ne lui en tient pas rigueur. « Romanesque. Romanesque… »
Son surmoi politique, ce n’est ni Roosevelt ni Colbert, c’est Kafka. Montebourg ou l’atermoiement illimité. S’il démissionne, il sort du champ et meurt à la politique. S’il reste, il est comptable de la déroute annoncée. Leader sans peuple, stratège sans armée, il se tient sur la crête d’un renoncement sans cesse différé. Il donne sa démission tous les soirs. La reprend tous les matins.
Il faut savoir gré à Arnaud Montebourg d’une forme de sacrifice au nom d’une certaine idée de la politique : il doit faire la preuve qu'il y a encore du pouvoir alors que le système politique est en pleine décomposition. Bien sûr, ce sacrifice n’est pas dénué d’ambition personnelle, mais le sacrifice n’en est que plus cruel. Montebourg est en charge non pas seulement du redressement de l’économie mais de l’impossible résurrection du politique. Et cela est d’autant plus tragique qu’il le fait, qu’il ne peut le faire que sous régime hollandiste, au nom de ce néolibéralisme qui, justement, met fin un peu partout à l'exercice du pouvoir politique. L’arpenteur Montebourg n’a pas le choix : faute de remembrer le cadastre politique, il est condamné à mesurer la distance croissante entre les décisions du Château et les attentes du village, les paroles et les actes.
Une anecdote suffira à montrer la difficulté de l’entreprise : le 16 juin dernier, Michel Sapin, tout juste déclaré « ami de la bonne finance », présidait à l’installation du comité Paris Europlace 2020 composé des dirigeants des plus grandes banques (la Société générale, BNP-PARIBAS), de Christian Noyer (président de la Banque de France), de Jean-Paul Huchon pour la région Ile-de-France, du représentant des assurances, du patron de l'autorité des marchés financiers (AMF), de l'économiste néolibéral Jean-Hervé Lorenzi, et de l’inévitable et omniprésent Christophe de Margerie, PDG de Total, arrivé en retard… « Où est mon ami aux moustaches ? » s’égaye Michel Sapin en début de réunion.
Après que le gouverneur de la Banque de France a affirmé qu’il fallait « lutter contre tous les projets qui mettent à mal le modèle de banque universelle », Jean-Laurent Bonnafé, le patron de BNP-Paribas, rend hommage à la direction du Trésor « qui a œuvré pour sauver le modèle des banques universelles ». Michel Sapin à son tour remercie le directeur du Trésor, Ramon Fernandez, « un serviteur dont on a tous pu apprécier le dévouement et qui sera peut-être un jour à votre place… ». À son tour, il le félicite d’avoir préservé le modèle de banque universelle en ajoutant : « Je pense qu’ici, autour de cette table, tout le monde vous en est reconnaissant. »
On savait que le lobby des banques s’était mobilisé contre la promesse de campagne de François Hollande de « séparer leurs activités de crédit de leurs opérations spéculatives », une mesure au cœur de la réforme bancaire prônée par Arnaud Montebourg pendant les primaires. Qu’ils se réjouissent d’avoir atteint leur objectif, il n’y a là rien d’étonnant. Qu’ils félicitent le directeur du Trésor, un haut fonctionnaire français, appartenant au corps des administrateurs civils, d’avoir œuvré en ce sens est déjà une information troublante, mais que le ministre des finances et des comptes publics se réjouisse, en leur présence, de l’échec d’une réforme voulue par son propre gouvernement, c’est plus que de la duplicité. C’est une preuve supplémentaire que la scène politique est complètement désinvestie et disqualifiée.
BOITE NOIREChristian Salmon, chercheur au CNRS, auteur notamment de Storytelling – La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007, La Découverte), collabore de façon à la fois régulière et irrégulière au fil de l'actualité politique nationale et internationale, avec Mediapart. Ses précédents articles sont ici.
En mai 2013, il a publié chez Fayard La Cérémonie cannibale, essai consacré à la dévoration du politique. On peut lire également les billets de blog de Christian Salmon sur Mediapart.
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