Deux ans et quatre mois après avoir été saisis, les juges d’instruction lillois chargés de l’affaire du Carlton ont tranché. Ils viennent, ce 26 juillet, de renvoyer Dominique Strauss-Kahn en correctionnelle pour « proxénétisme aggravé en réunion ». DSK avait été mis en examen depuis le 26 mars 2012 pour « proxénétisme aggravé en bande organisée ».
Trois solutions s’offraient aux juges après la fin de leur instruction copieuse (33 tomes), qui a été signifiée aux parties le 13 mars dernier (lire notre article ici). Premier choix : ils pouvaient délivrer un non-lieu à DSK, comme l’avait requis le procureur de Lille le 11 juin dernier, en estimant qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre lui.
Deuxième choix : ils pouvaient décider de renvoyer DSK devant un tribunal correctionnel, en requalifiant les faits et en abandonnant les poursuites criminelles visant la notion de « bande organisée ». Ce qu'ils ont fait.
Troisième choix : ils conservaient la qualification initiale, la plus lourde pénalement, et renvoyaient l’ancien ministre de l’économie devant la cour d’assises du Nord.
La solution intermédiaire d’un renvoi de DSK en correctionnelle a été suggérée aux juges d’instruction début juillet par l’une des parties civiles, l’association Équipes d’action contre le proxénétisme (EACP, reconnue d’utilité publique), dans une note de 26 pages dont Mediapart a pris connaissance. Cette association (dont le vice-président est le premier avocat général à la Cour de cassation Yves Charpenel) estime en effet que DSK peut très bien être jugé en correctionnelle pour « recel de proxénétisme ».
Selon l’article 321-1 du Code pénal, « constitue également un recel le fait, en connaissance de cause, de bénéficier, par tout moyen, du produit d’un crime ou d’un délit ». La détention matérielle d’un objet n’est pas requise, le simple bénéfice retiré d’une infraction pouvant constituer un « recel d’usage ».
Or « la consommation sexuelle des services de la prostituée donne une matérialité au recel », écrit l’avocat David Lepidi dans cette note. Selon lui, DSK « ne pouvait ignorer que les femmes présentées étaient des prostituées payées par Fabrice Paszkowski et David Roquet (...). En ne rémunérant pas les services des prostituées, il bénéficie du produit de l’infraction de proxénétisme tout en sachant que les prostituées lui ont été offertes par des proxénètes ». L’avocat de l’association joint à sa note des arrêts de la Cour de cassation sur cette question.
Les quatorze personnes mises en examen dans l’affaire du Carlton ont été renvoyées en correctionnelle par les juges d'instruction ce vendredi: treize personnes pour « proxénétisme aggravé en réunion », ainsi que pour certaines d'entre elles, « escroqueries, recel d'escroqueries, abus de confance, abus de biens sociaux ». Une dernière personne est renvoyée uniquement pour « complicité d'escroqueries et d'abus de confiance ». En théorie, le parquet peut encore faire appel de l'ordonnance de renvoi des juges, mais cela est rarissime.
L’affaire a démarré le 2 février 2011, avec l’ouverture d’une enquête préliminaire par le parquet de Lille, après que la PJ a reçu des renseignements sur un réseau de prostitution opérant dans deux hôtels du centre-ville, le Carlton et l’hôtel des Tours.
Les interceptions téléphoniques étant « fructueuses », une information judiciaire pour « proxénétisme en bande organisée, association de malfaiteurs et blanchiment en bande organisée » a été ouverte le 28 mars 2011 par le parquet de Lille. Deux, puis trois juges d'instruction ont été désignés pour traiter ce dossier. Par la suite, le champ des investigations a été étendu à des faits de « faux et usage », « abus de biens sociaux » et « escroquerie » au préjudice de plusieurs sociétés ayant payé (directement ou pas) des prestations de prostituées, des chambres d'hôtel et des déplacements.
Des chefs d’entreprise du Nord-Pas-de-Calais, des responsables policiers et un avocat lillois ont notamment été mis en examen par les juges, soupçonnés d’avoir participé – à des degrés divers – à un véritable réseau de proxénétisme, soit pour leurs besoins personnels, soit pour divertir certaines de leurs relations d’affaires et des notables locaux. Plusieurs des mis en examen se fréquentant, par ailleurs, dans des loges maçonniques, et certains étant proches du PS local.
L’affaire du Carlton a pris un tour politique et médiatique avec la mise en cause de Dominique Strauss-Kahn. Placé en garde à vue le 21 février 2012, l’ancien directeur général du FMI (il avait démissionné en mai 2011, après l'affaire du Sofitel de New York) a été mis en examen pour « proxénétisme aggravé en bande organisée », le 26 mars 2012, à Lille.
Au terme de deux ans d'instruction, une douzaine de personnes ont été mises en examen dans cette affaire : Hervé Franchois, propriétaire du Carlton et gérant de l'hôtel des Tours, René Kojfer, ancien policier chargé des relations publiques du Carlton, Francis Henrion, gérant de cet hôtel, Jean-Christophe Lagarde, commissaire de police divisionnaire, Emmanuel Riglaire, avocat, Fabrice Paszkowski, patron d’une entreprise de matériel médical, David Roquet, dirigeant d’une filiale d’Eiffage, Jean-Luc Vergin, directeur régional d’Eiffage, Virginie Dufour, gérante d'une société d'événementiel, et Dominique Alderweireld, alias « Dodo la saumure », gérant de maisons closes au casier judiciaire chargé.
Dans un arrêt de 67 pages rendu en décembre 2012, et dont Mediapart a pris connaissance, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Douai a synthétisé et consolidé l’ensemble des charges pesant sur les mis en examen.
Saisie de demandes d’annulation de la procédure, soulevées par cinq des mis en examen dont DSK, la chambre de l’instruction les a rejetées, tout en rédigeant pour l'occasion un résumé assez saisissant du travail effectué par les juges d'instruction et les enquêteurs. De fait, cet arrêt a des allures de véritable réquisitoire avant l'heure.
Me Henri Leclerc, l'avocat de DSK, avait sévèrement critiqué cet arrêt. « Je n'ai encore jamais vu une mise en examen pour proxénétisme fondée sur les faits que l'on reproche à Dominique Strauss-Kahn, et ce même s'il savait la nature des activités de certaines des femmes impliquées, ce qu'il conteste. » « Il y a derrière cette affaire, la poursuite du client (de prostituées, ndlr), alors que la loi française n'en est pas encore là », ajoutait le célèbre avocat.
Le rôle de DSK dans l'affaire du Carlton occupe plusieurs pages de l’arrêt de la cour d’appel de Douai. Première précision des trois magistrats de la chambre de l'instruction : le Code pénal (article 225-5) définit l’infraction de proxénétisme comme « le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit, d’aider, d’assister ou de protéger la prostitution d'autrui, de tirer profit de la prostitution d’autrui, d’en partager les produits ou de recevoir les subsides d’une personne se livrant habituellement à la prostitution, d’embaucher, d’entraîner ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle se prostitue ou continue à le faire ».
Dans ce dossier, DSK a été mis en examen pour avoir « aidé, assisté, protégé la prostitution » de six femmes, entre mars 2008 et octobre 2011, « avec cette circonstance que les faits ont été commis en bande organisée à l’égard de plusieurs personnes », écrit la cour d’appel.
Pour arriver à ce raisonnement juridique, les magistrats ont établi une longue liste d’indices « graves ou concordants » qui figurent au dossier. Ils estiment d’abord que DSK ne pouvait ignorer le fait que les femmes qu’il rencontrait régulièrement dans les soirées organisées pour lui, à Paris, Bruxelles, Lille ou Washington, par ses amis lillois voulant lui être agréables, étaient des prostituées. Les témoignages concordants des jeunes femmes, leur apparence, le déroulement des soirées, comme les pratiques sexuelles imposées et subies, ne laissent aucun doute aux magistrats quant à la nature rémunérée – voire professionnelle – de leurs activités.
Toujours à propos de DSK, les « témoignages laissent transparaître un comportement de l’intéressé rendant vraisemblable au titre des indices graves ou concordants que celui-ci, bien que feignant l’ignorance tout en admettant cependant qu’“en y réfléchissant”, il avait sans doute été “naïf”, n’ignorait pas l’activité prostitutionnelle des accompagnatrices, lui permettant ainsi de leur imposer un rapport d’exigence fondé sur la force, voire la brutalité du dominant au dominé, sans considération pour l’objet de ses désirs, sachant que s’adressant à des prostituées, leur rémunération – n’en serait-il pas le payeur – le dispenserait de leur libre consentement, ou à tout le moins lui éviterait tout refus de leur part », lit-on dans l'arrêt de la chambre de l'instruction.
Pour DSK et ses avocats, cependant, le fait d’avoir participé à des soirées qu'ils qualifient de « libertines », et d’avoir éventuellement fréquenté des prostituées sans le savoir, n’en fait en aucune façon un complice de proxénètes, et encore moins un proxénète. Les magistrats de Douai répondent longuement à cet argument.
Selon la chambre de l’instruction, « certains éléments acquis au dossier ont permis aux juges d’instruction de considérer que, loin d’être un simple client consommant gratuitement, Dominique Strauss-Kahn a apporté son aide et son assistance à la prostitution d’autrui, rendant vraisemblable sa participation au processus prostitutionnel par des actes et un comportement ayant créé les conditions favorables à des rencontres sexuelles rémunérées dont il a tiré profit en y participant ».
Parmi ces éléments, les magistrats retiennent « la mise à disposition d’un appartement à Paris » par DSK : une garçonnière louée au nom d'un ami, dans laquelle plusieurs jeunes femmes se sont livrées à des prestations tarifées avec lui-même et avec des proches, et qui ont été réglées par l’homme d’affaires Fabrice Paszkowski. Les juges retiennent de même la réservation et le règlement de chambres d’hôtel, pour ce qui relève là aussi, selon eux, de « l’aide ou assistance » à la prostitution.
Les juges de la chambre de l’instruction vont plus loin, en soupçonnant DSK d’être également « instigateur » des faits poursuivis. Ils notent que trois voyages à Washington avec des prostituées ont été organisés, fin 2010 et en mai 2011, par ses amis chefs d'entreprise lillois, « pour répondre à une invitation de Dominique Srauss-Kahn », et avec « un processus de recrutement » de jeunes femmes, ayant été sélectionnées « selon les critères de choix et les attentes » du même DSK.
Les « soirées » en question « ne s’organisaient pas sans Dominique Strauss-Kahn », et « elles étaient organisées en fonction de son agenda, au point que les invitations étaient souvent lancées à la dernière minute, ce qui, pour les voyages à Washington, ne manquait pas de renchérir le coût des vols » (supporté par des amis lillois de DSK ou leurs sociétés), écrivent les magistrats, sur la foi des SMS échangés et des dépositions faites par plusieurs protagonistes.
Il se « mettait en place une organisation matérielle et de recrutement dont Dominique Strauss-Kahn avait vocation à être le bénéficiaire prioritaire, dans des lieux parfois réservés uniquement pour lui et son groupe », et « les prostituées étaient recrutées dans l’unique but de satisfaire par priorité absolue ses besoins, faisant émerger le “professionnalisme” des recrutées ».
Les magistrats notent aussi « la position de “leadership” de Dominique Strauss-Kahn dans cette structure », même s’il « se déchargeait des tâches d’organisation sur Fabrice Paszkowski, présenté par lui comme son véritable bras droit ».
« Il s’est alors installé autour d’un homme puissant ayant un destin national (...) un petit cercle relationnel jouant sur le secret pour conserver son caractère privilégié et sur la flatterie, sous couvert de “bienséance” et de faire des “cadeaux” à un ami, alors que l’homme profitait de son statut pour se faire offrir “du restaurant à la fille” », selon le témoignage d'une des jeunes femmes cité dans l'arrêt de la cour d'appel.
Pour les juges, DSK « conservait cependant la main sur l’ensemble », « relançant même son homme de confiance, le questionnant sur les participants, lançant des initiatives, exprimant ses désirs qu’il devait savoir être satisfaits par un ami tout à sa dévotion », « lançant des options voire des exigences sur la représentation féminine, tous actes qu’il savait devoir aboutir à des relations sexuelles rémunérées lors de soirées partagées avec les initiateurs, organisateurs et convives ».
DSK aurait, en conclusion, bien eu un « leadership sur ce groupe composant une bande organisée », dans laquelle les juges ont répertorié le rôle de chacun, de l’organisateur au recruteur, en passant par le protecteur et les payeurs.
Pour finir, DSK aurait « initié et largement favorisé en toute connaissance de cause la mise en place d’un système fondé sur la complaisance de son entourage immédiat dans le but de satisfaire ses besoins sexuels, favorisant ainsi l’activité prostitutionnelle dont il a tiré un profit immédiat, ce cercle restreint privilégié composant avec lui la bande organisée », lit-on.
Selon l’instruction, les loisirs clandestins de DSK auraient été progressivement pris en charge par ses amis du Nord-Pas-de-Calais, qu'il avait rencontrés à l’occasion de déplacements politiques, en 2003-2004. Qu'en espéraient-ils en retour ?
Alors numéro 2 de la sécurité publique du Nord, le policier Jean-Christophe Lagarde, mis en examen pour avoir accompagné des prostituées allant à des soirées avec DSK à Washington, et y avoir participé, a expliqué qu'il avait conseillé le probable candidat à la présidentielle, son rôle étant « de déterminer les problèmes de sécurité et de savoir comment pratiquer les éléments de langage lors de la primaire qui allait avoir lieu ».
Placé sous le statut hybride de témoin assisté, son supérieur hiérarchique, l'ancien directeur départemental de la sécurité publique du Nord, Jean-Claude Menault, n'a, quant à lui, participé qu'à un voyage, mais pas aux soirées, a-t-il déclaré, assurant que ses compagnons de voyage (Paszkowski et Lagarde) avaient cherché à le piéger.
Le chef d’entreprise Fabrice Paszkowski a assuré qu’il finançait des soirées uniquement pour faire plaisir à DSK, et sans attendre de retour d’ascenseur. Ancien membre du PS, ami des fils de Jacques Mellick, l'ancien maire (PS) de Béthune, Paszkowski a d'abord connu DSK dans un cadre politique, avant de se rendre indispensable auprès de lui pour ses escapades nocturnes.
Quant à David Roquet, patron d'une filiale d'Eiffage, qui a lui aussi financé certaines des soirées avec DSK, il a expliqué qu'il espérait, « se faire valoir » auprès de sa hiérarchie, et « rapprocher » sa société d'un probable présidentiable.
Toutefois, d’autres témoins à qui la petite bande avait offert ce type de soirées estiment, quant à eux, avoir été piégés. Certains mis en cause ont pointé l’imprudence de DSK lors de séances d'ébats collectifs. Plusieurs jeunes femmes ont décrit en termes très crus le comportement des participants à ces soirées, qui n’avait rien de libertin mais s’apparentait à de la consommation sexuelle brutale, sur fond de prédation sociale.
Ainsi, une jeune standardiste stagiaire travaillant dans une radio voilà quelques années, et qui avait cédé aux avances de DSK en espérant trouver du travail, a notamment déclaré aux juges qu’il l’avait présentée à son ami Paszkowski, et qu’elle s'était rendu compte que celui-ci était son « homme de main », préférant alors prendre ses distances.
DSK ayant, pendant l’instruction, toujours nié connaître leur statut de prostituées, l’une des jeunes femmes a lâché ceci aux juges : il « nous renvoie là où il nous estime depuis le début, c’est-à-dire à l’état de poussière ».
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