Les mots ne sont pas neutres, y compris ceux qui en ont l’air. À un moment où les agressions physiques et/ou verbales à l’encontre des musulmans, et en priorité des femmes portant un foulard, augmentent (selon les données du ministère de l’intérieur, qui répertorie les infractions constatées, leur nombre a progressé de 23 % en 2012 sur une année, confirmant une hausse de 34 % en 2011), la question de savoir comment désigner ce phénomène est importante.
Plus que jamais, la bataille terminologique – et donc politique – fait rage. Qu’est-ce qui se cache derrière la notion d’islamophobie, reprise par des sociologues, des journalistes, des militants associatifs, mais bannie par de nombreux autres ? Quelle charge contient-elle pour susciter, de la part de ses détracteurs, une telle désapprobation ? Les autres termes à disposition sont-ils plus “objectifs” ?
L’islamophobie signifie littéralement la peur de l’islam, et par extension l’hostilité à l’encontre de cette religion et le rejet des personnes de confession musulmane. Le dictionnaire Le Robert la définit comme une « forme particulière de racisme dirigé contre l’islam et les musulmans, qui se manifeste en France par des actes de malveillance et une discrimination ethnique contre les immigrés maghrébins ».
Dans les sciences sociales, ce terme est banalisé, ce qui ne l’empêche pas d’être discuté, et le phénomène qu’il décrit fait l’objet de nombreux travaux notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans les départements universitaires s’intéressant aux questions de racisme et de genre. Il est aussi utilisé par des organisations internationales telles que l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le Commissariat aux droits de l’homme de l’Union européenne, ainsi que par des ONG comme Amnesty International.
Dans ce cadre, il sert à désigner les actes de discrimination ou de violence visant des institutions ou des individus en raison de leur lien, réel ou supposé, à l’islam. Pour l’ex-rapporteur spécial des Nations unies Doudou Diène, le terme d’islamophobie « se réfère à une hostilité non fondée et à la peur envers l’islam, et en conséquence la peur et l’aversion envers tous les musulmans ou la majorité d’entre eux. Il se réfère également aux conséquences pratiques de cette hostilité en termes de discrimination, préjugés et traitement inégal dont sont victimes les musulmans (individus et communautés) et leur exclusion des sphères politiques et sociales importantes. Ce terme a été inventé pour répondre à une nouvelle réalité : la discrimination croissante contre les musulmans qui s’est développée ces dernières années ».
En France le terrain reste miné. Ce mot n’est que partiellement accepté et son occurrence dans les débats provoque des affrontements tout sauf apaisés. Au gouvernement, il est repris par la ministre des droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem, par exemple à propos des « agressions lâches » de femmes portant le voile à Argenteuil dans le Val-d’Oise. Intervenant tardivement après ces incidents, François Hollande a préféré, lui, dénoncer des actes anti-musulmans, à l’occasion d’une rencontre avec des représentants d’« associations des banlieues », le 24 juin. En se rendant à la grande mosquée de Paris pour la rupture du jeûne, le 17 juillet, Manuel Valls, adressant un « signe d’affection » aux musulmans, a suivi le chef de l’État en fustigeant les « actes anti-musulmans en forte augmentation », citant l’exemple de « huit femmes voilées en quinze jours ». Ni l’un ni l’autre n’ont parlé d’islamophobie, comme si le mot brûlait.
Ce rejet dépasse les clivages droite-gauche. L’un des premiers à avoir lancé la charge est l’essayiste Pascal Bruckner. Dans une tribune publiée par Libération le 23 novembre 2003, il avance que le concept a été « forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 70 pour contrer les féministes américaines » et qu’« il a pour but de faire de l’islam un objet intouchable sous peine d’être accusé de racisme ». Sa consœur Caroline Fourest, particulièrement virulente, estime aussi qu’il faut s’en méfier car « il a été utilisé en 1979 par des mollahs iraniens qui souhaitaient faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de “mauvaises musulmanes” en les accusant d’être “islamophobes” ». « En réalité, écrit-elle dans un article rédigé avec Fiammetta Venner dans la revue ProChoix (n°26-27, 2007), loin de désigner un quelconque racisme, le mot islamophobie est clairement pensé pour disqualifier ceux qui résistent aux intégristes : à commencer par les féministes et les musulmans libéraux. » Plus récemment, Thomas Legrand, éditorialiste à France Inter, vilipendait les « hystériques de l’islamophobie ».
Pour répondre aux accusations d’ordre historique, deux sociologues, Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, se sont penchés sur l’origine du mot. Ils aboutissent à la conclusion qu’il s'agit d'une invention… française, remontant à 1910 et sans équivalent en persan. D’après leurs recherches, ce néologisme est apparu dans les travaux d’un groupe d’orientalistes français, spécialisés dans les études de l’islam ouest-africain. Ces « administrateurs-ethnologues » définissent l’islamophobie comme un mode de gouvernement caractérisé par un traitement différentiel fondé sur un critère religieux. Et le dénoncent. Non pour mettre en cause l’administration coloniale mais au contraire pour la préserver. Selon eux, les pratiques hostiles aux musulmans et à leur religion sont en effet à bannir car elles empêchent de gagner la confiance des intéressés et de « maintenir le statu quo ».
Autre argument entendu : le terme islamophobie renfermerait une forme de censure de la critique religieuse. Au nom de la dénonciation des actes visant les musulmans, la mise en cause de l’islam, voire son rejet, serait réprouvée. Caroline Fourest et Pascal Bruckner sont rejoints par de nombreuses personnalités parmi lesquelles Christine Tasin présidente de Résistance républicaine et contributrice du site Riposte laïque, ouvertement en guerre contre l’islamophobie au nom de la laïcité. « Au nom de quoi serait-il interdit d’avoir peur de la religion catholique, de la religion musulmane, de la religion tout court, comme on peut avoir peur de Mein Kampf, de la violence, de la barbarie ou même, comme c’est le cas pour certains, des écrits de Marx ?» s’indigne-t-elle dans un billet de blog titré « Non, l’islamophobie n’est pas de la musulmanophobie ».
Pour elle, les actes anti-musulmans doivent être dénoncés, pas les marques d’hostilité à l’égard de l’islam, ce qui ne l’empêche pas dans un autre texte de « rêver » d’invisibiliser les musulmans eux-mêmes, signe que, dans son esprit, la frontière entre les deux est perméable. Dans ce monde nouveau, les gouvernants, imagine Christine Tasin, auraient « voté une loi interdisant la pratique de l’islam sur notre sol, la vente du coran et l’enseignement de celui-ci ». « Les musulmans, poursuit-elle, qu’ils soient français ou pas, auront donc le choix. S’ils veulent rester en France, ils seront dans un pays où disparaîtra toute visibilité de l’islam, le voile, le kami, l’abattage rituel, les boucheries halal, les prénoms musulmans, les mosquées… Les nés-musulmans pourront alors librement abdiquer l’islam (…). Bien sûr, il y aura contestations, émeutes et même menaces terroristes. Le pouvoir y mettra fin grâce à sa détermination sans faille, et, s’il faut sacrifier quelques extrémistes pour redonner à 65 millions d’habitants paix et protection, il faudra faire savoir que l’armée, dépêchée à chaque menace, n’hésitera pas à tirer dans le tas. C’est terrible, mais il n’y aura pas d’autre solution pour calmer le jeu et imposer notre loi. »
Cette stratégie de la distinction entre « musulmanophobie » et « islamophobie » se retrouve décalée dans les propos de Véronique Genest qui, elle, se défend d’être raciste mais assume son islamophobie. Se définissant politiquement au centre-droit, la comédienne a récemment annoncé son intention de se lancer dans la bataille de l’élection législative partielle pour représenter les Français de l’étranger comme suppléante du candidat revendiqué « sioniste » Jonathan Simon-Sellem, avant de se retirer.
« Je ne suis pas islamophobe, mais religiophobe », déclare pour sa part Inna Shevchenko, la chef de file des Femen, mouvement féministe né en Ukraine, à qui la France vient d’accorder l’asile politique. Cette militante clame ainsi sa « haine », affichant un seuil minime de tolérance. Dans un tweet, remonté à la surface lorsque François Hollande a dévoilé le nouveau timbre « Marianne de la jeunesse » inspiré de son visage, elle a lancé : « Qu’est-ce qui peut être plus stupide que le ramadan? Qu’est-ce qui peut être plus moche que cette religion ? »
Ces quelques exemples témoignent du fait que sous couvert de liberté d’expression et de critique des religions, mais aussi de laïcité et d’égalité hommes-femmes, de nombreux discours dérapent. D’une part en considérant l’islam comme un seul bloc, sans prendre en compte les différents courants qui l’animent. D’autre part en exprimant des propos haineux, susceptibles d'être reconnus comme de la provocation à la discrimination, à la violence et à la haine envers un groupe de personnes en raison de leur religion, et, à ce titre, punis par la loi (article R625-7 du Code pénal).
L’ancien fondateur et président du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié des peuples (Mrap) Mouloud Aounit, aujourd’hui décédé, a passé du temps à contrer les critiques. En France, il est l’un des premiers à avoir promu ce terme à l’occasion d’un colloque organisé en 2003 intitulé « Du racisme anti-arabe à l’islamophobie ». Dans son propos introductif, il présente sa nouvelle conception. Selon lui, l’islamophobie est une forme de discrimination qui mérite d’être combattue en tant que telle : « Nous sommes une association anti-raciste laïque : nous estimons plus que légitime la critique des religions – y compris de l’islam – dès lors que celle-ci reste dans le strict domaine du débat et non de l'injure. Par ailleurs, nous voulons inscrire cette mobilisation dans le fil rouge de l’action du Mrap, c’est-à-dire dans le combat contre tous les racismes. Nous souhaitons tout simplement, en “zoomant” sur la réalité de cette forme nouvelle de racisme, créer aussi les conditions qui permettront d’ériger des passerelles entre toutes les victimes de racisme d’une part, et ceux qui, n’en étant pas personnellement victimes, sont profondément convaincus que toute atteinte à la dignité d’un individu, quelle que soit sa couleur de peau, sa nationalité, ou sa religion, est une offense à la conscience humaine. »
Ce n’est pas un hasard si l’offensive des défenseurs de la notion remonte au début des années 2000. Elle accompagne une hausse des actes visant spécifiquement des personnes en fonction de leur religion à la suite des attentats du 11 Septembre, qui provoquèrent des mesures de rétorsion envers des musulmans, notamment en Europe et aux États-Unis. La France en a pris tardivement la mesure. Jusqu’en 2009, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), instance chargée par l’État de rassembler les données en matière de racisme et d’antisémitisme, comptabilisait les victimes musulmanes dans les victimes du racisme en général. Ce n’est qu’à partir de 2010 que ces personnes font l’objet d’un enregistrement spécifique.
En parallèle, les enquêtes sociologiques, comme Trajectoires et origines (TeO), distinguant et articulant les discriminations fondées sur une supposée appartenance ethnico-raciale, et celles fondées sur l’appartenance religieuse présumée se développent. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), cible des opposants à l’islamophobie, est créé dans ce contexte. Tandis que la CNCDH se limite aux actes et menaces constatés par les services de police et de gendarmerie, le CCIF prend en compte, dans son rapport annuel, les faits « recensés, vérifiés et triés » par ses soins, sans qu’ils se traduisent nécessairement en justice. En 2012, 469 actes ont ainsi été décomptés, contre 298 en 2011 et 188 en 2010, soit une augmentation de 57,4 %.
Cette hausse du nombre d'agressions, associée à une perception, observée par la CNCDH, de plus en plus négative à la fois des musulmans et de l’islam rend progressivement insuffisantes les expressions utilisées jusque-là, comme le racisme anti-arabe (connotation ethnique), anti-maghrébin (référent géographique) et anti-immigrés (sous-entendu pas français).
Et pourquoi pas « racisme anti-musulman » ? Malgré les apparences, cette expression est tout aussi construite que les autres. Ceux qui plaident pour le recours au terme d’islamophobie notent que la désignation de « musulman » est produite et diffusée par les responsables politiques et les médias plutôt que par les personnes revendiquant une appartenance à l’islam.
Dans un ouvrage paru chez Stock en 2010, Faire des Français : quelle identité nationale ?, Anne-Marie Thiesse, directrice de recherche au CNRS rappelle, de son côté, la spécificité coloniale de la France. La catégorie de « musulman » s’y avérait plus ethnique ou culturelle que religieuse. Cette terminologie a laissé des traces. Beaucoup de pratiquants regrettent que leur foi religieuse soit occultée par une dénomination qu'ils considèrent stigmatisante. Le risque existe, en favorisant les glissements entre « arabe », « musulman », voire « islamiste », de laisser prospérer des discours racistes qui ne disent pas leur nom.
C’est pour dénoncer ce qu’ils ont perçu comme une discrimination non assumée à l’égard des femmes portant le voile, que de nombreux chercheurs, partis politiques et personnalités ont signé en mars 2012 un appel pour refuser que ces personnes, quand elles sont mères, soient écartées des sorties scolaires. Lancé par le collectif Mamans toutes égales, ce texte intitulé « Laïcité oui/ islamophobie non » a été signé, entre autres, par le sociologue Jean Baubérot, l’historienne aujourd’hui sénatrice (EELV) Esther Benbassa, l’ex-porte-parole du NPA Olivier Besancenot, le magistrat Mathieu Bonduel, la co-fondatrice des Indivisibles Rokhaya Diallo, le co-fondateur du Cedetim Gus Massiah ou encore le philosophe Jacques Rancière.
La notion d'islamophobie n’en est pas moins « imparfaite et instrumentalisable », comme le reconnaît Marwan Mohammed, à l’origine d’un séminaire sur cette question à l’EHESS. Elle est toutefois « nécessaire ». Car, selon lui, mettre un mot sur une réalité sociale participe à la faire exister tandis qu’à l’inverse ne pas la nommer revient à occulter socialement et politiquement des faits dont l’existence est désormais reconnue au plus haut niveau de l’État.
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