Après le lynchage, vendredi 13 juin, de Darius, Rom roumain de 16 ans, à la cité des Poètes à Pierrefitte-sur-Seine, une enquête a été ouverte pour « tentative d’homicide en bande organisée ». L’adolescent a été retrouvé inconscient dans un caddie à proximité de son lieu de vie. Souffrant de graves lésions crâniennes, il se trouvait toujours, jeudi 19 juin, dans le coma.
L’enquête confiée à la police judiciaire de Seine-Saint-Denis s’avère particulièrement compliquée. L’exploitation des enregistrements des caméras de vidéosurveillance est en cours. Les auditions des témoins s’enchaînent. Du côté des riverains, qui ont pu être présents au moment des faits, la peur des représailles, dans un quartier réputé difficile en raison notamment de l’existence de trafics de drogue, incite à en dire le moins possible. Du côté des Roms, la barrière de la langue limite les échanges. De source judiciaire, les témoignages des proches de Darius, qui ont quitté le squat après que l’enfant eut été conduit à l’hôpital, sont lacunaires. « Ils sont sous le choc », rappelle Julie Launois-Flacelière, l’avocate de la famille. À cela s’ajoute une certaine défiance, de part et d’autre, à l’égard de la police. Mardi après-midi, lors d’une conférence de presse, la procureure de Bobigny Sylvie Moisson n’a évoqué ni interpellation, ni suspect. Jeudi, aucune évolution sur ce point n'était observée.
À propos du mobile de cet acte qu’elle a qualifié de « barbare », elle a parlé d’une « vengeance privée » fondée sur une « rumeur ». Le lynchage, selon les premiers éléments de l’enquête, serait consécutif à un cambriolage dans la cité. Darius aurait été désigné – à tort ou à raison – comme l’auteur de ce vol. « Nous ne connaissons pas l’identité du cambrioleur à ce stade », insiste-t-on dans l’entourage de la procureure. L’emploi du conditionnel s’impose, maintient le parquet. Le jeune Rom aurait alors été poursuivi, puis enlevé chez lui, séquestré et battu, avant d’être abandonné, presque mort. Des photos vraisemblablement prises au moment où il a été retrouvé ont été publiées par la presse étrangère. Elles témoignent de l’ignominie de cette « expédition punitive ». « Le droit français s’oppose à la diffusion de ce(s) photo(s) d’une victime mineure qui a droit à la protection absolue de son image sous peine de poursuites pénales », a rappelé jeudi Sylvie Moisson dans un communiqué.
Retour sur la chronologie des événements telle qu’elle transparaît des informations rassemblées auprès de sources judiciaires, du ministère de l’intérieur, de témoins vivant dans la cité et de l’avocate de la famille, Julie Launois-Flacelière, spécialisée dans la défense des populations roms vivant en Ile-de-France.
Vers 17 heures, vendredi, des habitants du quartier se regroupent à proximité de la maison désaffectée dans laquelle sont installés entre cent et deux cents Roms depuis quelques semaines pour certains, quelques mois pour d’autres. Ils semblent vouloir en découdre, sans que l’on en sache plus. Ce premier « contact » n’est connu qu’après-coup. Les résidents du squat n’auraient pas fait appel à la police à ce moment-là.
Vers 20 h-20 h 15, un cambriolage a lieu dans la cité, dans un appartement situé au premier étage d’un immeuble. L’auteur aurait été pris en flagrant délit par un enfant de 10 ans qui habite là avec sa famille. Le mineur dit avoir vu le cambrioleur s’emparer de sacs et chercher du matériel informatique. Une plainte pour disparition de bijoux a été déposée le lendemain. Surpris, le voleur se serait enfui par la fenêtre. Un groupe d’individus seraient partis à sa poursuite, mais, ne parvenant pas à l’attraper, ils auraient été rejoints par d’autres habitants. À plusieurs (une douzaine, une vingtaine, une soixantaine, les versions divergent), ces hommes, jeunes semble-t-il, convaincus que le voleur était rom, se seraient dirigés, armés, vers le campement nouvellement installé en face de la cité, de l’autre côté de la nationale 1. Certains sont arrivés le visage dissimulé (par des capuches ou cagoules, selon les témoignages). Ils ont fait irruption dans l’enceinte du squat, terrorisant les habitants. La grand-mère de Darius se serait interposée pour protéger son petit-fils. À cette occasion, elle aurait reçu un coup de crosse de fusil à pompe. « L’adolescent a été enlevé sous les yeux de sa famille », souligne l’avocate. Selon le parquet, les agresseurs auraient menacé de mettre le feu si les résidents appelaient la police.
À 20 h 45, les policiers sont appelés par des habitants du quartier signalant des coups de feu du côté de la maison abandonnée. Ils débarquent mais, assurent-ils, leurs questions, dans le campement rom, restent sans réponse. Ils repartent. Cette intervention n’est pas située précisément par rapport à l’enlèvement.
Vers 22 h 30, la tante du jeune homme aurait contacté la police pour signaler la disparition de Darius et la demande de rançon. Les ravisseurs, qui se seraient servi du téléphone du jeune homme, auraient progressivement revu à la baisse leurs exigences, passant de 15 000 à 5 000 euros, selon les uns, 20 000, puis 15 000 pour aboutir à 10 000 euros, selon les autres. « La police arrive dans les minutes qui suivent, indique-t-on de sources judiciaires, ils vont dans la cité pour chercher la personne. En vain. » Aucun élément précis n’indique le lieu de la séquestration. La présence de suie sur le corps du jeune homme a pu laisser penser qu’il avait été retenu dans une cave. Mais sans certitude. Il peut s’agir aussi d’un appartement en travaux, étant donné la multiplicité des immeubles en construction du fait de la rénovation urbaine dans le quartier.
À 23 h 30, Darius est retrouvé par un voisin, entre la vie et la mort, dans un caddie abandonné à proximité de chez lui. Son visage est particulièrement meurtri. Les secours arrivent. Les pompiers préviennent la police. Le Samu conduit le jeune homme à l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis avant qu’il ne soit transféré en réanimation à Lariboisière à Paris, où ses proches lui rendent visite. Des douilles d’arme à feu « non percutées », c’est-à-dire non utilisées, auraient été retrouvées à proximité du caddie, selon la police qui précise n’avoir aucune certitude sur leur lien avec les faits.
Apeurées, l’ensemble des familles vivant dans le squat ont quitté Pierrefitte. Personne ne sait exactement quand Darius et ses proches sont arrivés en France. Après avoir été expulsés d’un précédent campement, ils vivaient là depuis moins d’un mois, selon la procureure. De source judiciaire, Darius n’a jamais été condamné. Selon le maire PS de la ville, Michel Fourcade, il aurait été interpellé plusieurs fois par la police depuis le début du mois. « Darius est une victime dans cette affaire, je ne vais donc pas communiquer largement sur son casier judiciaire », a souligné la procureure.
Comme elle, Julie Launois-Flacelière juge indignes les rapprochements entre le lynchage d’une part et les supposés délits commis d'autre part. « Faire ce lien, comme l’a fait le maire, est scandaleux. La famille espère que la présomption d’innocence vaut également pour la communauté rom, que la France est un état de droit qui ne peut laisser aucune place à la justice privée », affirme-t-elle. « Sur les antécédents du jeune homme, je n’ai rien à signaler. C’est indécent. Darius est une victime, il s’est fait massacrer », insiste l’avocate qui refuse d’indiquer dans quel campement la famille a trouvé refuge, pour éviter que les médias ne la harcèlent. Aucune mesure de protection n’a été proposée ; aucune solution, même temporaire, de logement n’a été avancée, regrette-t-elle. « Les membres de la familles se tiennent à l’écart des médias. Ils ont été chassés à coups de fusil à pompe, à coups de feu en plein jour. Ils sont terrorisés, souligne-t-elle. Darius a été battu à mort, torturé. Ils ont fui. À peine après avoir trouvé un point de chute, les policiers ont cherché à les en déloger. Ils aspirent au calme. »
« Ce drame n’est pas réductible à un antagonisme entre deux communautés », indique la procureure, déniant implicitement le caractère raciste de l’agression. S’il se confirme que la vengeance est le mobile premier, elle n’est en aucun cas incompatible avec une forme de rejet d’une population stigmatisée dans la sphère publique. Un tel sentiment d’impunité à l’égard de personnes désignées comme Roms s’est développé ces dernières années en France – les propos recueillis dans la cité auprès d'habitants en témoignent (lire notre reportage) – qu’il a pu alimenter la violence extrême dont Darius a été la cible.
Les auteurs et complices encourent la réclusion criminelle à perpétuité. Plusieurs questions restent en suspens : pourquoi les autorités ont-elles attendu trois jours pour faire « fuiter » cette affaire gravissime dans la presse ? Les policiers se sont déplacés deux fois vendredi soir sur les lieux, avant de revenir une troisième fois pour constater la découverte du corps. Où se situent les dysfonctionnements ? Comment ont-ils pu passer à côté d’un tel drame ?
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