On ignore toujours ce que sont devenus les 2 300 tubes contenant des fragments de virus du SRAS égarés par l’Institut Pasteur, accusé de négligence par les ministres Marisol Touraine et Benoît Hamon (voir notre article ici). À défaut de les avoir retrouvés, les inspecteurs de l’Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM) ont reconstitué une partie de leurs tribulations, décrites dans un rapport confidentiel que Mediapart a pu se procurer. Un parcours improbable, de bac à glace en autoclave, qui passe par la disparition d'un congélateur dont personne ne peut affirmer qu'il avait été complètement vidé avant d'être évacué…
L’ANSM a inspecté en avril dernier le laboratoire P3 où étaient conservés les échantillons disparus. Les inspecteurs ont rencontré une vingtaine de chercheurs et techniciens de l’Institut Pasteur, et ont auditionné neuf de ces personnes. L’inspection met au jour des pratiques et une gestion peu compatibles avec les exigences de sécurité que l’on attend d’une telle installation, habilitée à stocker et à manipuler des « MOT » (micro-organismes et toxines) potentiellement très dangereux.
Le laboratoire P3 concerné, situé dans le bâtiment Nocard, au siège parisien de l’Institut Pasteur, est partagé par deux unités de recherche. La première est la CIBU, ou cellule biologique d’intervention d’urgence, dirigée par Jean-Claude Manuguerra. Elle a pour mission de réagir, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à toute urgence de santé publique liée à une épidémie, un accident ou une éventuelle attaque bioterroriste. La seconde unité de recherche, dite « GMVR », est l’unité de génétique moléculaire des virus respiratoires, qui a aussi la fonction de Centre national de référence sur la grippe et qui est dirigée par le professeur Sylvie van der Werf.
Les activités de ces deux unités impliquent le stockage d’un grand nombre d’échantillons de virus, bactéries et autres agents pathogènes. Les tubes perdus contenaient des prélèvements provenant de patients atteints de SRAS lors de l’épidémie de 2003, ou des extraits de ces prélèvements, qui étaient sous la responsabilité de l’unité GMVR. D’après les explications fournies aux inspecteurs par Sylvie van der Werf, des chercheurs de l’unité ont travaillé sur le SRAS principalement entre 2003 et 2006, et dans une moindre mesure en 2012 et 2013.
Pour conserver les échantillons, le laboratoire P3 dispose d’un congélateur de travail, à -80 °C, installé dans la pièce principale du labo. Il existe aussi un congélateur de secours, également à - 80 °C, qui est installé dans le « sas matériel », espace qui permet de stériliser tout équipement que l’on fait sortir du laboratoire.
Les tubes perdus, rangés dans des boîtes en plastique, avaient été entreposés dans le congélateur de secours. Ce qui pose un premier problème, car cet appareil de secours n’est pas destiné à stocker du matériel biologique de manière permanente, mais à prendre le relais du congélateur de travail si ce dernier tombe en panne. Christophe Batéjat, responsable du Pôle d'identification virale à la CIBU, a indiqué à l’ANSM que « dans les faits, le congélateur de secours est utilisé par les équipes qui sont informées que ce qui y est stocké est susceptible d’être sorti en cas de panne du congélateur de travail ».
Cette situation dommageable résulte du fait que les activités des deux unités entraînent l'accumulation d'une quantité d’échantillons qui dépasse la capacité des équipements de travail. Ce n’est pas nouveau. Le rapport de l’ANSM révèle qu’une inspection menée en 2008 avait déjà relevé que « du matériel biologique infectieux (était) conservé dans le congélateur de secours du sas matériel ». À l’époque, l’Institut Pasteur s’était engagé à vider le congélateur de secours de tout matériel biologique « sauf quand il joue le rôle de congélateur de secours ». Mais cet engagement n’a pu être tenu et la pratique de stocker des échantillons dans l’appareil de secours a perduré. « La capacité de stockage à -80 °C demeure tendue », indique Sylvie van der Werf aux inspecteurs.
Selon le rapport de l’ANSM, « l’opérateur (a) notoirement dépassé la capacité d’utilisation de son laboratoire en stockant une quantité de matériel biologique l’obligeant à utiliser en routine les équipements de secours ».
Il faut ajouter que le sas matériel où se trouve le congélateur de secours est ouvert sur l’extérieur après chaque cycle de désinfection, « ce qui n’est pas conforme aux exigences de sécurisation des produits infectieux », d’après le rapport.
L’événement déclencheur de la perte des tubes est une panne qui a affecté le congélateur de secours le 21 décembre 2012. À la suite de cette panne, les boîtes contenant les tubes de SRAS ont été transférées dans un bac de « carboglace » (CO2 sous forme solide). Puis un autre congélateur de secours, à -20 °C, a été apporté dans le sas matériel. Les boîtes de SRAS ont été transférées une deuxième fois, du carboglace vers le congélateur -20 °C, en janvier 2013.
Selon le rapport de l’ANSM, les boîtes devaient ensuite être déplacées une nouvelle fois pour être rangées définitivement dans le congélateur de travail, autrement dit là où elles auraient dû se trouver dès le départ. Cela nécessitait de libérer de l’espace dans le congélateur de travail, tâche qui a réclamé un an de délai, car la technicienne qui en était chargée avait d’autres missions en parallèle.
En janvier 2014, cette technicienne décide de procéder au transfert. Mais lorsqu’elle se rend dans le sas matériel, elle constate que le congélateur -20 °C a disparu, ce dont elle n’avait pas été informée. Il a été remplacé par un nouveau congélateur à -80 °C, installé le 27 mars 2013. La trentaine de boîtes SRAS ne se trouvent pas dans ce nouvel équipement.
Le congélateur -20 °C, lui, est censé avoir été vidé en mai 2013 avant d’être évacué. Il contenait des matériels de la CIBU et des boîtes appartenant à l’unité GMVR. Christophe Batéjat, le scientifique de la CIBU cité plus haut, a indiqué à l'ANSM qu'il avait procédé au transfert le 14 mai. L'équipe de la GMVR n'a pas participé directement à l’opération. Christophe Batéjat se souvient de l'avoir avisée oralement, sans avoir gardé de trace écrite. Il dit avoir déplacé tout le contenu du congélateur -20 °C. Mais il a aussi précisé aux inspecteurs que lorsque l'appareil a été évacué, il n'était pas présent, de sorte qu'il ne peut pas « affirmer que le congélateur était vide ». Il a également indiqué qu'il savait que les deux tiroirs du bas du congélateur contenaient des boîtes de la GMVR, mais qu’il ne savait pas « que l’unité de la GMVR conservait ses tubes de SRAS dans le congélateur de secours »…
Tout cela est un peu difficile à suivre… Quoi qu'il en soit, passé mars 2013, on ne retrouve plus trace des boîtes de SRAS. D’après le rapport de l’ANSM, il y avait une soixantaine de boîtes de SRAS dans le congélateur qui est tombé en panne. Elles ont été transférées dans le bac de carboglace, puis leur nombre a été réduit avant qu’elles soient rangées dans le congélateur -20 °C. Selon une des auditions effectuées par les inspecteurs, le nombre final de boîtes était 21, mais selon une autre audition il était égal à 29. Seule certitude, le détail des boîtes et de leur contenu n’a pas été consigné par écrit.
Il semble aussi, d’après certaines auditions, que toutes les boîtes n’aient pas disparu : quelques-unes auraient été retrouvées vides, apparemment après avoir suivi une procédure de recyclage. Il est en effet habituel de réutiliser des boîtes lorsque l’on n’a plus besoin de leur contenu. Dans ce cas, les boîtes sont vidées de leurs tubes et ces derniers sont autoclavés afin de les rendre stériles. Il n’y a pas de certitude que les boîtes « retrouvées », qui sont étiquetées SRAS, correspondent bien aux boîtes égarées. Si c’est le cas, la solution du mystère serait donc, tout simplement, que les boîtes auraient été vidées et leur contenu détruit. Mais une telle opération aurait normalement dû être programmée, et laisser une trace.
Le rapport de l’ANSM n’écarte pas l'hypothèse, mais ne l’adopte pas non plus ; il suggère une autre possibilité, à savoir que le congélateur -20 °C n’aurait pas été entièrement vidé avant d’être évacué. Le rapport note en effet qu’« aucun engagement n’a pu être recueilli auprès des personnes entendues en ce qui concerne l’absence de boîtes dans le congélateur C (celui à -20 °C) lors de son évacuation ». Le rapport note aussi, avec un certain humour, que « les opérateurs de l’unité de GMVR qui se sont rendus dans le laboratoire P3 à cet effet de réaliser l’inventaire annuel, constatent non pas la disparition des boîtes mais la disparition du congélateur C où ils s’attendaient à retrouver lesdites boîtes, et la présence d’un congélateur D (le nouveau -80 °C) qui ne contient plus le matériel biologique attendu ».
Il n’existe aucune certitude quant à la présence totale ou partielle des échantillons entre la fin mars 2013 et la période de l’inventaire annuel, entre décembre 2013 et janvier 2014. Autrement dit, pendant au moins neuf mois, personne ne s’est aperçu de rien. L’enquête de l’ANSM montre qu’il n’y a pas eu de concertation suffisante entre les deux équipes qui se partagent le laboratoire P3, et que les différentes opérations consécutives à la panne de décembre 2012 du congélateur de secours n’ont pas été enregistrées avec précision.
Au-delà du problème des échantillons disparus, les inspecteurs relèvent que les « MOT » conservés dans le laboratoire P3 du bâtiment Nocard ne sont pas protégés et que des personnes non habilitées peuvent y accéder : « Il apparaît que les équipements de stockage et de conservation du matériel biologique localisés dans le laboratoire P3 ne présentent aucune restriction d’accès, ceci pour les équipements de travail ou de secours qu’ils soient dédiés au laboratoire ou installés à titre provisoire. » Les inspecteurs constatent qu’en dehors de l’unité GMVR, « le personnel de cinq entités dispose des droits d’accès au laboratoire P3 et que cela représente une quarantaine de personnes ».
Les inspecteurs observent également que l’on peut accéder sans système de contrôle au sas matériel. En effet, la porte extérieure de ce dernier n’a pas de lecteur de badge et peut être actionnée lorsque la porte interne est fermée. Les échantillons stockés dans le congélateur de secours sont alors librement accessibles.
Le rapport de l’ANSM critique sévèrement l’attitude de l’Institut Pasteur après la constatation de la perte des boîtes. La perte a été constatée entre fin 2013 et début 2014, mais a été déclarée à l’ANSM le 28 mars 2014. « En conséquence l’opérateur n’a pas rempli ses obligations de déclaration immédiate de perte de matériel biologique de la liste des MOT », notent les inspecteurs qui considèrent ce retard de trois mois comme un « écart critique ». Interrogé par Mediapart, le directeur de l’Institut Pasteur, Christian Bréchot, nous avait répondu que l’ANSM avait été informée dans les délais réglementaires.
L’ANSM observe aussi que cette période de trois mois n’a pas permis de savoir exactement quels échantillons avaient disparu ni quelles personnes avaient pu y accéder : « Il en résulte que l’opérateur n’a pas été en mesure lors de l’inspection de définir avec précision ce qu’il avait perdu, ce qui constitue un manquement grave aux règles de sûreté biologique », écrivent les inspecteurs. Ils ajoutent : « Ce manquement est de nature à nuire à l’évaluation du risque visant à déterminer les conséquences possibles d’une utilisation ultérieure malveillante. » L’ANSM se démarque ainsi du communiqué de l’Institut Pasteur selon lequel les échantillons perdus ne sont pas dangereux car ils n’ont « aucun potentiel infectieux ».
Le rapport conclut logiquement par un « avis défavorable ». La procédure étant contradictoire, les conclusions définitives peuvent encore être modifiées en fonction des réponses de l’Institut Pasteur. D’autre part, Marisol Touraine et Benoît Hamon ont chargé l’Igas (inspection générale des affaires sociales) et l’IGAENR (inspection générale de l’éducation nationale et de la recherche) d’une mission visant à contrôler « l’ensemble des laboratoires de haute sécurité biologique de l’Institut Pasteur ». Une enquête judiciaire est également en cours.
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