« Je suis effondrée. » Jeudi matin, Sandrine Mazetier, vice-présidente PS de l'Assemblée nationale, n'arrivait toujours pas à y croire. Mercredi 11 juin, François Hollande a fait savoir par communiqué qu'il entendait proposer le nom de l'ancien ministre RPR Jacques Toubon, 73 ans, au poste prestigieux de Défenseur des droits, en remplacement du centriste Dominique Baudis, décédé en avril. Ce choix a surpris bien des membres des commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat, qui devront dans deux semaines se prononcer sur sa nomination. « Personne n'avait mentionné son nom ! », s'étonne Jean-Pierre Michel, vice-président socialiste de la commission des lois du Sénat.
L'ancien ministre de Jean-Marc Ayrault, Alain Vidalies, qui vient lui-même d'être nommé ambassadeur de France auprès du Bureau international du travail (BIT) « ne souhaite pas s'exprimer de façon individuelle ». Il concède toutefois que « la question du choix de la personne » se pose. Un doux euphémisme. En réalité, la nomination de ce grognard de la Chiraquie, contesté pour ses prises de position sur le droit des homosexuels ou l'immigration (lire ici le parti pris de Michel Deléan), fait hurler une partie de la gauche. Certains parlementaires de gauche interrogés par Mediapart assurent d'ailleurs d'ores et déjà qu'ils voteront contre le choix de François Hollande.
Lorsqu'on la joint jeudi matin, Sandrine Mazetier, émue, ne dissimule pas son trouble. La députée de la capitale connaît bien l'ex-député et maire du XIIIe arrondissement de Paris. « Les bras m'en tombent. Je suis élue de Paris, j'ai connu la Chiraquie triomphante, puis la Tiberie, et c'est à un type qui incarne tout cela qu'on va donner le poste ! Toubon défenseur des libertés ? Non, vraiment, je n'en reviens pas. »
« Au minimum je m'abstiendrai, mais je pense plutôt que je voterai contre, annonce le député Sébastien Denaja (Hérault). Je vais faire campagne pour invalider ce choix contestable. Le Parlement a un pouvoir de veto, voilà une bonne occasion de l'exprimer. » Pour le jeune élu, « le sexe, l'âge, le parcours, rien ne plaide pour M. Toubon ». « Il faut à ce poste incarner une exemplarité absolue. Le seul fait d'envoyer un hélicoptère dans l'Himalaya (en 1995, quand Toubon était garde des Sceaux, ndlr) pour récupérer un procureur afin de bloquer l'affaire Tiberi ne va pas dans ce sens. La vieillesse de M. Toubon ne lui confère pas les oripeaux de la sagesse. »
« Je m'interroge sur le choix de François Hollande, dit Jean-Pierre Michel, vice-président de la commission des lois du Sénat. Jacques Toubon s'est opposé dans le passé aux droits des homosexuels. En 1995, il m'avait répondu que le contrat d'union civile, ancêtre du Pacs, était un trouble à l'ordre public. II n'a pas été un grand fanatique de l'indépendance des juges. » « Je ne préjuge pas de mon vote : peut-être M. Toubon va-t-il lors de son audition s'amender, comme les délinquants s'amendent, dit-il, ironique. Et dans ce cas, nous lui donnerions l'absolution. Après tout, à 73 ans, il a peut-être décidé de défendre les droits de tout le monde… » Le sénateur estime que d'autres noms de droite étaient possibles, comme l'ex-garde des Sceaux Michel Mercier ou l'ancien médiateur de la République Jean-Paul Delevoye.
« Je ne fais pas de procès avant d'avoir entendu l'accusé, mais certains profils convenaient mieux à celui de défenseur des droits, commente le député Jean-Michel Clément. Je suis surpris, très réservé et dubitatif. Son engagement sur la question des droits ne paraît pas d'une évidence totale. Il faut à ce poste quelqu'un de consensuel, susceptible d'inspirer confiance à tous les citoyens. » Avant de parler de son vote, il entend d'abord « réfléchir à des alternatives » au choix présidentiel.
« Avoir voté contre la loi abolissant la peine de mort, contre la dépénalisation de l'homosexualité, s'être opposé au contrat d'union civile, etc., ce sont des décisions problématiques », abonde le député PS Matthias Fekl. Il ne souhaite pas dire à ce stade quel sera son vote, mais il laisse entendre qu'il pourrait être négatif. « Son parcours est problématique et potentiellement rédhibitoire. »
L'écologiste Sergio Coronado est bien moins diplomate. « C'est n'importe quoi. Quand j'ai entendu ça, j'ai cru que c'était un gag ou que je lisais Le Gorafi (un site d'information parodique, ndlr). Jacques Toubon n'est peut-être plus l'agité qu'il fut dans les années 80, mais c'est tout de même affolant : absolument rien dans son parcours ne l'associe à la lutte pour les droits et contre les discriminations ! Pourquoi ne pas nommer dans ce cas Jean Tiberi (l'ancien maire de Paris, un autre pilier de la Chiraquie, ndlr) au poste de contrôleur général des prisons ? »
Les députés Alexis Bachelay et Yann Galut, auteurs dans la matinée de tweets rageurs, ont appelé mercredi leurs collègues des commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat à rejeter sa nomination. « Le Défenseur des droits est une institution importante, elle nécessite à sa tête une personnalité engagée sur ces questions. Il ne doit pas s’agir de recaser des politiques à la retraite », écrivent-ils dans un communiqué. Ils disent craindre un « signal négatif sur la capacité de cette institution à rendre des décisions propres à favoriser la non-discrimination et la défense des citoyens, quelles que soient leurs origines, leurs sexualités, leurs opinions. » L'ancien directeur de cabinet d'Harlem Désir au PS et le porte-parole d'Europe Écologie, Julien Bayou, ont lancé une pétition « Non à la nomination pour défendre nos droits ! » sur le site Avaaz. Elle comptait jeudi soir plus de 1 200 signataires.
Les députés socialistes Pouria Amirshahi et Nicolas Bays ont également lancé un appel à leurs collègues :
Je n'ai rien contre M. #Toubon. Mais pas lui à ce poste-là. J'appelle mes collègues députés qui auront à se prononcer à infirmer ce choix— Pouria Amirshahi (@PouriaAmirshahi) 12 Juin 2014
Je demande solennellement à mes collègues de la commission des lois de rejeter la candidature de #Toubon au poste de défenseur des droits.
— Nicolas Bays (@nicolasbays) 12 Juin 2014
Au Sénat, la centriste Nathalie Goulet a rappelé les déclarations sur les couples homosexuels de Jacques Toubon, estimant que « le Président devrait veiller à promouvoir une nouvelle génération plutôt que de se livrer au recyclage ». Moins critique, le sénateur UMP Jean-René Lecerf explique qu'il « votera pour lui sans beaucoup d'arrière-pensées ». Même s'il admet trouver ce choix « surprenant » : « C'est vrai qu'on l'avait un peu oublié. Il aura 78 ans à la fin de son mandat, et le Défenseur des droits c'est quand même une autorité administrative très lourde. Et puis c'est vrai qu'il a été un peu réac dans l'exposition de ses opinions, mais je crois qu'au fond c'est un brave type. »
Jacques Toubon peut-il ne pas être confirmé par le Parlement ? Il faudrait pour cela que les 3/5e de l'ensemble des sénateurs et des députés de la commission des lois votent contre sa nomination. Ce qui signifie que les seules voix de gauche ne suffiront pas. Il y a par ailleurs fort à parier que des parlementaires, même éventuellement sceptiques, ne voteront pas contre le choix de François Hollande. Ne serait-ce que pour ne pas ouvrir une nouvelle crise avec l'exécutif, en plein débat parlementaire sur le projet de loi de finances rectificatif qui mettra en musique le contesté pacte de responsabilité. Certains membres des commissions des lois de l'Assemblée et au Sénat joints par Mediapart ne trouvent d'ailleurs rien à redire au choix de François Hollande, ou se désintéressent de la polémique. « Toubon a été un bon ministre de la culture, sur le reste je ne ferai aucun commentaire », évacue la sénatrice Catherine Tasca, ancienne ministre de la culture de Lionel Jospin. « Ce n'est pas quelque chose de prioritaire et moi je vote toujours en faveur de François Hollande », balaie Patrick Mennucci.
Reste un « mystère », souligné par l'écologiste Sergio Coronado : « Pourquoi François Hollande a-t-il pensé à lui ? » Pour l'instant, la réponse reste assez nébuleuse, comme souvent avec le chef de l’État. Selon l’Élysée, le président de la République a souhaité nommer à ce poste une personnalité de droite – il a nommé le même jour contrôleure générale des prisons une femme de gauche, Adeline Hazan, l'ancienne maire de Reims, recasée après sa défaite aux municipales. Une volonté d'équilibre politique qui passe mal non pas sur le principe, mais en raison du pedigree de Jacques Toubon. « Je ne suis pas opposé au fait de nommer à de tels postes des personnalités de l'opposition, explique le député PS Matthias Fekl. Mais dans ce cas, ce doit être un choix incontestable. Et en l'occurrence, ce choix ne fédère pas. »
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