Les magistrats anticorruption Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire viennent d’inscrire le mot “fin” à leur enquête portant sur le volet financier de l’affaire Karachi. Il s’agit du premier épilogue, avant procès, de l’un des plus importants scandales politico-financiers de ces dernières décennies, dans lequel s’enchevêtrent corruption, ventes d’armes et financements politiques illégaux. Une audience pourrait avoir lieu d’ici un an, en 2015, soit vingt ans après les faits.
Après trois ans et demi d’investigation, qui ont nécessité la coopération judiciaire de nombreux pays (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, États-Unis, Colombie…), les juges d’instruction ont décidé de renvoyer devant le tribunal correctionnel de Paris six personnes, selon les termes d’une ordonnance signée jeudi 12 juin.
Parmi les futurs prévenus figurent les principaux collaborateurs de l’ancien premier ministre Édouard Balladur (Nicolas Bazire, directeur de cabinet), de son ministre de la défense François Léotard (Renaud Donnedieu de Vabres, conseiller spécial) et du ministre du budget de l’époque Nicolas Sarkozy (Thierry Gaubert, chef adjoint de cabinet).
Ils sont tous les trois accusés d’avoir organisé, en amont, et/ou d’avoir profité, en aval, d’un système organisé de détournements d’argent sur quatre ventes d’armes du gouvernement Balladur (1993-95) avec le Pakistan et l’Arabie saoudite. L’histoire était connue ; elle est désormais documentée par la justice et la police avec un luxe de preuves rarement réunies dans une affaire d’une telle importance.
Les trois autres protagonistes du dossier renvoyés devant le tribunal sont les marchands d’armes Ziad Takieddine et Abdul Rahman el-Assir, ainsi que Dominique Castellan, l’ancien président de la branche internationale de la Direction des constructions navales (DCN), entreprise d’État au moment des faits.
Les marchands d’armes Takieddine et el-Assir, imposés à la dernière minute par le gouvernement Balladur dans les négociations des marchés d’armement incriminés, ont été en quelque sorte les “mules” de l’argent détourné dans le but de financer illégalement la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995. Ils sont renvoyés pour « complicité et recel d’abus de biens sociaux ».
Privé des moyens du RPR, acquis à la cause de Jacques Chirac pour l’élection présidentielle de 1995, Édouard Balladur est accusé d’avoir utilisé les leviers de l’État durant son séjour à Matignon pour trouver les financements nécessaires à sa campagne électorale. C’est pour cette raison qu’entre janvier et novembre 1994, son gouvernement sera saisi d’une frénésie de signatures de contrats dans le domaine militaire.
En tant qu’ancien directeur de cabinet et de campagne d’Édouard Balladur, Nicolas Bazire (aujourd’hui n° 2 du groupe LVMH) sera jugé pour « complicité d’abus de biens sociaux » et « détournement de fonds », tout comme Renaud Donnedieu de Vabres. L’enquête a établi qu’après avoir imposé le réseau Takieddine dans les ventes d’armes de l’État français, les deux hommes avaient aussi profité à des fins politiques d’une partie de l’argent détourné.
Thierry Gaubert, lui, sera jugé pour « recel d’abus de biens sociaux », les investigations ayant démontré qu’il avait convoyé au moins 6,2 millions de francs d’argent liquide issu des rétrocommissions.
Ziad Takieddine a d’ailleurs fini par reconnaître les faits sur procès-verbal, le 20 juin 2013, après des années de démentis. « À Genève, j’ai d’abord vu el-Assir qui avait préparé l’argent pour me le remettre en coupures de 500 francs enliassés autour d’une petite bande. Ils étaient dans des enveloppes beige Kraft, le tout dans une mallette. Puis je suis allé retrouver Gaubert dans un hôtel et je lui ai remis la mallette […]. Pour moi, c’était comme une demande de “retour d’ascenseur” après m’avoir obtenu la signature d’un contrat qui m’a amené beaucoup d’argent », avait détaillé le marchand d’armes devant le juge Van Ruymbeke, évoquant une première remise d’argent occulte au clan Balladur. Il y en eut au moins deux autres.
L’ancien président de la DCN-I, Dominique Castellan, sera quant à lui sur le banc des prévenus pour avoir autorisé le versement au profit du réseau Takieddine de commissions exorbitantes et indues en marge de la vente de trois sous-marins construits par la DCN au régime d’Islamabad – le contrat Agosta. Grâce aux documents bancaires obtenus et aux nombreux témoignages recueillis au sein de l’appareil militaro-industriel français, les juges sont parvenus à établir que ces commissions étaient revenues illégalement en France après avoir transité sur des comptes off-shore, abrités derrière le paravent de multiples sociétés écrans logées dans des paradis fiscaux.
Au total, 327 millions d’euros de commissions avaient été promis au réseau Takieddine et 82,6 millions avaient été effectivement versés, selon un calcul de Mediapart. Sur cette somme, la justice a établi à 72 773 000 francs (14,6 millions d'euros avec l'inflation) le montant des espèces retirées par le réseau Takieddine/el-Assir sur des comptes cachés, essentiellement à Genève.
« Si à l’époque des faits, il était légal de verser des commissions à des agents d’influence dont la mission était de “corrompre” des proches de décideurs politiques pour favoriser la signature de contrats d’armement, en revanche, il n’en va pas de même de commissions indues », avait noté, en mai dernier, le parquet de Paris dans son réquisitoire définitif.
De fait, la justice considère aujourd’hui, preuves à l’appui, que l’intervention à la dernière minute du réseau Takieddine n’a été d’aucune utilité pour la conclusion des différents marchés d’armement visés par l’enquête. D’où l’incrimination d’« abus de biens sociaux », un délit commis au préjudice de l’État. « L’intervention de ce réseau couverte par Nicolas Bazire et Renaud Donnedieu de Vabres, agissant au nom de leur ministre respectif, est une véritable imposture qui a eu un coût financier important in fine pour l’État français », expliquait ainsi le parquet de Paris il y a quelques semaines.
L’ordonnance de renvoi des juges Van Ruymbeke et Le Loire représente une étape décisive du processus judiciaire, mais l’affaire est loin d’être terminée. Devant le tribunal ne se présenteront en effet que les seconds couteaux du dossier, d’un point de vue politique. Les vrais décisionnaires au sein du gouvernement – Édouard Balladur et François Léotard, de manière certaine, et peut-être Nicolas Sarkozy, selon les juges – n’auront pas à répondre de leurs actes devant la justice ordinaire. Il existe toujours en France un tribunal d’exception, la Cour de justice de la République (CJR), chargée de juger les délits commis par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions. François Hollande avait promis sa suppression durant la campagne présidentielle, mais n’en fit rien une fois à l’Élysée.
À ce jour, aucune enquête n’a été formellement ouverte par la CJR sur le volet financier de l’affaire Karachi. Et si tel devait être le cas, les investigations pourraient prendre encore des années.
Parallèlement, le juge antiterroriste Marc Trévidic poursuit son enquête sur l’origine de l’attentat de Karachi, qui a coûté la vie, le 8 mai 2002, à quinze personnes, dont onze employés français de la DCN œuvrant à la fabrication de sous-marins vendus au Pakistan par le gouvernement Balladur. Le magistrat, qui a exclu la piste al-Qaïda initialement privilégiée, s’interroge sur un éventuel lien, direct ou indirect, entre l’attaque terroriste et les dessous financiers de marchés d’armement franco-pakistanais.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : GooglePlayDownloader 1.2