L’enseignement de l’économie à l’université est sous le feu des critiques depuis de nombreuses années. Trop abstrait, trop formel, il est accusé de s'être peu à peu déconnecté de la réalité par la prééminence de la statistique et des mathématiques. La crise de 2008, que bien peu d’économistes ont vu venir, a aussi révélé l'homogénéité au sein de l’institution où la domination des économistes néoclassiques menace à terme tout pluralisme. L’AFEP (Association française d’économie politique), qui a minutieusement enquêté sur les mécanismes de reproduction au sein du corps des enseignants-chercheurs, a ainsi conduit l’association à réclamer la création d’une nouvelle section au Conseil national des universités (CNU). Baptisée « économie et société », elle permettrait d’accueillir des courants – institutionnalistes, conventionnalistes, régulationnistes, etc. – aujourd’hui totalement marginalisés.
En juillet dernier, Geneviève Fioraso a chargé l’économiste et historien Pierre-Cyrille Hautcœur de rédiger un rapport pour « analyser la situation actuelle de la filière sciences économiques, tant sur le plan de la recherche, dans une logique interdisciplinaire, que de la formation et de l’insertion professionnelle des étudiants ». Le président de l’EHESS devait, selon la lettre de mission adressée à la ministre, également proposer des pistes pour « maintenir ou même enrichir la diversité des options théoriques et des méthodes ».
Pierre-Cyrille Hautcœur, qui a rendu jeudi dernier son rapport (à consulter ici) à la secrétaire d’État, détaille pour Mediapart les grands axes de celui-ci, qui défend un enseignement de l’économie beaucoup plus ancré dans les sciences sociales. Il explique aussi pourquoi la création d’une nouvelle section au CNU est une fausse bonne idée. Une idée encore défendue par certains membres de sa commission (on pourra lire ici le rapport alternatif de Philippe Frémeaux, Gérard Grosse et Aurore Lalucq) et qu’avait aussi soutenue Benoît Hamon lorsqu’il était encore ministre de l’économie solidaire…
La demande d’un autre enseignement des sciences économiques à l’université s’exprime avec force depuis plusieurs années. Que propose votre rapport pour réformer des filières qui peinent de plus en plus à attirer les étudiants ?
L’attente des étudiants de sciences économique est plurielle. Ils s’inquiètent de leur insertion professionnelle à l’issue d’un cursus jugé trop théorique et déconnecté du terrain, et se sentent sur ce point moins préparés à entrer sur le marché du travail que des étudiants qui ont fait de la gestion ou des classes préparatoires et une école. La deuxième demande est d’ordre plus intellectuel, avec des étudiants qui estiment que les outils qu’on leur donne à l’université ne leur permettent pas, dans le fond, de répondre aux questions qu’ils se posent.
Il me semble que ces deux critiques sont en partie mêlées et que la meilleure manière d’y répondre est de construire des cursus pluridisciplinaires avec une spécialisation progressive.
Je suggère qu’à l’échelle des sciences sociales, donc pour les étudiants en économie mais pas seulement, les étudiants apprennent au moins la diversité des manières de regarder et aient donc une formation initiale dans différentes disciplines de sciences sociales et humaines. Tout le monde ne peut pas tout faire, mais l’on peut imaginer que les étudiants aient une majeure et deux ou trois mineures.
C’est d’ailleurs ce qu’on enseigne aux étudiants dans les prépas et les grandes écoles, mais malheureusement de manière assez pauvre, car faible méthodologiquement du fait de la coupure avec la recherche. On leur expose une certaine pluralité des regards – historiques, économiques, sociologiques – mais de manière un peu « aplatie » : on leur donne les résultats, mais pas la manière de les construire. L’université a la chance d’avoir beaucoup d’enseignants-chercheurs qui peuvent montrer comment on procède parce qu'ils ont une pratique de la recherche. Si elle réussit à enseigner cette diversité des approches avec une certaine profondeur sur les savoir-faire, l’université peut faire beaucoup mieux que les autres formations.
Simplement, il faut accepter d’avoir une certaine forme d’exigence et en même temps d'avoir confiance envers les étudiants : considérer que même des étudiants qui n'étaient pas les meilleurs scolairement peuvent devenir très motivés s'ils sont confrontés à des problèmes économiques et sociaux importants, et que cette motivation les amènera à apprendre et à questionner leurs enseignants, et donc à acquérir une autonomie intellectuelle.
Votre rapport décrit un enseignement de l'économie qui s'est peu à peu coupé du réel. Comment y remédier ?
Il faut repartir de l’observation des faits sociaux dès les premiers cycles universitaires et redonner sa place à ce que, dans les sciences sociales, on appelle le terrain. Pour les économistes, cette notion, encore centrale pour les anthropologues et les sociologues, a disparu. Des outils statistiques ont été fabriqués, mais on n’enseigne plus du tout aux étudiants comment ils l’ont été. Les étudiants ont donc tendance à considérer que les catégories statistiques sont tombées du ciel et décrivent naturellement la réalité. Ils ne voient plus que ces statistiques ont été construites à partir de concepts qui ont permis de mettre de l’ordre dans une réalité foisonnante complexe.
Ce n’est pas qu’une question théorique puisque, pour bien s’insérer professionnellement, les étudiants ont besoin d’avoir une solide culture générale avec une appréhension globale des problèmes économiques (marché du travail, marchés financiers, fonctionnement des entreprises, etc.), mais surtout d'être capables de repérer ce qui est important dans le flux d'informations toujours plus important auquel ils seront confrontés dans leur vie.
L’idée qu’il faut mettre les étudiants plus en contact avec la société est aussi importante pour les motiver. La science doit être là pour répondre à des problèmes. Il faut construire des enseignements où l'on part de problèmes réels, et ensuite on élabore. C’est beaucoup plus difficile à faire que des enseignements standardisés de théorie « intemporelle », et c’est pour cela qu’à mon sens, il faut aussi repenser les questions de carrière des enseignants et d’organisation des enseignements.
Pour répondre au manque de pluralisme aujourd’hui dans le corps des économistes, l’AFEP (Association française d'économie politique) soutient la création d’une nouvelle section au CNU (Conseil national des universités) qui ferait toute sa place aux hétérodoxes. Benoît Hamon a d’ailleurs publiquement défendu cette option. Pourquoi la rejetez-vous ? L’AFEP a également critiqué la composition de votre commission au motif qu’elle ne comptait aucun représentant de l’hétérodoxie.
Cette demande de créer une nouvelle section au CNU est assez étrange, puisqu’il s’agirait de couper en deux une discipline au nom du fait qu’elle n’est pas assez unie. Ceux qui la réclament disent qu’on ne leur fait pas assez de place dedans, donc qu’ils préfèrent aller dehors. Mais je pense que pour eux, comme pour la science économique en général, le problème est de parvenir à les garder dedans et d’avoir une diversité interne plutôt que d’avoir des sous-groupes revendiquant la même discipline.
Si à chaque fois qu’il y a des conflits épistémologiques et politiques, on crée une nouvelle section au CNU, on ne va pas s’en sortir. Une évaluation de la recherche dont l'organisation évoluerait au fil des schismes et des excommunications n'est pas adaptée au débat raisonné qu'est censée être la science. De manière générale, mon sentiment envers le CNU est mitigé du fait de son caractère centralisé et souvent politisé, et parce qu'il renforce les frontières entre savoirs et conduit ainsi à une concentration des recherches au « centre » des disciplines. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas une identité propre à l’économie, un corpus théorique et méthodologique commun, ce qui me semble indiscutable et essentiel. Le travail interdisciplinaire doit se faire à partir des disciplines, qui constituent des manières d'aborder les questions spécifiques élaborées par des années de réflexion. Mais le CNU tend à exclure la recherche interdisciplinaire, alors qu'il devrait l'encourager. Ce pour quoi nous recommandons d'expérimenter une modalité de qualification dans laquelle un expert d'une autre discipline serait invité à donner un avis sur un dossier d'une discipline si la personne concernée le demande. Ainsi, un travail d'économie à forte dimension anthropologique pourrait bénéficier de l'avis voire de la présence d'un anthropologue.
Sur la composition de cette commission, il est vrai que je n’y ai invité aucun responsable de l’AFEP – pas plus que de l’AFSE (Association française de science économique) – car je ne voulais pas que le travail de notre commission tourne à un conflit entre institutions (et alors que nous avons pensé que ces deux organisations devraient au contraire se rapprocher sinon fusionner). Il y avait, en revanche, plusieurs sensibilités très différentes. Les membres de cette commission avaient des points de vue et parcours variés (plusieurs avaient par exemple exercé des responsabilités de décision publique ou privée). Nombre d'entre eux avaient auparavant fait part de leur critique des institutions universitaires ou de l'état des sciences économiques, certains affirmant notamment que la crise économique actuelle était aussi une crise de la pensée économique. Aucun n'a souhaité exprimer un avis divergent en fin de rapport, alors que je l'avais proposé à tous les membres de la commission.
Créer une nouvelle section au CNU selon l’AFEP permettrait d’enrayer un système d’autoreproduction qui fait qu’aujourd’hui ceux qui sont en place et qui appartiennent majoritairement à l’orthodoxie évaluent et promeuvent les enseignant-chercheurs, rien ne les incitant à faire de la place à la diversité.
Je ne partage pas ce constat. Il faut rappeler que l’on sort quand même d’une longue période où la droite était au pouvoir et où, dans une discipline assez politisée avec des jurys d’agrégation nommés par le gouvernement, il est arrivé que l’on nomme des professeurs pour des raisons en partie politiques, et que se retrouve écarté tout ce qui avait le moindre relent marxiste, voire critique. Le gouvernement actuel a la possibilité de nommer un jury plus respectueux des différentes sensibilités de la profession et j'imagine qu'il va le faire.
Par ailleurs, le rôle de l’agrégation du supérieur va être fortement réduit dans les recrutements, ce qui devrait permettre à plus de sensibilités de s’exprimer. Cela va renforcer le rôle des commissions locales de recrutement, et celui du CNU. Concernant le CNU, les mêmes problèmes de politisation ont pu exister, mais son caractère largement élu protège les collègues.
Si les propositions du rapport sur l'évaluation et les modes de recrutement étaient suivies, je suis persuadé qu'une plus grande place serait naturellement faite à la diversité des manières de faire de l'économie comme des théories. Par ailleurs, je pense qu’il ne faut pas accorder trop de valeur à cette distinction entre « orthodoxes » et « hétérodoxes ». Si cela a pu jouer du point de vue des carrières, avec des économistes marginalisés au-delà de ce qu’ils méritaient et d’autres promus au-delà de ce qu’ils méritaient, cette opposition a de moins en moins de sens d’un point de vue intellectuel. Elle s'était construite dans les années 1970-80 au sein des « rénovateurs », qui avaient l’ambition commune d’émanciper davantage l’économie du droit à l’université, et de renforcer les méthodes quantitatives, la formalisation et un raisonnement économique rigoureux. Ils ont réussi ensemble cette rénovation, et désormais tous les économistes savent manier des statistiques, construire des modèles plus ou moins formalisés, et ont en partage un vaste corpus théorique. Les débats internes entre eux concernent des questions épistémologiques et méthodologiques importantes, mais le travail commun demeure présent, et une grande partie des travaux récents d'économie discutant le rôle des institutions, des normes ou de la confiance sont à la frontière entre les prétendus « orthodoxes » et « hétérodoxes ». Il me semble difficile de nier qu'il y a aujourd'hui une diversité politique et scientifique immense au sein du courant que certains qualifient encore d'« orthodoxe », peut-être même plus vaste que chez les « hétérodoxes », ce qui devrait inciter à dépasser ces catégories.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes idéologiques dans la science économique. L’idéologie, qui est souvent mêlée avec les méthodes ou l’épistémologie de l’économie, devrait être plus clairement explicitée et critiquée. C’est une des choses pertinentes qu'affirment depuis longtemps ceux qui se disent « hétérodoxes » (même si en la matière la critique est plus aisée que l'art) ; mais ce n'est pas quelque chose qui les construise comme une autre discipline ni, surtout, qui doive être séparé de l'enseignement de l'économie.
La recherche en économie semble elle aussi s’être beaucoup uniformisée dans ses objets, ses méthodes. Comment la rendre plus audacieuse ou tout simplement plus diverse ?
Repartir de problèmes réels et chercher à les résoudre devrait être la démarche de tout chercheur. Trop souvent, on observe des chercheurs qui ont fait le choix d’une profession intéressante, mais qui ne sont pas toujours « habités » par leurs sujets. Aujourd’hui, si les études sur le genre sont si dynamiques, c’est aussi que la majeure partie des chercheurs sont des militants. Je ne dis pas qu’il faut forcément être militant pour faire de la recherche, mais il faut être passionné. Et pour cela, en économie, il faut en général s’être confronté à la réalité sociale. Ce qui veut dire que, par exemple, on devrait encourager les étudiants à travailler un peu dans une autre activité avant de se lancer dans la recherche. Ce n'est pas la tendance actuelle, qui construit plutôt le monde académique comme une tour d'ivoire, mais je le regrette.
Dans les critiques adressées aujourd’hui aux économistes, il y a évidemment l’idée que cette homogénéité idéologique a conduit la majorité à ne pas voir venir la crise de 2008, mais aussi que certains d’entre eux étaient parfois dans leur expertise en situation de conflit d’intérêts. Votre rapport insiste particulièrement sur les règles déontologiques à mettre en place.
La crise a mis en évidence le fait qu’une partie de la profession soit était complètement aveugle soit, plus grave, ne voulait pas voir certains problèmes. Mon sentiment est que les problèmes de corruption – pour dire les choses brutalement – sont rares, mais qu'il y a une zone un peu grise où les gens ne font rien de répréhensible mais, du seul fait qu’ils effectuent des travaux sur commandes privées ou participent à des missions dans des banques centrales ou des administrations publiques, risquent de voir leur jugement involontairement orienté.
Il faut là-dessus une certaine transparence, rendre publics les rémunérations et les financements reçus de commanditaires ou de soutiens publics ou privés. Il est bon aussi de publier l’ensemble des données statistiques et des programmes utilisés pour une recherche, de manière à permettre sa réplication.
Sur le fond, il est clair qu'une partie des modèles macroéconomiques qui étaient devenus dominants dans les prévisions des instituts de recherche, des gouvernements et des banques centrales, et hélas à l'université, étaient inadaptés, supposant des capacités d'anticipation et de rationalité trop élevées de la part des individus, une homogénéité trop grande des comportements de ceux-ci, une perfection des marchés notamment financiers qui excluaient a priori une crise systémique. Malheureusement, ce problème n'est pas encore résolu et ne le sera que grâce à un effort important des chercheurs – effort entamé mais loin d'être achevé – et à l'ouverture des institutions économiques. À cet égard, les problèmes politiques existent et sont plus importants que les problèmes théoriques ou que les défauts de l'organisation académique.
Beaucoup de vos propositions visent la manière dont l’université fonctionne aujourd’hui, par discipline, en valorisant plus la recherche que l’enseignement avec des enseignants-chercheurs moins bien payés que les enseignants de classes préparatoires. Cela implique de très profondes réformes. Ne craignez-vous pas que tout cela ne finisse dans un tiroir ?
Ce qui est très compliqué, c’est que les universitaires doivent se prendre en main et s'attaquer – ce qui a commencé dans certaines universités – à démanteler une approche de l’université par piliers disciplinaires depuis la première année jusqu’au doctorat. Il faut comprendre que si elles ne font pas ça, les universités dépériront progressivement, et nombre d'universitaires l'ont bien compris et commencé à mettre en œuvre des transformations ambitieuses – même s'ils sont encore minoritaires.
Par ailleurs, il est important de bien mieux rémunérer les enseignants à l’université – qui gagnent moins qu’en classe préparatoire même s'ils travaillent autant –, en particulier de mieux récompenser ceux qui s’investissent dans l’enseignement. Les universités réellement autonomes devraient pouvoir mieux gérer leurs carrières en leur permettant dans le temps des modulations de service entre enseignement, recherche et activités administratives. Dans la plupart des métiers, on considère que les cadres cessent d'innover après cinq ou six ans s'ils ne changent pas d'activité. On ne devrait pas considérer qu'un enseignant-chercheur doit garder à vie les mêmes cours, la même spécialité, mais l'aider à se réorienter, lancer de nouveaux projets, apprendre de nouvelles techniques, découvrir des champs de recherche complémentaires des siens, apprendre aussi différemment par les responsabilités qu'il peut exercer au service des étudiants et de son établissement en général. Ces changements sont en cours, et l'autonomie des universités y contribuera. L'essentiel est que la direction soit claire, et je crois qu'elle l'est désormais pour beaucoup. J'espère que ce rapport y aura modestement contribué.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : La blague de pétition pour demander l’accord de l’asile à Snowden en France