Le récent, et très beau, film de la réalisatrice Pascale Ferran, Bird People, est une fable sur les dérèglements d’un monde, le nôtre, celui d’un capitalisme hors de ses gonds, où l’argent dévore le temps, isole et sépare les individus, finit par les éloigner de la vie, d’une vie humainement décente. Trois personnages, de conditions sociales différentes, s’y débattent dans un lieu de nulle part et de partout, un hôtel de l’aéroport de Roissy-en-France : un ingénieur informaticien américain, associé de son entreprise dans la Silicon Valley, qui décide soudainement de tout plaquer, boulot et famille ; une jeune femme de chambre rêveuse et ingénue qui aimerait pouvoir reprendre ses études ; un réceptionniste qui, faute de pouvoir s’offrir un domicile, dort dans sa voiture.
Et c’est un oiseau, un simple moineau, qui indique la voie du sursaut, par la surprise d’un vol en liberté : cette grâce, entre amour, plaisir et bonheur, de ce qui ne se quantifie ni ne se monétise. On pourrait appeler cela le commun, comme l’ont récemment proposé Christian Laval et Pierre Dardot (lire ici). Non seulement ce qui est commun, ouvert à la curiosité de chacun, mais aussi ce qui est en commun, partagé par et pour tous. Ces biens communs dont l’affirmation et la protection garantissent que nous pouvons compter sur la protection d’une société solidaire, qui ne laisse personne sur le bas-côté, qui ne rejette ni ne détruit, soucieuse de l’humanité comme de la nature. Bref, ce qui fait qu’une société tient debout, affronte l’avenir, invente son futur, sans céder aux nécroses de la rancœur ou du ressentiment qui pourraient l’égarer et la perdre.
Nul hasard si je repense à cette œuvre de Pascale Ferran et au regard généreux qui l’anime, où chaque personne invisible compte pour une personne essentielle, au moment d’évoquer la lutte actuelle, et fort ancienne, des intermittents qui est aussi celle de tous les travailleurs intérimaires et/ou précaires (sur le même sujet lire La Parisienne Libérée ici et Christian Salmon là). Car, cinéaste engagée en ce sens qu’elle est soucieuse du monde où elle vit et travaille, Pascale Ferran en a formidablement résumé l’enjeu, le soir de 2007 où son précédent film, Lady Chatterley, fut couronné par pas moins de cinq Césars. Voici un extrait de ce qu’elle déclara lors de la cérémonie, propos qui, malgré le changement de majorité politique, de droite à gauche, n’a pas pris une ride, sept ans après :
« Pendant longtemps, [le régime d’indemnisation chômage des intermittents du spectacle] était remarquable parce qu’il réussissait, tout en prenant en compte la spécificité de nos métiers, à atténuer un peu, un tout petit peu, la très grande disparité de revenus dans les milieux artistiques. C’était alors un système mutualisé. Il produisait une forme très concrète de solidarité entre les différents acteurs de la chaîne de fabrication d’un film et aussi entre les générations. Depuis des années, le Medef s’acharne à mettre à mal ce statut en s’attaquant, par tous les moyens possibles, à la philosophie qui a présidé à sa fondation.
« Aujourd’hui, il y est presque arrivé. De réformes en nouveau protocole, il est arrivé à transformer un système mutualisé en système capitalisé. Et cela change tout. Cela veut dire, par exemple, que le montant des indemnités n’est plus calculé sur la base de la fonction de son bénéficiaire mais exclusivement sur le montant de son salaire. Et plus ce salaire est haut, plus haut sera le montant de ses indemnités. Et on en arrive à une absurdité complète du système où, sous couvert de résorber un déficit, on exclut les plus pauvres pour mieux indemniser les plus riches. »
J’ai retrouvé cette citation au tout début de Intermittents et Précaires, travail aussi rigoureux qu’original de Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato (publié en 2008 aux Éditions Amsterdam mais ouvert au téléchargement gratuit en format PDF). Cette référence à une voix s’exprimant depuis le terrain concret de la création donnait le ton d’une recherche certes menée selon les codes scientifiques mais dans une nouvelle relation entre chercheurs et ceux qu’ils étudient, en vue d’une « expertise citoyenne ». Issue d’une convention entre le CNRS, l’Université de Paris I et l’Association des Amis des intermittents et précaires, son résultat est à l’image du mouvement des intermittents qui, depuis ses débuts, ne se contente pas de lutter contre mais innove et propose par la production de nouveaux savoirs sur la réalité dont il témoigne.
« L’histoire du mouvement des intermittents n’est pas seulement celle d’une lutte, écrivent ainsi Corsani et Lazzarato. C’est aussi celle d’une “expertise” permanente qui se nourrit d’une réflexion sur la politique des savoirs et place au centre de la question politique les relations entre savoirs savants et savoirs profanes, savoirs minoritaires et savoirs majoritaires. » L’expérience vécue des premiers concernés y est sans cesse mobilisée afin de problématiser la réalité du travail discontinu, d’appréhender ses inégalités et son hétérogénéité, de penser sa nouveauté et de réinventer ses solidarités comme en témoigne le site de la Coordination des intermittents et précaires (à consulter ici).
Cette expertise citoyenne nourrit en retour la connaissance savante la plus aboutie. C’est ainsi que le sociologue Pierre-Michel Menger, élu en 2013 au Collège de France, a fait de l’intermittence son terrain de recherche lui permettant d’appréhender les transformations du travail à l’heure du nouvel âge industriel dont la révolution numérique est le moteur. De Portrait de l’artiste en travailleur, sous-titré Métamorphoses du capitalisme (Seuil, 2003), à Les Intermittents du spectacle, sous-titré Sociologie du travail flexible (Ehess, 2005, puis 2011), ses travaux rejoignent le souci militant des intermittents d’inscrire leur lutte dans un combat plus large pour la protection de tous les salariés à l’emploi discontinu. Tout comme leurs propositions – ce qu’ils nomment « le Nouveau Modèle » (voir sa présentation ici) – rejoignent les réflexions d’un autre professeur lui aussi élu au Collège de France (en 2012), Alain Supiot, éminent juriste penseur de l’État social.
« La Coordination des intermittents et précaires, écrivent encore Corsani et Lazzarato, n’a pas pour ambition de défendre les acquis sociaux des Trente Glorieuses, mais entend défendre de nouveaux droits sociaux associés à la mobilité et à la flexibilité de l’emploi. […] En revendiquant de nouveaux droits sociaux non seulement pour les intermittents mais aussi pour tous les travailleurs à l’emploi discontinu, à la rémunération variable et aux employeurs multiples, ce mouvement a ouvert une bataille politique sur le front de la précarisation et de la paupérisation qui touchent désormais une partie de plus en plus importante de la population. »
C’est en ce sens que le combat des intermittents du spectacle contre la nouvelle convention Unedic de leur régime d’assurance chômage n’est en rien catégoriel. Engagé depuis une dizaine d’années (la précédente mobilisation ayant conduit à l’annulation de nombreux festivals remonte à 2003), il recouvre un triple enjeu de civilisation : la conception du travail, la place de la culture, la définition de la démocratie.
Ceux auxquels ils s’affrontent – l’État, le patronat et les organisations syndicales signataires de l’accord (CFDT, FO et CFTC) – leur opposent un argument comptable : le déficit de l’assurance chômage spécifique dont ils bénéficient qu’ils imputent à une croissance des effectifs bénéficiaires bien supérieure à celle de la quantité de travail qu’ils se partagent (sur le secteur d’emploi concerné lire ici une récente note chiffrée du ministère de la culture).
Sachant que les 110 000 intermittents du spectacle représentent 3,5 % des bénéficiaires des allocations chômage et 3,4 % des dépenses de l’Unedic, c’est évidemment un argument à courte vue qui pose la seule question des dépenses sans interroger les recettes, qui n’interroge pas la contribution insuffisante d’employeurs (notamment dans l’audiovisuel) libres d’embaucher et de désembaucher à volonté, bref qui se refuse à inventer et consolider une protection sociale nouvelle, couvrant le risque d’un sous-emploi élevé encouru par les salariés dans un système de travail au projet, fragmenté et discontinu.
Dans un moment où la discontinuité de l’emploi qui caractérise l’intermittence s’étend à bien d’autres secteurs de l’économie, au-delà des seuls mondes de l’art et de la culture, le patronat refuse que le statut spécifique des intermittents fasse école. Il veut bien, ô combien, de l’emploi discontinu, et de la souplesse qu’il lui offre pour ses propres marges, mais refuse que son extension s’accompagne de nouvelles protections sociales, et donc des charges qu’elles lui imputeraient au nom de la solidarité. Tel est, pour la Coordination des intermittents et précaires (CIP), l’enjeu d’intérêt général de sa mobilisation contre l’accord Unedic conclu le 21 mars, essentiellement entre le Medef et la CFDT.
« Pourquoi le Medef prend-il pour cibles les intermittents, si peu nombreux, les intérimaires, si précaires ? demande-t-elle (retrouver ici le texte intégral). Parce que les annexes 4, 8 et 10 de l’assurance-chômage faisaient partie des rares dispositifs de protection sociale pensés pour l’emploi discontinu. Aujourd’hui, 86 % des embauches se font en CDD, il y a des millions de salariés pauvres ou à temps partiel. Le Medef ne veut pas que le régime des intermittents du spectacle ou des intérimaires serve de modèle aux autres : il s’agit d’empêcher à tout prix les précaires de réclamer des droits sociaux en échange de l’hyper-flexibilité voulue par leurs employeurs. » « Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous », ajoute la CIP, reprenant son slogan de 2003 : « Défendre les régimes d’indemnisation qui assurent une continuité de revenu face à la discontinuité de l’emploi, c’est défendre l’ensemble des salariés. »
Entre progrès social et régrès libéral, la bataille de l’intermittence concerne donc le monde du travail tout entier, véritable laboratoire de l’affrontement entre une logique de mutualisation du risque, qui impose des solidarités collectives, et une idéologie de capitalisation, qui livre les personnes à des combats solitaires, avec cette conviction aveugle que le chômage serait de la responsabilité des seuls individus et non pas de celle de la société. Mais, loin d’avoir pour unique adversaire le néolibéralisme patronal, le combat des intermittents rencontre en chemin des conservatismes syndicaux qui n’envisagent le travail que sous la forme de l’emploi salarié et permanent, qui s’accrochent à sa défense exclusive au point de délaisser les nouvelles formes d’emplois et de trajectoires professionnelles et qui, de ce fait, aggravent leur déjà faible représentativité par l’ignorance de nouvelles catégories de travailleurs, notamment parmi la jeunesse.
Qu’il s’agisse du Medef ou de la CFDT, ceux qui signent les accords appliqués aux intermittents ne sont aucunement représentatifs des secteurs d’emploi concernés. Arguant des grands équilibres comptables de l’assurance-chômage, ils ignorent les réalités qu’ils réglementent sans concertation des premiers concernés. Ni la CFDT ni FO ne sont particulièrement implantés dans les métiers du spectacle ou de la culture, tandis que les syndicats d’employeurs du secteur, tel le Syndeac (lire ici, sur son blog de Mediapart, sa lettre ouverte au premier ministre), ont fait connaître leur désapprobation massive de l’accord conclu.
À la question centrale du travail et de ses métamorphoses, s’ajoutent donc celles, également décisives pour la société tout entière, de la culture et de la démocratie. Aveuglé par idéologie au point d’ignorer les réalités économiques, le Medef n’hésite pas à qualifier l’indemnisation chômage spécifique aux intermittents de subvention déguisée à la culture. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas soutenir collectivement un secteur décisif pour l’économie française, sa vitalité et son innovation ? Première destination touristique mondiale avec 83 millions d’entrées touristiques internationales en 2012, largement devant les États-Unis, la France est aussi un pays que la culture enrichit, produisant de la valeur et créant des emplois.
C’est ainsi qu’elle contribue sept fois plus au produit intérieur brut (PIB) français que l’industrie automobile. Issues d’une récente étude conjointe des ministères de l’économie et de la culture (la retrouver ici), les données ne souffrent pas de discussion (voir le graphique ci-dessous) : avec 104,5 milliards d’euros d’apports directs et indirects à l’économie nationale en 2011, les activités culturelles représentent 57,8 milliards d’euros de valeur ajoutée, soit 3,2 % du PIB national. Un total de 670 000 personnes y sont employées soit 2,5 % de l’emploi actif en 2010, mais il faut y ajouter l’impact des initiatives culturelles sur le dynamisme socioéconomique d’un territoire.
« La culture et l’art, leurs modalités de production, leurs contenus, les publics qu’elles créent, les ressources et les désirs qu’ils mobilisent participent pleinement de l’émergence d’un nouveau régime de croissance », soulignent Corsani et Lazzarato au terme de leur recherche. En ce sens, loin de se réduire à un coût ou à une charge, les dépenses sociales, repensées à l’aune des transformations de l’économie et de la société, doivent être appréhendées, imaginées et défendues comme un investissement collectif contribuant au développement de ces biens communs que sont la culture, l’éducation, la formation, la santé, l’habitat, bref tout ce qui tisse le bien vivre d’une société d’individus solidaires.
Parce qu’elle est riche de son inventivité créatrice, la lutte des intermittents pose la question d’une réinvention de la démocratie, de son extension et de son approfondissement face à l’essoufflement, au risque de la nécrose autoritaire, de sa version étroitement représentative où le pouvoir de tous finit par se perdre dans la délégation à quelques-uns. C’est aussi ce que l’on ne comprend pas dans les ministères, ne voyant là qu’agitation minoritaire en lieu et place d’une authentique concertation et délibération démocratiques, alors même qu’ils ont accepté sans états d’âme de décider du sort de quelques-uns avec des interlocuteurs qui n’en sont pas représentatifs.
Loin de vieilles rengaines usées, les formes de lutte promues par les intermittents évoquent plutôt ce pragmatisme radical, ou ces radicalités pragmatiques qui furent théorisées aux États-Unis dans le sillage des philosophes pragmatistes qu’étaient John Dewey (1859-1952) et William James (1842-1910). Pour ces auteurs, l’avenir ne pouvait être qu’une invention collective, production partagée de nouveaux savoirs et de nouvelles approches, mobilisation collective autour d’exigences radicalement démocratiques. Ceux qui dirigent (l’État), ceux qui possèdent (le patronat), ceux qui représentent (en l’espèce les syndicats) ne sauraient ignorer les réflexions et les propositions de ceux qui vivent les réalités dont ils débattent.
Très tôt, y compris par le détour d’une « Commission des mots », la Coordination des intermittents et précaires a renversé la notion d’expert et d’expertise telle qu’elle s’est imposée dans les usages gouvernementaux et leurs vulgates médiatiques. Est « expert » celui qui est expérimenté, c’est-à-dire celui qui a ou qui fait une expérience. Autrement dit, proclame la CIP, « nous sommes bien les experts, je suis un expert de ma vie ». Où l’on comprend que le mouvement des intermittents, loin de défendre de façon crispée des acquis qui seraient datés, ébranle nombre de citadelles conservatrices. Pour notre bien. Pour nos biens communs.
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