C'est quand même la moindre des choses. En pleine affaire Bygmalion, alors que les révélations se multiplient sur les millions d’euros de dépenses vraisemblablement dissimulées par Nicolas Sarkozy en 2012 et sur les ruses utilisées pour mystifier les instances de contrôle, la justice vient rappeler la principale d’entre elles, la Commission nationale des comptes de campagne, à ses obligations de transparence.
Dans une décision rendue mardi 3 juin, le tribunal administratif de Paris, saisi par Mediapart, a ordonné à la Commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP) de nous communiquer une série de documents relatifs à l’instruction menée sur le compte de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2007, validé à l'époque avec très peu de retouches.
Alors que Mediapart réclame ces pièces depuis plus de deux ans, pour mieux saisir le travail des rapporteurs de la commission et jauger l’étendue réelle de leurs vérifications, celle-ci nous oppose un abusif « secret des délibérations », ainsi que cet argument à peine croyable : leur divulgation risquerait de « porter préjudice au candidat » Sarkozy.
Pourtant, Mediapart n'a rien demandé d'autre que les courriers échangés entre les "petites mains" de la commission et le trésorier de campagne de 2007, à savoir Éric Woerth. Alors que le compte déposé par Nicolas Sarkozy et ses cartons de factures sont déjà consultables, de même que la décision rendue par la commission, il serait utile de savoir quelles questions les rapporteurs ont posées en amont, sur quelles factures ils ont tiqué, quelles réponses leur ont été apportées, etc.
En arrière-fond plane évidemment l'interrogation suivante : ces rapporteurs de l’ombre ont-ils soulevé des irrégularités au stade de l’instruction, enterrées le jour de la décision finale par les neuf membres de la commission ? Rien ne l'indique à ce stade. Mais l'opacité entretenue par la CNCCFP s'est transformée, comme toujours dans ces cas-là, en machine à fabriquer du doute et des suspicions.
D'autant que l'Histoire est entachée d’un précédent. En 1995, les rapporteurs du Conseil constitutionnel avaient recommandé le rejet du compte irrégulier d'Édouard Balladur, avant d'être désavoués par les "Sages" qui l'ont validé sans ciller – une forfaiture révélée au grand jour en 2010 seulement.
Cette fois, le tribunal administratif de Paris enjoint la commission de nous transmettre l'essentiel des pièces d'instruction dans un délai d'un mois et de nous verser, au passage, 1 500 euros pour frais de justice. Si ses membres le décident, la CNCCFP peut toutefois contester ce jugement devant le conseil d'État.
Une telle obstination apparaîtrait comme une volonté de dissimulation, pour ne pas dire d'obstruction. La commission a-t-elle quelque chose à cacher ?
Elle doit bien admettre que les aveux de la société Bygmalion, qui déclare avoir « sous-facturé » en 2012 les meetings du chef de l’État sortant pour l'aider à cacher qu’il explosait le plafond de dépenses légales, viennent renforcer les soupçons, déjà lourds, qui pesaient sur le compte de campagne de 2007.
Car les mathématiques sont cruelles : comment croire que Nicolas Sarkozy est vraiment resté sous la barre des 22 millions d'euros en 2007 (en douze mois de campagne), s'il se confirme qu'il a dépassé le plafond de plusieurs millions d'euros en 2012 (en trois mois seulement) ? L’équation paraît intenable. Plus que jamais, les citoyens ont donc le droit de savoir comment la commission des comptes de campagne instruit ses dossiers.
En 2007, loin de repérer des dépenses cachées dans le compte ficelé par Éric Woerth, il se trouve que la commission avait plutôt corrigé l’addition à la baisse, de plusieurs dizaines de milliers d'euros ! En fait, depuis les révélations de Mediapart dans le scandale Woerth-Bettencourt et dans l'affaire des financements libyens, tout indique que certains frais de campagne ont été réglés en 2007 en dehors de toute comptabilité officielle.
D’abord, faut-il rappeler qu'Éric Woerth est renvoyé devant le tribunal correctionnel en janvier prochain pour avoir perçu de l'argent des mains de Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, en cachette et en plein cœur de la campagne (50 000 euros en espèces en janvier 2007, puis 100 000 euros minimum en février) ?
Son successeur au poste de trésorier en 2012, le député Philippe Briand, s’est lui-même chargé de le rappeler au bureau politique de l’UMP, le 27 mai dernier, avec une bonne dose de maladresse: « Cette fois-ci (en 2012), il n'y avait plus de Bettencourt ! » a-t-il lancé à huis clos, d’après Le Figaro. À quelles dépenses de campagne ces « coupures Bettencourt » auraient-elles servi en 2007 ? À payer du personnel au noir ? Des prestataires ? Les rapporteurs de la CNCCFP n'ont-ils rien reniflé ?
Surtout, deux juges d’instruction enquêtent aujourd’hui sur des soupçons de financement occulte par le régime de Mouammar Kadhafi, à la suite de la publication par Mediapart d’un document officiel libyen révélant un projet de soutien à hauteur de 50 millions d’euros. Depuis deux ans, pour démentir, le camp Sarkozy réplique doctement aux journalistes qu’une telle somme ne pouvait de toutes façons servir à rien dans une campagne limitée à 22 millions d’euros… Avec l’affaire Bygmalion, cet argument ne tient plus.
Dans ce contexte, la CNCCFP ne peut garder au secret plus longtemps les courriers échangés entre ses rapporteurs et l’équipe de Nicolas Sarkozy en 2007. Dans son mémoire, signé de son président François Logerot, la commission assure qu’il ne s’agit pas « de défendre un quelconque candidat », mais de respecter un supposé « secret des délibérations », ainsi que la vie privée de chacun. À l’en croire, cette confidentialité serait « essentielle pour que le rapporteur puisse agir en toute indépendance et liberté intellectuelle ».
Surtout, François Logerot rappelle que « la commission (…) ne retient pas nécessairement tous les griefs des rapporteurs ». Du coup, la divulgation d’un « soupçon initialement développé par le rapporteur (…) porterait préjudice au candidat ». On se pince.
Pour plaider la cause de Mediapart, Me Ivan Terel du cabinet Lysias s’est appuyé sur la loi de 1978 qui reconnaît aux citoyens le droit d’accéder à tous les documents produits par l’administration. Le texte prévoit certes une exception pour respecter « le secret des délibérations (…) des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif », mais la CNCCFP, autorité administrative indépendante, ne relève d’aucun pouvoir et certainement pas du gouvernement (lire le mémoire de Mediapart sous l'onglet Prolonger).
Après avoir examiné les documents réclamés par Mediapart, le tribunal administratif de Paris est ainsi resté imperméable aux chicaneries de la commission. Ce faisant, il s’inscrit dans la droite ligne de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui affirme dans son article 15 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Ce serait un comble qu’après deux ans de procédure, Mediapart doive encore attendre une confirmation du conseil d’État en cas de recours de la commission.
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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