Christiane Taubira a fait du Taubira. De longues démonstrations, techniques, argumentées ou imagées, souvent brillantes. De jolies tournures de phrase, des rires et des amabilités suaves, mais aussi des remarques assassines quand elle dénonce les « procédés abjects » d'un député UMP ou humilie en direct une de ses collaboratrices.
Comme on pouvait s'y attendre, la garde des Sceaux, souvent donnée partante sitôt « sa » réforme pénale votée, a défendu ce projet de loi avec brio. Mais Christiane Taubira n'a pu faire oublier que la loi sur la « prévention de la récidive et l'individualisation des peines », que les députés ont fini d'examiner dans la nuit de jeudi à vendredi, reste en deçà de ce que souhaitait le PS quand il hurlait dans l'opposition contre les lois sécuritaires de Nicolas Sarkozy.
Tétanisé par le climat politique et une droite qui lui reproche comme un mantra son « laxisme » supposé en matière pénale, l'exécutif a opté pour une réforme pénale expurgée des dispositions les plus polémiques. Des reculs et des atermoiements (la réforme a été repoussée à plusieurs reprises) que la garde des Sceaux, qui optait pour un texte plus ambitieux, n'a pu faire mine de ne pas regretter. « Je constate qu’il nous aura fallu deux ans pratiquement pour arriver à ce débat », a-t-elle glissé, évoquant aussi une loi « qui a tardé à arriver ». Le texte sera formellement adopté par les députés mardi 10 juin.
Pour défendre ce « texte de protection de la société » (dixit Christiane Taubira), la garde des Sceaux, fidèle à son habitude, a bien entendu convoqué le Panthéon des grandes voix de la gauche : Mendès France, Jaurès, Hugo : « Les opiniâtres sont les sublimes. Qui n’est que brave n’a qu’un accès, qui n’est que vaillant n’a qu’un tempérament, qui n’est que courageux n’a qu’une vertu ; l’obstiné dans le vrai a la grandeur. » Ou encore la Lettre à la France de Zola, en pleine affaire Dreyfus : « Je parlerai aux petits et aux humbles, à ceux qu’on empoisonne et qu’on fait délirer. Je ne me donne pas d'autre mission, je leur crierai où est vraiment l'âme de la patrie, son énergie invincible et son triomphe certain. »
Elle a aussi fait référence à quelques grandes figures de la droite humaniste. En face, l'UMP, combative mais assez peu imaginative, a martelé quelques arguments en boucle. Sur tous les tons, ils ont dénoncé une loi « laxiste » (Georges Fenech), qui traduit une « idéologie anti-carcérale » (Annie Genevard), fait la part belle aux récidivistes, cherche à « vider les prisons » et « oublie les victimes » (Marc Le Fur). L'opposition s'est surtout délectée des ambiguïtés du gouvernement, et de quelques passes d'armes entre le gouvernement et la majorité.
L'UMP s'est plu à relire, parfois « avec beaucoup de plaisir » (Éric Ciotti), plusieurs extraits de la fameuse lettre de Manuel Valls à François Hollande de l'été 2013. Alors ministre de l'intérieur, Valls pointait dans ce courrier rendu public « des désaccords sur le fond » avec Christiane Taubira. Il dénonçait une réforme « au socle de légitimité fragile » et souhaitait augmenter le nombre de places de prison, alors que la garde des Sceaux, qui évoque un « taux de surpopulation carcérale considérable » avec 68 000 détenus (+35 % depuis 2001, sans effet sur la baisse de la récidive), souhaite d'abord les désengorger.
Manuel Valls remettait surtout en cause l'instauration dans la loi de la « contrainte pénale », une peine alternative à la prison, préférant d'abord réformer le fonctionnement des parquets. Finalement, si Valls n'a pas gagné tous les arbitrages, c'est sa ligne plus sécuritaire qui l'a emporté sur celle, plus à gauche, de la garde des Sceaux. « Je n’ai pas à me justifier de mes prises de position qui ont toujours été extrêmement claires », a répondu l'actuel premier ministre à un énième député UMP qui lui rappelait ses propos.
La loi pénale traduit certes plusieurs engagements de François Hollande ou du parti socialiste, qui n'a cessé depuis 2002 de dénoncer l'activisme législatif sécuritaire de la droite, et de Nicolas Sarkozy en particulier. L'affirmation dans le Code pénal que les peines doivent être individualisées, la fin des sorties sèches de prison, la césure du procès pénal afin d'ajuster la peine une fois la culpabilité prononcée, et bien sûr la fin des très décriées peines plancher, qui fixaient une sanction automatique en cas de récidive, sont autant de mesures importantes. L'Assemblée a par ailleurs voté la suspension des peines de prison pour les femmes enceintes.
Pour autant, aucun des nouveaux délits créés par la droite entre 2002 et 2012 n’a été supprimé du Code pénal. Il n'a pas été question de “dépénaliser” ou de “contraventionnaliser” une série d’infractions (routières notamment) qui avaient été transformées en délits sous Chirac et Sarkozy, ou encore la détention de stupéfiants. De même, l’échelle des peines encourues pour certains délits n’a pas été revue à la baisse, toujours afin d’éviter un procès en laxisme. Le texte se fait même plus sécuritaire que certaines lois votées sous la droite lorsqu'il réduit la possibilité pour les juges de procéder à des aménagements de peine.
Les débats ont plusieurs fois prouvé la gêne d'une partie de la majorité face à un texte édulcoré. Mercredi dans la nuit, un curieux face-à-face a ainsi opposé la majorité, convaincue de la nécessité de supprimer les tribunaux correctionnels spéciaux pour mineurs, à une ministre d'accord avec eux mais qui n'avait pas le feu vert de l'Élysée et de Matignon pour abroger cette mesure phare des années Sarkozy, comme François Hollande s'y était engagé. « La garde des Sceaux disait que c'était sa feuille de route », a rappelé l'écologiste Sergio Coronado.
À court d'argument, le rapporteur socialiste Dominique Raimbourg a estimé qu'un tel amendement ne pouvait pas être voté « dans un souci d’efficacité vis-à-vis de l’opinion publique ». « C’est un engagement du président de la République », a rappelé Christiane Taubira elle-même, qui n'a pas caché s'être « posé la question ».
Finalement, faute d'engagement du gouvernement sur un calendrier précis, six députés socialistes, les écologistes et les communistes ont voté pour leur suppression. Et ceux qui ont voté contre au PS l'ont fait à contrecœur. « J'ai été disciplinée mais il aurait fallu voter cette disposition dans ce texte, déplore la socialiste Céline Untermaier. Toute la gauche était pour cette suppression, c'est assez rare pour être signalé. Le gouvernement ne le souhaitait pas par peur de rajouter des abcès de fixation pour l'opposition, mais il n'y avait pas de risque politique. » « On est d'accord et on n'arriverait pas à voter tous ensemble ? » a lancé, désolé, le communiste Marc Dolez.
« L'engagement du président de la République sera respecté », mais « pas par amendement », a promis Jean-Jacques Urvoas, un proche de Manuel Valls. Pascal Cherki (aile gauche du PS) lui a rétorqué que le crédit impôt pour les entreprises, lui, avait bien été voté par amendement à l'automne 2012.
Une autre passe d'armes a eu lieu sur la contrainte pénale, cette peine alternative à la prison instaurée par la loi. La semaine dernière, en commission, la garde des Sceaux avait volontairement laissé passer un amendement l'étendant des délits passibles de moins de cinq ans de prison à tous les délits (dix ans de prison maximum). Elle avait été rappelée à l'ordre par l'Élysée. Dès mardi, un accord avait été trouvé entre le groupe PS de l'Assemblée et le gouvernement : l'extension aux délits les plus graves ne se fera que dans trois ans, au 1er janvier 2017. « Ce sont les parlementaires qui votent la loi ! » a rappelé l'ancienne ministre écologiste Cécile Duflot, redevenue députée. En vain : une fois de plus, le gouvernement a imposé ses vues.
L'Assemblée nationale a par ailleurs rejeté la suppression de la rétention de sûreté, instaurée en 2008, qui prévoyait de priver de liberté des criminels dangereux ayant déjà purgé leur peine. Une loi « honteuse », selon plusieurs députés PS qui proposaient de l'abroger, même si elle n'a concerné que très peu de cas depuis.
« La gauche l'a toujours jugée inacceptable, estime le socialiste Matthias Fekl, qui a voté pour sa suppression. Les rétentions de sûreté sont une tache dans notre droit pénal républicain. Elles ne servent à rien. Elles ont été jugées "hasardeuses" et "incertaines" par le contrôleur général des lieux de privation de liberté. L'idée que des gens puissent être retenus après avoir purgé leurs peines introduit une rupture avec le droit pénal tel qu'il existe depuis la Révolution française. Avec cette mesure, il devient théoriquement possible de rendre les enfermements infinis. »
Christiane Taubira a convenu que leur suppression était une « nécessité ». Mais elle a donné rendez-vous à plus tard. Rien n'indique pourtant que le gouvernement, en grande difficulté politique et convaincu que le pays se droitise à toute vitesse, fera voter de sitôt un nouveau texte pénal.
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