C’est une plongée inédite dans l’industrie du blanchiment d'argent. Au terme de plusieurs semaines d’enquête, Mediapart entame la publication d’une série d’articles sur les dérives de la banque Pasche de Monaco entre 2010 et fin 2013. Elle était alors une filiale du groupe Crédit Mutuel/CIC, deuxième banque de détail en France et premier propriétaire de titres de la presse régionale.
Les documents et témoignages recueillis décrivent de l’intérieur un impressionnant système d’évaporation de fonds vers les paradis fiscaux (Panama, Bahamas…) et révèlent divers circuits de blanchiment d’argent liquide. Ils interrogent également sur le climat de laisser-faire entretenu, malgré les alertes internes, par les plus hautes instances de la banque monégasque, mais aussi de la maison-mère à Paris. Interrogé, le Crédit Mutuel n’a souhaité faire aucun commentaire [voir sous l'onglet « Prolonger » la liste des questions posées par Mediapart].
Certaines personnalités associées à des affaires judiciaires, comme le Brésilien Ricardo Teixeira, ancien dirigeant de la FIFA impliqué dans plusieurs dossiers de corruption, apparaissent par ailleurs dans la liste des clients de la Pasche Monaco, d’après les documents en notre possession.
Les pratiques douteuses de la Pasche Monaco, dont le Crédit Mutuel s’est séparé fin 2013 en catastrophe, sont au cœur depuis l’été dernier d’une information judiciaire ouverte sur le Rocher pour des faits de « blanchiment ». Les investigations ont été élargies, il y a peu, à la demande du juge d’instruction en charge du dossier, Pierre Kuentz, à des « omissions de déclarations de soupçons de blanchiment » auprès des autorités de contrôle, au regard du nombre étourdissant de transactions suspectes opérées par la banque depuis des années.
Cela ressemble à un secret de Polichinelle. « J’avais l’impression que la banque était une coquille vide, un établissement fictif sans véritable client. La Pasche était en déficit chronique depuis des années », confie aujourd’hui Maurice Pilot, éphémère président du conseil d’administration de la banque monégasque, entre juin et septembre 2011. Il sera remplacé par l’avocat genevois Dominique Walurzel, dont le nom est cité à plusieurs reprises dans le volet financier de l’affaire Karachi — Me Walurzel apparaît comme le représentant légal d’une société-écran panaméenne ayant permis la corruption de l’ancien ministre de la défense d’Arabie saoudite, le prince Sultan, en marge de ventes d’armes décidées par le gouvernement Balladur.
En décembre 2012, trois employés de la banque (un sous-directeur, un commercial et une assistante) ont alerté leur direction après avoir découvert, effarés, de nombreuses opérations suspectes : dépôts d’espèces fréquents sans le moindre justificatif allant de 10.000 à plus de 400.000 euros, transferts douteux vers des sociétés offshore, comptes actifs seulement une semaine… Leur alerte sonnera pourtant dans le vide. RTL a révélé l’existence de ces lanceurs d’alerte, et leur histoire a commencé à être racontée par Challenges et le site Bakchich.
Lors d’un rendez-vous en mars 2013, alors que les soupçons de blanchiment se renforçaient et que l’inaction de la banque se confirmait, l’un de trois lanceurs d’alerte, Jean-Louis Rouillan, sous-directeur chargé de la zone Afrique, s’est inquiété auprès du directeur de la banque, Jürg Schmid, d’une « dérive mafieuse » de l’établissement. La conversation a été enregistrée, le salarié craignant d’être licencié pour son audace — ce qui ne manquera pas d’arriver, comme à ses deux collègues.
Le constat du salarié est alarmant. « Chaque fois qu'on vérifiait une opération, elle était référencée comme blanchiment, empilage, modification de compte », a-t-il lâché durant cette discussion. Il s’est aussi inquiété de l’impact de telles révélations sur le groupe Crédit Mutuel/CIC, par ailleurs propriétaire de quotidiens régionaux comme Le Progrès de Lyon, L’Est républicain ou Le Dauphiné libéré. « Dans la presse, Michel Lucas [le président général du groupe - ndlr] dit que c’est une des trois banques françaises les plus sûres au monde. Je voudrais bien voir M. Lucas, si on lui dit, à Monaco ça blanchit, à droite à gauche ».
L’ensemble de la conversation est accablant pour la banque. Elle met ainsi en évidence l’existence un véritable système organisé au sein de l’établissement. Et ni le contrôleur interne, ni le compliance officer, chargé de vérifier la régularité des opérations, ne vont tirer la sonnette d’alarme. Pourtant, la loi leur impose de saisir la cellule anti-blanchiment du gouvernement monégasque (Siccfin) en cas de soupçon sur des transactions.
Mais durant cette conversation, la principale inquiétude du directeur de la banque Jürg Schmid, qui n'a pas donné suite à nos sollicitations, ne semblait pas concerner ces fraudes. Le directeur a dit surtout craindre de voir l’affaire déballée sur la place publique : « Moi, je n’ai pas envie de devoir m’expliquer à gauche à droite sur la situation. Quand on fait du bruit aussi bien en interne qu’en externe, on va tous se retrouver à la rue ». Le directeur a tenté de dissuader son employé de sortir du rang et l’a prévenu : « Malheureusement, c’est toujours la banque qui a gagné ». Pour Jürg Schmid, un seul mot d’ordre, donc : « Limiter les dégâts ».
Le patron de la Pasche Monaco se laissera toutefois aller à un aveu étonnant : « Nous, à la Banque Pasche Monaco, on a une situation où on doit probablement accepter des clients que dans d’autres banques, on n’accepterait certainement pas ». Le banquier se montre plus précis : « J’en ai un, le grand Brésilien. Je sais très bien qu’il n’y a aucune banque sur Monaco qui n’a voulu lui ouvrir un compte. Aujourd’hui, personne ne le veut car c’est vraiment un fer chaud. Mais on a tout fait car on a la déclaration d’impôt, la déclaration des tribunaux comme quoi il n’a pas été condamné. Evidemment, il est connu, mondialement connu. Alors on a un risque de réputation. On sait qu’il a reçu de l’argent pour faire des faveurs, mais ce n’est pas politique […] On a décidé ensemble, on le prend parce qu’il nous a rapporté 30 millions d’euros. Ce n’est pas rien ».
L’homme dont il est ici question a déjà fait couler beaucoup d’encre. Il s’agit du sulfureux Ricardo Teixeira, ancien membre du comité exécutif de la FIFA (1994-2012) et ex-président de la puissante Fédération brésilienne de football (1989-2012), qui a dû démissionner de ses postes après avoir été éclaboussé par diverses affaires de corruption.
La plus récente avait été révélée en avril dernier par le quotidien britannique Daily Telegraph, selon lequel 1,5 million d’euros avaient été versés en 2011 sur le compte de la fille du dirigeant brésilien, alors âgée de… 10 ans. Le versement aurait été effectué par un proche de Teixeira, Sandro Rosell, ancien patron de la marque Nike au Brésil et dirigeant du club de foot de Barcelone à cette époque.
Fin 2010 déjà, la BBC avait dévoilé que Teixeira avait touché pendant des années des pots-de-vin astronomiques de la part d’ISL, la société qui gérait les droits marketing et de retransmission télévisée du Mondial, avant de faire faillite en 2001. Le beau-père de Teixeira, João Havelange, qui fut président de la FIFA de 1974 à 1998, était également impliqué dans le scandale. Les sommes portaient sur plusieurs dizaines millions d’euros.
En 2001, le Parlement brésilien avait mis en évidence des liens financiers entre Teixeira et ISL et des députés avaient demandé que Teixeira, ainsi que d’autres dirigeants du foot brésilien, soient poursuivis pour évasion fiscale et blanchiment. En vain. Il est vrai que le patron de la fédération de football brésilienne a aussi financé des campagnes politiques plaçant certains dirigeants sportifs au parlement.
Teixeira a finalement démissionné de son poste à la Fifa en mars 2012, peu de temps avant que ne soit diffusé publiquement un document accablant : l’ordonnance de classement, rendue en mai 2010, par le tribunal cantonal de Zoug, en Suisse — le siège de la Fifa est situé à Zurich. Teixeira et Havelange étaient poursuivis par la Fifa pour avoir reçu les millions d’ISL. L’enquête judiciaire a établi tous les faits, mais a constaté que la Fifa souhaitait abandonner les poursuites, contre le versement de 2,5 millions de francs suisses (2 M€ environ) par Teixeira, qui avait déjà versé la même somme à la ISL.
L’ordonnance judiciaire suisse est on ne peut plus claire. Entre 1989 et 1999, ISL a payé plus de 122 millions de francs suisses de commissions occultes, dont au moins 12 millions sont arrivés dans les mains de Teixeira. Mais les sommes touchées par le Brésilien sont certainement largement supérieures, puisqu’en 1999 et en 2000, la bagatelle de 22 millions de francs suisses ont été versés par ISL à une société appartenant conjointement à Teixeira et son beau-père.
Dans cette affaire, la Fifa était parfaitement au courant : « On ne saurait remettre en question la constatation que la FIFA avait connaissance des versements de pots-de-vins à ses organes. D’une part, parce que différents membres du Comité Exécutif avaient reçu des fonds et en outre parce (…) qu’un paiement de la Société 1 destiné à Joao Havelange à hauteur de CHF 1'000'000.00 avait par erreur été encaissé directement sur un compte de la FIFA », signale le tribunal de Zoug.
Ces constatations implacables — et disponibles dans le domaine public — n’ont pas empêché la banque Pasche d’entretenir des relations suivies avec le Brésilien, sans n’avoir jamais alerté les autorités de contrôle, comme la cellule anti-blanchiment du gouvernement monégasque.
Ces derniers mois, Ricardo Teixeira (installé aujourd’hui en Floride) a multiplié les déplacements dans la principauté. En janvier, puis février, avril et mai 2014, à chaque fois pour des durées de deux ou trois jours. L’ancien dirigeant de la FIFA descendait toujours dans le luxueux hôtel Métropole, où les réservations étaient effectuées par la Banque Pasche, comme en attestent les factures et e-mails de réservation qu’a pu consulter Mediapart. Ce n’est sûrement pas un hasard : l’hôtel est situé à quelques mètres seulement des locaux de la banque.
Fondé en 1885, le groupe Pasche, dont le siège est à Genève, se présente comme le « pôle de gestion de fortune privée du groupe Crédit Mutuel-CIC ». Il dispose aujourd’hui de bureaux en Suisse, à Dubaï, au Liechtenstein et aux Bahamas, quatre pays ayant défendu ou défendant encore un secret bancaire inflexible, ainsi qu’en Chine et au Brésil. En janvier 2006, son président, Christophe Mazurier, ne cachait pas sa spécialité dans une interview au quotidien suisse Le Temps : « Utilisant la notoriété de CIC, nous travaillons beaucoup sur l'exil fiscal, soit la délocalisation de fortunes, en aidant des clients à s'installer en Suisse - Vaud, Valais, Genève -, à Londres, en Belgique, ou en Uruguay. »
La banque a été reprise en 1996 par une filiale du CIC, la Lyonnaise de Banque, avant de tomber deux ans plus tard dans le giron du Crédit Mutuel au moment de la fusion avec le CIC. Sur le papier, le bureau monégasque n’a bizarrement jamais été en bonne santé. Si l’on en croit ses comptes publiés tous les ans au Journal officiel de Monaco, son résultat net de 2008 à 2012 n’a affiché que des pertes, s’échelonnant d’un peu plus de 612.000 euros à plus d’1,5 million de déficit…
L’enquête du juge Kuentz pourrait faire des remous sur le Rocher. Les lanceurs d’alerte de la Pasche Monaco, licenciés après avoir sonné l’alarme en interne, sont en effet décidés à aider la justice à aller jusqu’au bout. Ils ont été entendus septembre 2013 par la brigade financière de Monaco et ont commencé à révéler leurs secrets.
Même s’il s’est séparé en toute hâte de sa seule filiale monégasque au moment de l’éclatement de l’affaire, le Crédit Mutuel n’est pas à l’abri de se retrouver un jour au centre de l’enquête judiciaire. Dès le mois de mai 2013, une réunion s’est tenue au siège du Crédit Mutuel, à Paris, entre l’avocate des lanceurs d’alerte, Me Sophie Jonquet, et plusieurs responsables de la banque, dont le président Michel Lucas. Durant le rendez-vous, l’avocate a remis l’enregistrement accablant pour la Pasche Monaco.
Désormais, le Crédit Mutuel tente tout pour éteindre l’incendie. Le 9 avril dernier, la banque a mandaté un huissier de justice pour enregistrer une conférence de presse, à Lyon, de Me Jonquet. L’enregistrement avait été autorisé préalablement par le tribunal de grande instance de Lyon. Or, dans sa requête à la justice pour solliciter l’envoi de l’huissier, la banque n’avait pas fait mystère de sa connaissance des accusations qui pesaient sur elles.
« En juin 2013, dans le contexte de la cession de la banque Pasche Monaco, Monsieur Michel Lucas, président-directeur général du CIC, était contacté par Me Sophie Jonquet, se présentant comme l’avocat de trois salariés de la banque Pasche Monaco et affirmant que ses clients étaient en possession d’éléments permettant de démontrer que cette dernière était le théâtre d’opérations de blanchiment », a écrit la banque, qui évoque aussi un courrier de juillet 2013, dans lequel l’avocate la prévenait qu’elle adressait une dénonciation au parquet de Monaco. Au moins, la banque ne pourra pas dire qu’elle ne savait pas.
Le 10 septembre 2013, l'Association monégasque des activités financières (AMAF) a jugé, à l'unanimité de ses membres, que le licenciement de l'un des trois lanceurs d'alerte, Jean-Louis Rouillan, n'était pas justifié. Les deux autres contestent leur éviction dans le Tribunal du Travail de Monaco.
BOITE NOIREGeoffrey Livolsi, le principal auteur de cette enquête, signe ici son premier article pour Mediapart. Il a déjà collaboré à Libération et aux Inrockuptibles.
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