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Un an après le drame de Rana Plaza, le CAC 40 fait bloc pour que rien ne change

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En avril 2013, l’effondrement d’un atelier de confection dans la banlieue de Dacca causait la mort de 1 138 travailleurs du textile. Sous les décombres, des étiquettes, notamment de marques françaises, Auchan, Carrefour, Camaïeu. Malgré les preuves, Auchan plaide non coupable, rejetant la faute sur son fournisseur. Outre le dumping social, le recours à des sous-traitants ou des filiales permet ainsi aux multinationales de diluer leur responsabilité.

Des textes internationaux permettent d’encadrer les activités des entreprises à l’étranger. Notamment les « principes directeurs » des Nations unies adoptés en 2011 qui exigent des sociétés qu’elles prennent des mesures pour prévenir des risques liés à leurs activités. Mais ces principes onusiens ne sont pas contraignants et ne permettent pas d’engager la responsabilité des sociétés mères et des donneuses d’ordre.

Une travailleuse évacuée après l'effondrement de l'immeuble Rana PlazaUne travailleuse évacuée après l'effondrement de l'immeuble Rana Plaza © Reuters

Faire reconnaître juridiquement la responsabilité des entreprises, c’est tout le combat que mènent depuis quelques années des ONG comme le CCFD-Terre solidaire ou Sherpa. Le drame du Rana Plaza a convaincu quelques députés socialistes, dont Dominique Potier, de déposer une proposition de loi en novembre 2013, votée par le groupe, visant à « rendre obligatoire un devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre vis-à-vis de leurs filiales, de leurs sous-traitants et de leurs chaînes d’approvisionnement ». Engager juridiquement la responsabilité des multinationales permettrait d’empêcher la « survenance de drame, en France comme à l’étranger, et obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et de l’environnement ».

Depuis, un autre projet de loi « d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale », examiné à l’Assemblée nationale en février et au Sénat en mai, doit être adopté avant l’été. Les discussions autour du projet furent surtout l’occasion, pour les députés et les ONG engagés dans ce combat, de tester la volonté du gouvernement à avancer sur ce sujet. Mais sous la pression du patronat et à l’écoute de Bercy, Matignon a refusé d'introduire des mesures contraignantes concernant la responsabilité des entreprises. Au bout du compte, les sociétés sont tenues d'identifier, prévenir et atténuer les atteintes aux droits de l’homme dont elles sont responsables, et cela sans obligation...

Lasses de se faire balader, six ONG, dont le CCFD-Terre Solidaire et le Collectif "éthique sur l’étiquette", ont décidé, le 24 mars, d’adresser un questionnaire aux dirigeants de 40 entreprises du CAC 40. L’objectif était de prendre leur avis sur les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Les ONG souhaitent savoir comment les entreprises les appliquent et si elles seraient favorables à un encadrement juridique.  

La réaction du Medef n’a pas tardé. Dès le 4 avril, une réunion est organisée avec l’Afep (association française des entreprises privées), pour préparer un modèle de réponse type. Mediapart a pu se procurer le document issu de cette rencontre, ainsi que la plupart des réponses (certaines sont en lien hypertexte dans l'article, vous les trouverez toutes sous l'onglet prolonger).

Voici l’avertissement patronal figurant dans le mail envoyé le 7 avril aux entreprises concernées :

« Ce questionnaire ne porte en apparence que sur les principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, il doit être lu et travaillé dans le contexte de la proposition de loi sur le "devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre", fortement soutenue par la coalition des ONG auteures du questionnaire. Les entreprises seraient confrontées à de graves problèmes d’insécurité juridique et de compétitivité si la France adoptait une loi introduisant une présomption quasi irréfragable de responsabilité civile et pénale des sociétés mères et donneuses d’ordre, qui serait en contradiction avec les principes généraux qui gouvernent le droit français et en particulier le principe d’autonomie des personnes morales. »

Trente-quatre entreprises ont finalement répondu au questionnaire – six ont refusé de le faire parmi lesquelles Arcelor Mittal, Axa, Lafarge et Alcatel-Lucent. La grande majorité va reprendre les réponses proposées par l’Afep, jusqu’à la remarque préalable : un commentaire, repris par plusieurs entreprises, qui déplore « le caractère fermé du questionnaire et le trop peu de place laissé aux explications et illustrations susceptibles de tronquer la position des entreprises sur ce sujet »… 

La palme du mauvais élève revient à l’entreprise Capgemini. Son PDG, Paul Hermelin, fait d’ailleurs partie du conseil d’administration de l’Afep. La première société française de services informatiques, qui réalise près de 80 % de son activité à l’étranger, manie si bien le copier-coller qu’elle a laissé en en-tête de sa réponse les propos des organisations patronales : « À la demande des entreprises destinataires du questionnaire présentes le 4 avril, l’Afep et le Medef mettent à la disposition des répondants des éléments de contexte et de réponse possibles à certaines questions. » Plus de 40 000 informaticiens indiens travaillent pour la société sur 120 000 salariés. Capgemini compte bien poursuivre cette politique et prévoit d’employer près de 80 000 informaticiens en offshore d’ici 2015. Contacté par Mediapart, Capgemini n’a pas donné suite.

Le début du questionnaire renvoyé par CapgeminiLe début du questionnaire renvoyé par Capgemini

 

La première partie du questionnaire concerne la mise en œuvre par les multinationales des principes des Nations unies relatifs aux droits de l’homme et aux entreprises. Toutes sont d’accord avec ces règles de bonne conduite qu’elles disent appliquer de façon volontaire. C’est l’occasion pour certaines d’entre elles de faire état des multiples chartes de respect des droits sociaux et environnementaux auxquelles elles adhèrent. La lecture de ces réponses ne laisse aucun doute sur leur bienveillance.

Réponse de Veolia, par exemple : le groupe « s’engage depuis des années pour le respect des droits humains, dans ses activités mais aussi dans les territoires où l’entreprise intervient. (…) Si Veolia respecte les recommandations des organisations internationales et les législations locales dans l’ensemble des pays où le groupe est implanté, l’entreprise ne peut pas se substituer aux États défaillants en matière de droits de l’Homme ».

Extrait de la première réponse de VeoliaExtrait de la première réponse de Veolia

Dans sa réponse, Veolia a oublié de mentionner la plainte qu’elle a déposée contre l’État égyptien en juin 2012. En charge, depuis 2000, du marché de l’assainissement de la ville d’Alexandrie, Veolia a contesté l’adoption, en 2003, d’un salaire minimum obligatoire pour les employés. L’entreprise estimait qu’une hausse des salaires était contraire au contrat passé avec le gouvernement égyptien. Ce qui est une avancée pour les droits sociaux ne l’est pas pour l’entreprise française.

À la question posée sur le devoir des entreprises d’éviter « d’avoir des incidences négatives sur les droits de l’Homme ou d’y contribuer par leurs propres activités » et de remédier « à ces incidences lorsqu’elles se produisent », seul Carrefour n’a pas souhaité répondre. La fédération des ouvriers du textile et de l’industrie au Bangladesh (BGIWF) a mis en cause une des marques de vêtements, Tex, vendus par le groupe et dont des étiquettes ont été retrouvées sous les décombres de l’atelier de confection. Carrefour nie toute responsabilité et refuse de participer à l’indemnisation des victimes contrairement à d'autres marques étrangères, comme l'anglo-irlandais Primark ou l'espagnol El Corte Ingles, qui ont accepté de participer à un fonds d'indemnisation des victimes, d'un montant de 54 millions d'euros. Sur ce point, Bernard Arnault, patron de LVMH, aurait pu conseiller Carrefour dont il est administrateur.

Dans sa réponse, le groupe LVMH décrit clairement le système confortable et tentaculaire de ses filiales fusibles : la multinationale est organisée en « cinq principaux groupes d’activités constitués de sociétés de tailles diverses, détentrices de marques prestigieuses, maisons mères de filiales à travers le monde. Cette organisation garantit l’autonomie des marques. La décentralisation et les responsabilités des dirigeants sont des principes fondamentaux d’organisation du groupe ». En somme, en cas de problème, le siège rejette la faute sur sa filiale. Celles-ci ont des sociétés implantées dans les pays où la fabrication de certaines pièces de maroquinerie a été délocalisée. Ces pièces sont ensuite montées dans des pays « luxueusement corrects », ce qui permet de poser un label « made in France » ou « made in Italia » plus présentable que « made in Romania » ou « made in China ».

À Sibiu, en Roumanie, où l’on compte quatre filiales du groupe, la société Somarest s’occupe de la confection de tiges et accessoires notamment pour Louis Vuitton et Céline. Pour LVMH, cette organisation de filiales en cascade sert à la fois de modèle pour la délocalisation dans des pays à bas coût mais aussi l'optimisation fiscale dans des pays à faible imposition. On comprend mieux le slogan de Louis Vuitton : « Tout bagage doit allier grande mobilité et légèreté ». Contacté par Mediapart, LVMH n’a pas donné suite.

Si les entreprises sont disposées à faire état des différentes règles de bonne conduite qu’elles édictent au sein de leur groupe, leur adhésion aux droits de l’homme est beaucoup plus réticente lorsqu’il est question d’encadrement juridique et d’aide aux victimes. Près de 70 % d’entre elles s’opposent même à faciliter le recours juridique pour les victimes. Michelin, qui ne souhaite pas s’exprimer sur la question, apporte un commentaire pour le moins surprenant : « Le recours judiciaire n’est pas toujours le meilleur levier pour compenser un préjudice. » En clair, Michelin préfère des instances de conciliation.

La non-réponse de MichelinLa non-réponse de Michelin

Il faut partir en Inde pour comprendre une telle position. Depuis novembre 2009, Michelin a construit une usine sur 117 hectares, près du village de Thervoy dans l’État du Tamil Nadu. Cette installation n’est pas sans conséquence pour les villageois qui vivent d’activités agricoles. Michelin préfère en imputer la responsabilité au gouvernement du Tamil Nadu à l’origine de cette décision en 2007. En avril 2013, le ministère de l’environnement français a pourtant déploré le manque d’étude environnementale faite par Michelin sur les risques pour la santé et l’environnement de son installation. Depuis 2007, les manifestations et les grèves de la faim se multiplient autour du site. En mars 2011, la police a arrêté 158 personnes dont 20 mineurs et 100 femmes, venus manifester pour en empêcher les travaux. Michelin ne peut feindre d’ignorer la mobilisation des populations contre son projet ni les différentes plaintes déposées.

En définitive, la quasi-totalité des entreprises ne souhaite pas voir les États assortir le respect des droits de l’homme de mesures contraignantes et donc reconnaître juridiquement leur responsabilité sociale et environnementale. Elles vantent les mérites de la « soft law », le droit souple, leur bonne volonté en somme. Dans le questionnaire, Bouygues répond d’ailleurs que « le respect des droits de l’homme par les entreprises doit être encouragé, tant par les organisations internationales que par les États, au moyen de la "soft law", l’adhésion volontaire à des codes de bonne conduite et la promotion des bonnes pratiques plutôt que par une accumulation de règles contraignantes ». Inutile de quitter l’Hexagone pour comprendre la position de Bouygues.

Il suffit d’aller en Normandie, sur le chantier du futur réacteur nucléaire à Flamanville. Certes, la sous-traitance en cascade est légion dans le BTP mais les méthodes de Bouygues ont particulièrement retenu l’attention de la justice et de l’Office centrale de lutte contre le travail illégal (OCLTI). En juin 2011, à Cherbourg, une enquête préliminaire a été ouverte pour « travail dissimulé ». Près de 140 Polonais travaillant principalement pour Bouygues Construction n’avaient aucune couverture sociale. Bouygues a eu recours à Atlanco, une société d’intérim irlandaise passant par des bureaux à Chypre et recrutant dans les pays de l’Est.

Les pertes pour l’Urssaf sont estimées autour de 8 millions d’euros. Là encore, un montage juridique complexe, disséqué par les gendarmes de l’OCLTI, a été mis en place sur le chantier pour ne pas remonter jusqu’au principal bénéficiaire de cette main-d’œuvre : Bouygues. Les conclusions des gendarmes sont claires : « Cette stratégie d’entreprise vise à faire obstacle à toute vérification notamment de l’application des règles en matière de rémunération des salariés et à s’adjuger un avantage concurrentiel déterminant face à d’autres entreprises. » Contacté par Mediapart, l’entreprise Bouygues répond : « C’est toujours mieux que les groupes s’approprient ces principes de droits de l’homme plutôt que d’être dans la contrainte. » Concernant la situation sur le chantier de l’EPR, « on peut parler de devoir de vigilance par rapport aux sous-traitants mais on n’a pas de commentaire à faire. Une enquête est en cours ».  

Et c’est bien pour des questions de compétitivité que les entreprises font bloc contre cette proposition de loi. Orange ne prend pas de pincettes : « Le recours systématique à la Hard Law (droit dur/mesures contraignantes) pour réglementer les impacts négatifs des entreprises risque à terme de freiner le développement économique (…). »

Contacté par Mediapart, le Medef, par la voix de son service de presse, regrette que certaines entreprises aient fait un copier-coller des réponses « surtout sur un sujet concernant le respect des droits de l’homme. C’est maladroit et ça édulcore les réponses ». Il assure avoir seulement voulu aider ses adhérents à « comprendre un contexte qui parfois leur échappe ». 

Le directeur général de l’Afep, François Soulmagnon, affirme quant à lui : « Reconnaître la responsabilité civile et pénale des entreprises donneuses d’ordre est un outil anti-entreprises françaises. On est en train de se tirer une balle dans le pied parce qu’il faudrait que la règle soit la même pour tout le monde. Notre objectif est de faire prévaloir notre position, on fait du lobbying et on ne s’en cache pas. L’analyse juridique de l’ensemble des administrations, notamment Bercy, est convergente avec la nôtre. Le texte pénaliserait les intérêts des entreprises. »

Pour Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer « responsabilité » des multinationales de l’ONG CCFD-Terre solidaire, « l’objectif de ce questionnaire était d’avoir une position claire des entreprises mais aussi du gouvernement pour sortir des positions de principe. Il est regrettable de constater que les organisations patronales verrouillent toute discussion »

Quant à Dominique Potier, député PS, résolument optimiste, il pense que « la proposition de loi pourra être présentée devant l’Assemblée nationale d’ici la fin de l’année ».

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Actualité 03/06/2014


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