Les premières sanctions sont tombées à l’université des Antilles où un vaste système de détournement de fonds européens a été mis en place, comme nous le révélions le 19 mai. Les deux enseignants soupçonnés d’être au cœur de ce système viennent d’être suspendus de leur fonction « à titre conservatoire », a annoncé la présidence, dans un courrier adressé le 26 mai aux personnels de l'établissement.
Fred Célimène, le directeur du CEREGMIA, ce laboratoire aujourd’hui au cœur du scandale, et son adjoint, Kinvi Logossah, ont été suspendus pour une durée de 12 mois et interdits d’accès à l’université. Dans l’attente de suites disciplinaires – et judiciaires –, ils continueront à percevoir leurs traitements. Le doyen de la faculté de droit et d’économie, Éric Carpin, également mis en cause, s’est vu, lui, retirer sa délégation de signature.
Dans ce courrier, la présidente a expliqué que ces sanctions correspondaient aux recommandations du rapport de l’inspection générale (IGAENR) et du contrôle général économique et financier (CGEFI), transmis mi-mai au ministre de l'éducation et à la secrétaire d'État à l'enseignement supérieur. « Des sanctions lourdes », prises en accord avec le recteur et le ministère. Et qui s’imposent afin de « restaurer des conditions normales de gestion dans le laboratoire CEREGMIA et d’enrayer un climat délétère indigne de la communauté universitaire », affirme Corinne Mencé-Caster en reprenant les termes du rapport définitif de l'inspection générale.
Ce rapport, que Mediapart a pu consulter, se termine par un impitoyable réquisitoire à l'encontre de ces responsables. « Le refus de M. Célimène d’inscrire le laboratoire dans un projet d’établissement, l’objectif poursuivi d’en faire une entité autonome, son refus de tout pilotage hormis le sien, sa propension à exercer des pressions et des menaces sur les services, les cadres, les instances, la gouvernance, jusqu’aux partenaires extérieurs, ont transformé ce qui aurait pu être un levier pour la recherche de l’université des Antilles et de la Guyane, en un facteur de risques et de déstabilisation. La volonté est délibérée de gérer dans la plus grande opacité des conventions financées sur les fonds européens dont le volume a atteint en trois ans, entre 2009 et 2012, plus de 13 M€ dont près de 9 M€ de FEDER (Fonds européens de développement régional – Ndlr), et de s’affranchir des règlements européens et nationaux. Elle sert des intérêts personnels en impliquant membres et collaborateurs du CEREGMIA. Elle sert une ambition personnelle centrée sur un laboratoire que M. Célimène dirige depuis bientôt trente ans, et dont les activités dépassent le périmètre scientifique d’une unité de recherche. En raison de pratiques contestables en matière de dépenses et de traçabilité, la gestion du laboratoire CEREGMIA fait courir à l’établissement des risques juridiques et financiers majeurs qui entachent par ailleurs l’image de l’université et de ses membres. Ainsi le bureau des contrôles de la direction Europe et aménagement de la préfecture de la Martinique a rendu, le 27 mars 2014, les rapports définitifs concernant l’audit de trois opérations, cofinancées par le FEDER, portées par le laboratoire CEREGMIA, Green Island, Oolog et PRED. La presque totalité des dépenses est inéligible. »
Concernant M. Logossah, l'inspection générale estime que sa responsabilité est également engagée « notamment dans la mise en œuvre d’une convention irrégulière lorsqu’il était directeur de l’institut IFGCar et du bureau Caraïbes pour l’AUF (Agence universitaire de la francophonie – Ndlr), d’octobre 2008 à septembre 2011, convention portant sur plus de 2 M€. Les dysfonctionnements de cette convention “écran” pour gérer la convention du même nom cofinancée par des fonds FEDER du programme INTERREG IV dont la région Guadeloupe est l’autorité de gestion, sont tels que l’UAG a aujourd’hui peu de chances de percevoir la subvention FEDER d’un montant de 1 968 697€ ».
M.M. Célimène et Logossah ont annoncé qu'ils feraient appel en référé de cette décision au tribunal administratif.
Dans cette affaire, où les premiers dysfonctionnements ont été observés il y a près de quinze ans, le rôle des pouvoirs publics ne laisse pas d’interroger. Après un an d’enquête de la section régionale de la police judiciaire de Martinique sur le fonctionnement de ce laboratoire, une information judiciaire a été ouverte le 7 avril dernier pour « détournement de fonds publics » et « escroquerie aux subventions en bande organisée ». Mais le ministère de l’enseignement supérieur, qui s'est finalement décidé à agir, est resté bien longtemps aux abonnés absents.
L’enquête en cours devra donc déterminer où sont passés les millions de fonds européens détournés, mais aussi quelles ont été les éventuelles complicités au sein de l’appareil d’État. Les liens entre le responsable du laboratoire incriminé et des dirigeants du parti progressiste martiniquais (PPM), parti de l’homme fort de la Martinique, Serge Letchimy, député et président du conseil régional, suscitent sur place quelques interrogations. D’autant que le soutien de Serge Letchimy au CEREGMIA a été déterminant dans l'obtention des fonds européens, comme nous le révélions dans notre enquête.
Dans un courrier adressé à Mediapart après la publication de notre enquête, Victorin Lurel, l’ancien ministre de l’Outre-mer et aujourd’hui président du conseil régional de Guadeloupe, rappelait qu’il avait demandé la déprogrammation des trois dossiers a priori éligibles aux fonds européens en mars 2011, « faute d’une remontée régulière et pertinente des pièces justificatives ». Avant de revenir sur sa décision et reprogrammer ces trois dossiers (pour un montant de 4,7 millions d’euros) et ce, explique-t-il, « afin de prévenir une crise politique avec mon homologue président de la région Martinique, qui estimait qu’en prenant cette décision de déprogrammation, les intérêts de la Martinique étaient mal défendus ». Il précise donc que son revirement dans ce dossier s’est ainsi fait « sous (la) lourde insistance » de Serge Letchimy.
L'entourage de Serge Letchimy dénonce quant à lui une « instrumentalisaton médiatico-politique » menée selon lui par la présidente de l'université, soutenue par le mouvement indépendantiste martiniquais « pour déstabiliser le président de région, préparer les élections en vue de la future CTM (collectivité territoriale de Martinique – Ndlr) et, pour cette assoiffée de pouvoir, négocier une bonne place en son sein », écrit, dans un courriel que s'est procuré Mediapart, le directeur de cabinet de Serge Letchimy, Jean-François Lafontaine.
Alors que les élections de mars 2015 pour élire les représentants de la collectivité territoriale de Martinique sont dans tous les esprits, le grand déballage politique dans ce dossier où près de dix millions d'euros se sont évaporés ne fait sans doute que commencer.
Pour avoir un aperçu de la marge de manœuvre de la presse locale dans cette affaire, on peut se reporter à l'émission du 23 mai dernier, le Kiosque, sur Zouk TV, animée par un certain Gérard Dorwling-Carter et qui réunit les principaux médias régionaux pour parler de l'actualité (à voir ici en intégralité, la partie sur l'affaire intervient à partir de la 42e minute). Le présentateur démonte l'enquête de Mediapart dont la « jeune » journaliste n'aurait pas compris grand-chose au fonctionnement des financements européens, aurait accumulé les erreurs en se faisant manifestement manipuler par un « clan ou une partie ». Ce à quoi semblent acquiescer tous les journalistes présents sur le plateau. Un journaliste interpelle le présentateur en se demandant ce que font d'ailleurs les conseils des personnes mises en cause dans ce dossier, provoquant l'hilarité générale. Le présentateur Gérard Dorwling-Carter annonce que Mediapart sera assigné en justice pour diffamation. Il est en effet bien placé pour le savoir puisque celui qui vient d'administrer cette leçon de déontologie journalistique n'est autre que l'avocat de Fred Célimène dans cette affaire…
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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