Nevers, de notre envoyée spéciale. En bordure d’une route départementale saturée par le vrombissement des motos, un imposant bâtiment surplombe la Loire. Aucun passant alentour. Pas un mouvement, sinon celui du vent. Seules quelques affiches laissent penser que le monstre de béton respire encore. Des lettres se détachent de la façade décrépie : “Maison des sports”, “Maison de la culture de Nevers et de la Nièvre”, “Bourse du travail”.
Trois espaces de vie censés incarner le dynamisme de Nevers, première commune du département de la Nièvre. Et qui résument à eux seuls cette ville de 36 000 habitants que les politiques publiques ont laissé macérer dans le formol depuis bientôt vingt ans.
Jusqu’alors, Nevers offrait au PS quelques-uns de ses plus jolis scores. En 2012, François Hollande y avait rassemblé 62,29 % des suffrages, tandis que la députée socialiste Martine Carrillon-Couvreur était réélue avec 63,3 % des voix. Mais à l'image des bâtiments de la ville, les choses se sont beaucoup détériorées depuis deux ans.
Ici, le temps s’est arrêté. Les vieilles bâtisses qui donnent à certains quartiers des allures de village jouxtent des immeubles plongés dans le jus des années 1970. En pleine semaine de mois de mai, le centre-ville est éteint. Le théâtre municipal a fermé ses portes il y a quatre ans. « Trop vétuste, trop dangereux », ont jugé les experts. Faute de financement, il n'a toujours pas été rénové.
De nombreux magasins ont définitivement baissé leur rideau. Partout sur les murs, des panneaux “À vendre”. En l’espace de cinq ans, la ville a perdu 10 % de sa population. Au jeu des responsabilités, on pointe d’abord la crise, qui a touché de plein fouet le département, ancien bassin industriel où le secteur automobile était autrefois fortement représenté. Mais les conversations ne tardent pas à faire émerger d’autres responsables.
Ils s'appellent Didier Boulaud et Florent Sainte-Fare Garnot. Leurs détracteurs les surnomment « les petits barons socialistes ». Maire de 1993 à 2010 pour le premier, de 2010 à 2014 pour le second, ils ont régné sur Nevers depuis la disparition de Pierre Bérégovoy, le 1er mai 1993. Mais après 43 ans de suprématie socialiste, ils ont dû remettre les clefs de l'hôtel de ville à Denis Thuriot, un ancien membre du PS élu à la tête d'une liste “sans étiquette”, où se sont greffés, entre les deux tours, les candidats UMP et UDI.
« Une trahison » pour Boulaud. « Une transgression » pour Sainte-Fare Garnot. « La démocratie », tranche Sylvain Mathieu, le premier secrétaire fédéral de la Nièvre. « Contrairement à ce que disent mes camarades neversois, il n’y a pas eu de hold-up, dit-il. Les électeurs ont fait un choix, point. Il faut l’accepter. »
Les deux anciens maires PS assurent pourtant avoir multiplié les efforts pour maintenir la ville debout. L'un parle du quartier populaire de la Grande-Pâture, totalement rénové sous son impulsion ; l'autre d'un projet de centre aquatique qui aurait dû voir le jour après sa réélection. Mais dans l'esprit même de leurs camarades socialistes, les deux hommes représentent surtout ce « système clanique et engoncé dans ses acquis » auquel les Neversois ont souhaité mettre fin.
« Bérégovoy avait donné un coup de fouet à Nevers », raconte un militant PS, qui préfère garder l'anonymat pour ne pas « se faire taper sur les doigts. » « Ses successeurs se sont transmis le fauteuil du roi en se contentant de gérer l’héritage, certains d'être constamment réélus. Ils ont péché par arrogance. »
François Mitterrand disait de la Nièvre qu’elle était « le pays de (sa) vie ». Son laboratoire d’expérimentation politique. Élu du département en 1946, il a enduit pendant 35 ans le territoire d’une solide base socialiste, qui avait jusqu’alors résisté à tous les scrutins électoraux. Le 6 mai 2012, Hollande y avait réuni 58,81 % des suffrages du département.
Mais depuis deux ans, le béton s’est fissuré de toutes parts. Aux élections municipales, la gauche nivernaise a perdu les trois premières villes du département (Nevers, Cosne-sur-Loire et Varennes-Vauzelles), tandis qu'aux européennes, le candidat PS Édouard Martin est arrivé en troisième position avec 16,63 % des voix, loin derrière l’UMP (18,56 %) et le Front national (27,33 %).
« Il y a deux mois, j’étais peiné. Là, je suis en colère », a aussitôt réagi Sylvain Mathieu dans les colonnes du Journal du centre. Une semaine plus tôt, le premier secrétaire fédéral de la Nièvre confiait à Mediapart que plusieurs élus du département considéraient en “off” que « ce qui s’était passé aux municipales était assez sain ». « Après des années d’hégémonie socialiste, les gens ont voulu tourner une page, indiquait-il. Il y avait un sentiment d’étouffement. »
Certes, les socialistes n'ont plus la cote dans le département, « mais la gauche a encore de beaux jours devant elle », veut croire le député PS de la Nièvre, Christian Paul. « Une autre gauche », précise-t-il, sans oser ajouter “que celle proposée par François Hollande”. Inutile d'en dire plus tant la chose est entendue : pour bon nombre d'élus nivernais, le président de la République « a détruit le PS ».
« Hollande a une image très dévalorisée. Ceux qui se revendiquent de sa politique sont tirés par le bas », regrette le patron du département, Patrice Joly. Sylvain Mathieu tient le même discours : « L’électorat de gauche est déçu. Les militants disent qu’ils n’avaient pas élu Hollande pour avoir une politique de droite. » Celui qui fut le candidat de l’aile gauche du PS face à Jean-Christophe Cambadélis pour le poste de premier secrétaire du parti a bien du mal à cacher sa déception.
S’il n’a « jamais été vraiment convaincu par Hollande », il confie ne pas se reconnaître dans la politique socialiste pratiquée par le gouvernement. « C’est du bricolage, personne n’y comprend rien, fustige-t-il. Hollande est dans la navigation à vue. Il ne va jamais au bout des choses parce qu’il n’est pas courageux. Il oublie d’où il vient. Faire un discours comme celui du Bourget et capituler aussi vite devant le libéralisme, c’est abîmer la démocratie. »
Les locaux de la fédération PS de la Nièvre où nous rencontrons Sylvain Mathieu reflètent cet état d'esprit. Derrière les kakémonos d'une exposition temporaire consacrée à Jean Jaurès, surgissent plusieurs photos de François Mitterrand et Pierre Bérégovoy. La seule affiche de campagne de François Hollande épinglée au mur a bien du mal à rivaliser. « Et encore, on ne l’a toujours pas enlevée ! » s’amuse le premier secrétaire fédéral. Plus loin, un vieux cliché de “Tonton”, entouré d’une brochette d’élus socialistes nivernais.
Parmi eux, on aperçoit Christian Paul, l’un des initiateurs de “l’appel des 100” parlementaires critiques du gouvernement, mais aussi le sénateur socialiste Gaëtan Gorce, qui vient de lancer le mouvement “La Nièvre autrement”. « Nous sommes des insoumis !, s'enthousiasme un élu PS du département sous couvert de “off”. La Nièvre est un village peuplé d'irréductibles socialistes qui résistent encore et toujours. »
Gorce se dit déterminé à « pratiquer la politique d'une autre manière », notamment en se tournant davantage vers la société civile. Pour lui, les derniers résultats électoraux enregistrés dans la Nièvre sont « un bon rappel à l'ordre » pour cette « gauche confuse qui donne le sentiment de ne plus être au service des gens qu'elle est censée représenter ».
« Les gens sentent depuis de nombreuses années la nécessité de renouveler les partis, dit-il. Ils souhaiteraient être davantage associés. » Quand on l'interroge sur les raisons qui le poussent à conserver sa carte au PS, le sénateur répond qu'il ne voit « pas bien où (il) pourrait aller » : « J'ai décidé d'être en dissidence intellectuelle, mais pas électorale. »
Sylvain Mathieu ne tient pas un autre discours. Attristé par le « gros écart » qu'il constate entre « les discours lénifiants » entendus en conseil national et ce que lui rapportent quotidiennement les militants, le premier secrétaire fédéral de la Nièvre confie avoir parfois « un peu honte ». « Oui, les partis souffrent, mais à un moment donné, il faut bien faire des choix politiques !, s'emporte-t-il. Et ces choix, il faut les faire sur des valeurs. Je n'ai aucun problème avec les valeurs théoriques du PS, ce qui me gêne, ce sont les valeurs pratiques. »
Le nouveau maire de Nevers, lui, a arrêté d'essayer de comprendre les méandres socialistes. Début 2013, il a tout bonnement choisi de ne pas renouveler son adhésion au PS. « Je ne me retrouvais plus dans ce parti », souffle cet avocat de 47 ans qui n’avait jusqu’alors brigué aucun mandat politique.
Familier du milieu associatif, il était surtout connu ici pour sa défense des sans-papiers. Un CV estampillé gauche que ses adversaires aiment évoquer, le sourire en coin, pour souligner « le peu de conviction » de cet homme « qui a osé faire une alliance contre nature avec l'UMP et l'UDI ».
Thuriot lève à peine un sourcil. « Je suis un homme de gauche et je le reste », dit-il, manifestement indifférent à ce type de critiques qu'il juge « dépassées ». « J’ai toujours écouté tout le monde, à l’exception du FN. J'ai réuni toutes les personnes qui étaient volontaires pour travailler pour la ville et non pas pour elles-mêmes. Nous avons fait un accord de bon sens pour Nevers. Et le bon sens, ce n’est pas la propriété d’un parti. »
Le maire de Nevers refuse de « s’arc-bouter sur le fait que certains aient des convictions différentes ». Lui plaide pour « l'indépendance » et « la liberté », deux armes qu'il pense redoutables face à des « partis qui ont décliné au point de ne plus répondre aux attentes des gens ». Sa bataille pour une « nouvelle offre politique », il n'aurait pu « la mener il y a encore six ans ».
Mais cette année, « il y avait un espace ». Et il a été largement déblayé par François Hollande. « Hollande a raté le coche, affirme Thuriot. Sauf miracle, la gauche ne reviendra pas au pouvoir. Au point où on en est, il vaut mieux tenter d'autres choses. » Lui a tenté “Nevers à venir”, un mouvement sans étiquette qui rassemble des personnalités issues de différentes sensibilités. Avec succès. Sa liste a obtenu 49,8 % des suffrages le 30 mars dernier.
Le discours de rassemblement et d'indépendance prôné par “Nevers à venir” a trouvé une oreille attentive auprès des jeunes Neversois. « Les étiquettes, franchement, je ne vois pas l’intérêt », témoigne Élodie Venereux. Cette jeune femme de 23 ans est responsable de la boutique de confiserie Negus, l’une des plus anciennes de la ville. Après le bac, elle a vu partir la quasi-totalité de ses amis.
« Je suis restée parce que j'avais un CDI, mais c'est tellement rare... Il n’y a rien pour les jeunes ici. Pas de boulot, pas d’activités. Tout le monde s’en va. » Et ce ne sont pas « les belles promesses » émises par les socialistes pendant la campagne des municipales qui auraient pu changer la donne. « Ils n'ont pas arrêté de nous parler d'un projet de piscine. Leur discours était complètement à côté de la plaque et ils ne s'en rendaient même pas compte... »
Florent Sainte-Fare Garnot estime lui aussi que « les jeunes ne se reconnaissent pas dans les formes politiques actuelles », mais refuse d'endosser la responsabilité de son échec aux municipales. « J'ai essayé d'être un homme du réel, plaide-t-il. Que tout mon travail ait été mis à mal par le gouvernement me fait mal au cœur. »
Et l'ancien maire de Nevers de dérouler le film du 1er mai 2012, date à laquelle François Hollande était venu rendre hommage à Pierre Bérégovoy sur la place du Palais Ducal, là-même où François Mitterrand se tenait dix-neuf ans plus tôt. « Dans la foule, il y avait beaucoup d’habitants des quartiers, se souvient Sainte-Fare Garnot. Ils étaient là parce qu’ils avaient espoir. Aujourd’hui, ils sont très déçus. Ils voient qu’ils paient plus d’impôts et qu’ils ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. »
C’est à ces personnes-là que “Nevers à venir” a su parler. « La gauche est à la fin d'un cycle, il faut en inventer un nouveau, analyse Olivier Thiais, l'un des anciens collaborateurs de Pierre Bérégovoy, désormais conseiller auprès de Denis Thuriot. Pour être socialiste, il ne suffit pas d'avoir une carte. Il faut avoir des idéaux. Surtout ici où la population est très marquée par les valeurs de justice sociale que défendait Bérégovoy. » « C'est avoir des idéaux que de s’associer à un personnage comme Philippe Cordier (le candidat UMP – Ndlr), qui était l’un des plus farouches opposants au mariage pour tous ? » rétorque Florent Sainte-Fare Garnot.
« Je suis à l'UMP, tendance Nadine Morano, plaisante Cordier. C'est un femme qui a un discours assez hard, mais qui est très humaine. » Devenu sixième adjoint de Thuriot, l'homme ne cache pas ses amitiés. Ni ses convictions. « Si jamais je suis d’astreinte le jour où il y a un mariage gay, je demanderai si quelqu’un peut prendre ma place. Et si ce n’est pas possible, je célébrerai ce mariage, mais de façon très classique, sans discours ni rien. »
Bien conscient du peu d'écho que reçoit un tel discours sur les électeurs nivernais et, plus largement, de la faiblesse de la droite dans le département, cet ophtalmologiste de profession indique que « la Nièvre se gagnera par des fusions de listes, et non par l'UMP ». Son “collègue” de l’UDI, Guillaume Maillard, aujourd’hui quatrième adjoint de Thuriot, a lui aussi rejoint la liste “Nevers à venir” entre les deux tours. Pour autant, il ne se fait guère d’illusion quant à cette « alchimie fragile ».
« Il y aura forcément des sujets clivants pendant la mandature », assure Maillard, « le “sans étiquette” va vite trouver ses limites. » Ces limites sont-elles celles du national ? Denis Thuriot le craint. « Nous n’abordons pas les thématiques nationales en conseil municipal, sinon ce n’est pas gérable », admet-il.
Le nouveau maire de Nevers se dit cependant « très attentif » aux différents mouvements qui émergent sur le territoire, à commencer par Nouvelle Donne, le parti lancé par les fondateurs du collectif Roosevelt 2012, qui a réuni 4,26 % des voix aux européennes sur la seule ville de Nevers (contre 2,9 % au national).
Pour Florent Saint-Fare Garnot, la démarche de Thuriot n'est pas sans rappeler celle des Boulangistes. « “Nevers à venir” se nourrit de la crise et du rejet des partis, explique-t-il. Le “sans étiquette” cache un discours très antisystème. Il y a derrière tout ça un fond protestataire, le même dont se sert le Front national. Thuriot voulait casser du PS et il a fait une campagne “Nevers aux Nerversois” comme d’autres parlent de “La France aux Français”. »
À la différence près que là où bon nombre de Français se sont tournés vers le FN, les habitants de Nevers ont plébiscité une autre proposition politique. « Les Neversois avaient l’occasion de voter antisystème sans voter FN, ils ne s’en sont pas privés », conclut le premier fédéral de la Nièvre, Sylvain Mathieu, qui se réjouit de ce nouvel élan.
Car avec une droite divisée et un PS décrédibilisé, le département ressemble à une version miniature de la scène politique française. Près de 70 ans après la première élection de Mitterrand, la gauche nivernaise rouvre les portes de son laboratoire pour essayer de nouveaux mélanges et créer une nouvelle offre.
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