Farhad Khosrokhavar est sociologue à l'EHESS. Il a remis il y a quelques mois au ministère de la justice un rapport sur la radicalisation en prison, resté pour l'heure confidentiel. Fort de son étude et des renseignements qu'il a eus sur le parcours de Mehdi Nemmouche, il livre une analyse qui va à contre-courant des déclarations de François Molins, procureur de la République, et du ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve. Pour lui, en effet, ce n'est pas la prison qui a radicalisé Mehdi Nemmouche, mais son séjour en Syrie, qui l'a transformé.
Au vu de ce que l’on sait du parcours de Mehdi Nemmouche, faut-il considérer aujourd’hui que la prison est une machine à islamiser ?
Il faut distinguer islamisme fondamentaliste et islamisme radical. Bien souvent, on peut devenir fondamentaliste sans devenir radical. Par exemple, les salafistes. Le procureur de la République dit que Mehdi Nemmouche a été radicalisé en prison. Moi, je pense qu’il a été fondamentalisé en prison, pas radicalisé. Par radicalisation, j’entends une idéologie radicale et des actions violentes. Le fondamentalisme n’agit pas de manière violente, les dizaines de milliers de salafistes en France n’agissent pas violemment. Mais ils ont une idéologie très fermée, très sectaire. Ils ont une vision du monde en rupture avec celle de la société.
Dans le cas qui nous préoccupe, la prison est le lieu où Mehdi Nemmouche est devenu fondamentaliste. Son attitude est caractéristique : il a appelé à la prière collective de manière ostentatoire en prison. Il a traité les musulmans non pratiquants de non musulmans. Or les islamistes radicaux ne se comportent pas comme ça en prison. Ils cachent. Ils dissimulent. Ils sont introvertis. Car ils savent qu’en étant extravertis, ils seront dans l’œil du cyclone, surveillés au plus près.
Pourquoi devient-il alors djihadiste ?
Le côté djihadiste, c’est après la Syrie. C’est là où se trouve le nœud de l’affaire. Il faut déplacer le regard vers la Syrie.
S'il est parti en Syrie, ce n’est quand même pas pour rien...
Il y a plus de 2 000 Européens actuellement en Syrie. Pour l’extrême majorité d’entre eux, quand ils partent, ils ne sont pas djihadistes. Ils ont un sentiment de culpabilité vis-à-vis de leurs frères sunnites qui sont réprimés par le régime de Bachar al-Assad. Et une autre cause de leur départ est l’incapacité de l’Occident à faire quoi que ce soit en Syrie. Si Mehdi Nemmouche avait été djihadiste avant de partir, il aurait fait comme Mohamed Merah, il aurait tué des gens en France même. Partir ne signifie pas qu’il y a une volonté de nuire à la société mais plutôt d’apporter de l’aide à la néo-Oumma. Une fois qu’ils sont sur place, ces jeunes sont pris en charge par des groupes islamistes et deviennent des djihadistes.
Dans le cas de Mehdi Nemmouche, il semble avoir passé plus d’un an avec le groupe de l’État islamique de l’Irak et du Levant (EIIL), qui est le groupe islamiste le plus intransigeant, le plus cruel, extrêmement violent. On les y endoctrine. Puis on leur donne des tâches subalternes, puis on leur apprend à manier des armes, à fabriquer des explosifs, puis on les mène au front. Un front de guerre extrêmement dangereux. Ceux qui y survivent deviennent sans pitié. Ils n’ont plus aucune inhibition. Or l’interprétation officielle de certains ministres ne comprend pas cette différence entre fondamentalisme et djihadisme. On occulte l’importance de la Syrie et on met tout sur le dos de la prison.
La prison n’a-t-elle pas au moins constitué une étape décisive dans ce parcours ?
On n’a pas besoin de l’étape de la fondamentalisation pour partir en Syrie. Bien sûr, il arrive que certains se radicalisent en prison. Mais en l’espèce, je ne le crois vraiment pas. Le problème est autrement plus grave. Plusieurs centaines de jeunes dont beaucoup n’ont pas été en prison se trouvent en Syrie. Plusieurs vont revenir. Même chose pour un millier de jeunes Tunisiens, dont certains ont des relations familiales en France, et qui sont actuellement en Syrie. Certains peuvent imaginer que le passage par le fondamentalisme a été un pas vers la radicalisation, mais dans beaucoup de cas, il n’y a aucun lien. Le fait massif est le séjour en Syrie, la transformation d’un jeune homme fondamentaliste, naïf, qui pense qu’il peut sauver ses frères musulmans, en un être violent qui n’a plus de scrupules à tuer les autres et qui, au nom de sa version radicale de l’islam, n’a plus de sentiment de culpabilité à cet égard. J’espère avoir tort mais c’est ça qui me fait penser qu’il y aura d’autres cas de cette nature à l’avenir.
Pourquoi ?
Les gouvernements européens n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire. Cela fait seulement quelques mois qu’ils commencent à prendre des mesures. Il y a deux ans, il aurait fallu intervenir énergiquement auprès de la Turquie pour interdire l’accès à la Syrie, ce qui n’a pas été fait avant mi-2013. Il aurait fallu empêcher les jeunes d’aller là-bas. Qu’ils aient une prédisposition à la radicalisation est une chose. Mais savoir manier les explosifs, les bombes, pour tuer les gens de gaieté de cœur, c’en est une autre. Beaucoup de “terroristes maison” qui ne sont jamais partis ont voulu tuer. Mais la part de ceux qui n’y sont pas parvenus est extrêmement élevée. Avec le front syrien, il y a tout lieu de croire qu’il va y avoir un nombre beaucoup plus élevé de réussites, car ce ne sont plus des amateurs : ils ne travaillent plus sur Internet pour savoir comment on compose une bombe. Eux l’ont fait, en vrai.
Vous parlez de la responsabilité des gouvernements européens. Mais l’Allemagne n’a-t-elle pas fait son travail en signalant le cas Nemmouche à la France ?
Les Allemands l’ont en effet signalé à la France. Ça n’a pas empêché cet homme d’aller tuer des innocents en Belgique. Pourquoi il n’y a pas de plan plus organique, de liens qui fassent qu’on puisse l’arrêter ne serait-ce que pour 48 heures ? Vu qu'il a été en Syrie, selon la législation française, on aurait pu l’arrêter. En Allemagne, on aurait pu l’arrêter pour deux ou trois jours, et le transférer en France. Cela a été fait il y a plusieurs années, avec un adjoint de Ben Laden. On aurait pu imaginer un scénario de cette nature. Mais la coopération s’est faite seulement sur l’échange des informations. Ce qui est très nettement insuffisant.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus ?
C'est chacun pour soi. D’ailleurs, côté français, la police est contente : cet attentat ne s’est pas produit en France. On a une vision étroitement nationale de ces enjeux qui sont transnationaux. Les djihadistes ne pensent pas en termes nationaux. ils pensent en termes d'Oumma, une transnationalité imaginaire. Les gouvernements européens devraient avoir une stratégie plus articulée et ne pas se contenter d’un échange d’informations.
Le parallèle avec l’affaire Merah vous paraît-il pertinent ?
Il y a des convergences et des différences. Merah était psychologiquement fragile. Mehdi Nemmouche, d’après mes informations, ne paraît pas avoir souffert de fragilités psychologiques. Merah n’a pas pu rester longtemps dans des pays où il aurait été formé par des djihadistes. Il est allé en Afghanistan, au Pakistan, il est tombé malade ou on ne l’a pas pris au sérieux. Sur ce plan, la différence est majeure. Car treize mois en Syrie, c’est énorme.
Mais pour Merah aussi, je pense qu’on surévalue le rôle de la prison. La fois où il est censé s’y être radicalisé, il n’y a passé que cinq mois. Cela me semble être une durée nettement insuffisante pour “djihadiser”. Encore une fois, la prison sert de tête de Turc.
Les gouvernements ont pourtant également sous leur autorité les prisons. Quel est l’intérêt de braquer les projecteurs sur elles ?
La prison est mal aimée. Regardez : les surveillants ne mettent jamais leur uniforme quand ils sortent, contrairement à la police. L’administration carcérale ne se sent pas légitime. Si vous dites demain quelque chose contre l’éducation nationale, vous aurez une levée de boucliers de toutes parts. Dites quelque chose contre la prison, rien ne se passe. C’est pratique et ça permet d’éviter de parler des vrais problèmes.
Même si ce n’est pas le cas de Mehdi Nemmouche, au regard de votre étude pour le ministère de la justice, pouvez-vous chiffrer le nombre de cas de personnes qui se radicalisent en prison ?
J’ai travaillé dans quatre grandes prisons. Ça fait 15 % de la population carcérale. Je ne peux donc pas généraliser. Dans les prisons où il y a un fort taux de jeunes d’origine des cités, des phénomènes de radicalisation existent. Même s’ils sont dissimulés. Même si tout est fait pour que les choses ne s’éventent pas. Il n’empêche : la radicalisation est toujours un phénomène exceptionnel. Alors que le phénomène fondamentaliste est beaucoup plus fort en prison, et a un avenir important. Car la transgression n’est pas telle qu’on puisse réprimer fortement.
Que peut-on faire alors contre les phénomènes de radicalisation ?
Quand prendra-t-on conscience que la police allemande seule est démunie ? Tout comme la police française seule. Le seul échange d’informations n’est pas suffisant. C’est trop élémentaire. Ils ne pourront plus tuer comme lors du 11-Septembre. C’est fini. Parce que quand il y a un groupe de plusieurs personnes, les messages sont interceptés et les services de renseignements peuvent faire un travail efficace. Quand il y a un individu seul qui tue, c’est beaucoup plus difficile. Il faut donc une collaboration beaucoup plus étroite entre les polices.
C’est une urgence : les djihadistes sont trop dangereux. Pas seulement physiquement, parce qu’ils tuent cinq ou dix personnes. Mais parce que leur nocivité symbolique est énorme. Quand cinq personnes sont tuées par un djihadiste, c’est comme si 500 personnes étaient tuées. Merah a tué sept personnes. Les milieux marseillais ont tué beaucoup plus. Mais on sait très bien que le traumatisme lié à Merah est de loin supérieur à celui causé par le milieu marseillais. Parce qu’il y a une dimension idéologique. Parce qu’on mobilise le sacré. Et que la société ne le tolère pas. Quand un voyou tue des gens innocents, on dit que c’est par mégarde. Quand Merah tue des innocents, il touche au fondement symbolique de la société. Cela me fait peur. S'il y a deux ou trois cas comme ça en France dans une année, vous allez voir l’avantage qu’en tirera l’extrême droite.
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