Enquêtes de police intrusives diligentées par des tribunaux de grande instance (TGI), dossiers d'adoption qui traînent, appels de certains procureurs… Malgré la loi Taubira ouvrant le mariage et l'adoption aux couples de même sexe, promulguée il y a un an, des couples lesbiens mariés rencontrent les pires difficultés pour faire aboutir leur projet d'adoption.
« Certains tribunaux sont dans une opposition systématique parce que les enfants ont été conçus par PMA. Il y a aussi des procureurs qui font appel de décisions d'adoptions plénières par des couples homosexuels », explique Nathalie Allain-Djerah, présidente de l'association Les enfants d'Arc-en-Ciel. Son association a recensé « 20 familles » concernées en France, un calcul qui n'est sans doute pas exhaustif car certains couples préfèrent ne pas attirer l'attention sur leur cas.
Le 29 avril, pour la première fois depuis la promulgation de la loi Taubira ouvrant le mariage et l'adoption aux couples de même sexe, le TGI de Versailles (Yvelines) a refusé une adoption au sein de deux couples de femmes mariées, au motif que l'enfant avait été conçu par procréation médicale assistée (PMA) à l'étranger. Les juges ont estimé qu'il s'agissait d'un cas de « fraude à la loi ». Leurs avocates ont interjeté appel.
Une lesbienne mariée a aujourd'hui la possibilité d'adopter le ou les enfants biologiques de sa compagne. À condition de se soumettre à une procédure d'adoption devant le juge, qui peut être plus ou moins fastidieuse. « Dans de nombreux tribunaux, ça se passe très bien : Montpellier, Lille, Clermont-Ferrand, etc. », assure Doan Luu, porte-parole de l'Association des parents et futurs gays et lesbiens (APGL). À Annecy, la procédure est même ultrarapide.
Depuis que la loi a été promulguée, il y a un an, une vingtaine d'adoptions au sein de couples lesbiens mariés ont été prononcées, selon l'Inter-LGBT (lesbiennes, gais, bi et trans). Mais dans certaines régions, des femmes rencontrent plusieurs obstacles. « Il y a 4 ou 5 tribunaux où ça coince », admet Erwann Binet, le rapporteur de la loi qui a ouvert le mariage aux couples de même sexe. Le député PS dénonce même les « pratiques humiliantes envers les couples de femmes qui ont cours dans une poignée de tribunaux ».
L'APGL s'est ainsi récemment inquiétée « avec consternation » d'une « immixtion malsaine de certains tribunaux dans l’intimité des familles homoparentales ». Certains TGI déclenchent en effet des enquêtes de police au cours desquelles des candidates à l'adoption se voient sommées de répondre à des questions très précises sur la façon dont leur enfant a été conçu. Ces questions, rappelle l'association, « ne sont pas posées aux couples hétérosexuels ». De véritables cas de « violence institutionnelle » envers des couples homosexuels, selon l'APGL.
Certains TGI ont décidé de pister l'existence d'une PMA lorsque deux femmes se présentent devant le juge. « Nous avons été surtout saisis de cas problématiques dans la juridiction de Versailles », explique Doan Luu. Une juridiction réputée pour son conservatisme.
Mi-mai, Sophie et sa femme Élise, mamans de deux enfants de 4 et 7 ans nées d'une PMA effectuée en Belgique, ont ainsi subi un véritable interrogatoire au commissariat, à la demande du TGI de Nanterre (qui dépend de la Cour d'appel de Versailles).
« Nous avons été interrogées l'une à la suite de l'autre, raconte Sophie (le prénom a été changé, comme celui de sa compagne –Ndlr). La policière a été très bienveillante, mais elle a sorti devant nous une liste de neuf questions transmises par le juge. Les trois-quarts portaient sur notre PMA : comment l'enfant a-t-il été conçu ? Avons-nous eu recours à la PMA ? Avons-nous eu recours à une PMA à l'étranger tout en sachant que cela est interdit en France ? Combien nous a-t-elle coûté ? Où l'avons-nous réalisée ? Y-a-t-il un père connu, identifié, ou identifiable ?, etc. »
« Nous nous sommes senties accusées, suspectées de fraude. Nous sommes sorties traumatisées. On s'est dit “Mais dans quel pays vit-on ?” » ajoute Élise. « L'agent de police nous a confirmé que jamais ce type de questions n’étaient posées à des hétérosexuels », précise Sophie. Elles s'inquiètent évidemment de la suite qui sera donnée à leur demande d'adoption. D'autres dossiers sont bloqués au TGI de Nanterre.
Sur le site des Enfants d'Arc-en-Ciel, “Sandrine” témoigne d'un accueil très hostile du juge du tribunal d’Évreux (Eure). « À peine entrées dans la salle d’audience, le juge nous a énuméré nos identités et a donné la parole au procureur. Cette dernière, sans nous demander quoi que ce soit, s’est opposée à l’adoption, prétextant que la PMA était interdite », écrit-elle. Sur le forum interne de l'APGL, deux femmes, résidant dans le Val-de-Marne (dépendant donc du TGI de Créteil), racontent avoir été soumises à une batterie de questions « intrusives » au commissariat de leur ville.
En février, Le Monde avait révélé que les procureurs d'Aix-en-Provence et Marseille avaient bloqué des adoptions d'enfants nés de PMA réalisées à l'étranger.
À Toulouse, selon Les Enfants d'Arc-en-Ciel, depuis le début de l'année, le parquet fait systématiquement appel lorsque les juges prononcent des adoptions plénières (avec établissement de filiation). « Depuis décembre, plus aucune plénière ne passe », confirme Chrystel, une habitante de Toulouse dont la compagne, Sarah, a eu une fille par PMA. Le juge l'a autorisée à adopter l'enfant il y a quelques jours, contre l'avis du procureur de la République adjoint. Mais le couple s'attend désormais à ce que celui-ci fasse appel. « Cela risque de tout repousser de plusieurs mois », déplore Chrystel.
En avril, d'après un courrier que nous nous sommes procurés, ce même procureur adjoint s'est opposé à une adoption plénière au sein d'un couple de femmes mariées, au nom du « respect de l'histoire personnelle de l'enfant (qui) ne peut faire abstraction pure et simple d'une intervention paternelle dans sa conception ».
Le procureur adjoint va encore plus loin : « Le désir manifeste (…) de la mère et de son épouse pourrait parfaitement aller contre la volonté future de l'adopté et constitue déjà une forme de manque de respect pour l'histoire de l'enfant adopté dont l'intérêt commande qu'elle soit préservée et non transformée en fable. »
Voilà donc la mère biologique et sa femme, auxquelles la loi garantit le droit d'adopter, accusées de « manquer de respect » à l'enfant qu'elles élèvent ensemble depuis des années, et de lui raconter une « fable », celle d'une conception sans père. Des arguments similaires à ceux des opposants à la loi Taubira.
Rapporteur de cette loi, Erwann Binet reconnaît que le dispositif juridique reste « bancal ». Et pour cause : à ce jour, la PMA reste réservée en France à certains couples hétérosexuels non fertiles. « Si nous avions ouvert la PMA aux couples de femmes en la votant avec le mariage comme l'ont fait de nombreux pays, il n'y aurait aucun problème », déplore Binet. Comme une centaine de députés PS, l'élu de l'Isère avait milité pour l'étendre à toutes les femmes, ou au moins aux femmes mariées. Mais François Hollande a toujours refusé, même si la PMA était l'une de ses promesses de campagne. En visite au Vatican, Manuel Valls a exclu de légiférer sur ce sujet jusqu'en 2017.
« Pour les couples de femmes, la filiation n'est possible que par voie adoptive. Mais cette adoption reste soumise à l'arbitraire judiciaire, déplore Nathalie Allain-Djerrah, des Enfants d'Arc-en-Ciel. Sans un dispositif légal qui permette d'établir la filiation sur le projet parental, l'inégalité entre les enfants perdurera. » Dans une tribune publiée sur Mediapart, le syndicat de la magistrature a appelé les parlementaires à « mener à son terme l’évolution de notre droit de la filiation ».
« Il y a une brêche béante dans la loi Taubira, et tout le monde en avait conscience quand nous l'avons votée. On ne reconnaît toujours pas la volonté des couples de femmes de faire famille », déplore le député écologiste Sergio Coronado, qui était partisan, comme tous ses collègues, d'insérer la PMA dans le texte initial. Lors de récents débats à l'Assemblée nationale sur la proposition de loi sur l'autorité parentale, il avait proposé de sortir de l'arbitraire judiciaire en créant dans la loi une présomption de parenté : tout enfant né ou conçu pendant le mariage d'un couple composé de deux femmes, dans le cadre d'un projet parental et sans filiation paternelle connue, aurait eu pour parent la conjointe de sa mère.
Le PS l'avait repoussée, au motif que la proposition de loi sur l'autorité parentale ne traitait pas de la filiation. Et que le jugement de Versailles, qui a refusé une adoption pour cause de PMA, fait l'objet d'un appel. Jeudi 22 mai, la loi sur l'autorité parentale a de toutes façons été repoussée sine die face à l'obstruction parlementaire des ultras de l'opposition. Quant à la grande loi sur la famille envisagée au début du quinquennat, elle a été jetée aux oubliettes au début de l'année.
Contacté par Mediapart, le ministère de la justice qui, cette semaine, a reçu les associations, refuse de « commenter et de discuter des décisions rendues par les juridictions souveraines ».
Mais selon le porte-parole de la Chancellerie, « l’instruction des demandes des couples qui souhaitent adopter, le traitement de leur affaire et les mesures d’instruction ordonnées le cas échéant, doivent être les mêmes qu’elles soient présentées par des couples hétérosexuels ou homosexuels, aucune discrimination ne peut être acceptable ». Le ministère assure que la directrice des affaires civiles du ministère a été chargée « d’effectuer un recensement » des cas difficiles, mais « également de proposer très vite des solutions pour les régler si elles sont importantes et se rencontrent dans plusieurs juridictions ».
Du côté des associations, l'impatience pointe. « Nous demandons au gouvernement d'intervenir immédiatement afin de garantir un égal accès à la filiation avec leurs parents à tous les enfants de la République », lance Nathalie Allain-Djerrah, des Enfants d'Arc-en-Ciel. Mercredi 27 mai, le groupe écologiste de l'Assemblée nationale a de nouveau déposé une proposition de loi pour étendre la PMA aux couples de femmes. Un geste avant tout symbolique : elle n'a aucune chance d'être votée de sitôt.
Retrouver l'intégralité de la réponse du ministère de la justice sous l'onglet Prolonger
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