Pierre Pasqua est malade. Les médecins lui ont diagnostiqué une maladie grave qui atteint 350 000 Français chaque année. Mais lui, fils du sénateur Charles Pasqua, s’est vu récemment octroyer un passe-droit par sa caisse de sécurité sociale, d’après des informations recueillies par Mediapart.
Installé en Tunisie pendant des années, Pierre Pasqua n’est pas adhérent de la Sécurité sociale à proprement parler, mais de la Caisse des Français de l’étranger (CFE), une assurance réservée aux expatriés qui résident loin de l’Hexagone. Sous tutelle des ministères des affaires sociales et du budget, cet organisme est bizarrement présidé par un sénateur UMP, Jean-Pierre Cantegrit, le même depuis trois décennies.
Ainsi, fin décembre, alors que les services de la CFE radiaient Pierre Pasqua de leurs fichiers parce qu’il n’avait plus droit aux prestations, Jean-Pierre Cantegrit est intervenu pour qu'il soit réintégré. Ce qui fut fait en février.
Un pur « dossier VIP » dans le jargon de la caisse, dont la gestion a déjà été épinglée par la Cour des comptes en 2010. Les magistrats financiers avaient alors relevé des « possibilités de fraudes ou d’abus nombreuses et multiformes », une « absence de contrôle interne », des moyens de sanction « très rarement utilisés », et des pratiques tout bonnement « contraires aux textes ».
Dans ce contexte, il peut paraître étrange que le gouvernement ait accepté, d’après nos informations, de prolonger exceptionnellement le mandat de Jean-Pierre Cantegrit à la tête de la caisse, à 81 ans, avec tout son conseil d’administration et au prix d'une acrobatie juridique, comme ce dernier en avait discrètement fait la demande en décembre. Le cas Pasqua, symptomatique d'une drôle de gouvernance au sommet de cette caisse, financée en partie par l’argent public, bousculera-t-il les ministres de tutelle ?
L’histoire commence en 2000. Le fils de l’ex-ministre de l’intérieur (en poste de 1986 à 1988 puis de 1993 à 1995) adhère à la CFE parce qu’il s’installe en Tunisie, dans le charmant village de Sidi Bou Saïd, pour travailler comme « consultant », en exploitant le carnet d’adresses familial.
Dès 2003 cependant, le juge d’instruction Philippe Courroye, en charge d’une enquête sur la Sofremi, (société d’exportation de matériel de police, dépendant du ministère de l’intérieur), délivre un mandat d’arrêt international à l’encontre de Pierre Pasqua, qu’il soupçonne d’avoir empoché des rétro-commissions en marge de contrats signés par la place Beauvau à l’époque de son père. Le fils ne repose un pied à Paris qu'en 2007. En 2010, il est définitivement condamné à un an de prison, alors qu’il vient déjà d’écoper d’un an ferme dans l’affaire Alstom pour d’autres histoires de pots-de-vin. Si Pierre Pasqua échappe alors à la détention, c’est grâce à l’aménagement de ses peines.
Pendant tout ce temps, il demeure résident tunisien. Mais à la fin de l’année 2013, les services de la CFE estiment que cette expatriation est devenue fictive et que Pierre Pasqua est en réalité rentré en France depuis plus de six mois (laps de temps autorisé avant radiation). Dans ce cas, le règlement est limpide : l'assuré est rayé des listes et renvoyé vers la Sécurité sociale.
Début 2014, quand il découvre sa radiation, Pierre Pasqua fait des bonds. Et avant même que les services de la Caisse aient reçu le moindre courrier de contestation, le sénateur Jean-Pierre Cantegrit, alerté en direct par la famille, exige la réouverture du dossier. N'a-t-il pas reçu un coup de fil de Charles Pasqua, son compagnon UMP sur les bancs du Sénat ? « C’est du domaine privé, répond le président de la CFE à Mediapart. Je n’ai pas à répondre à votre enquête style police ! » Balayant toute idée de « fraude », Jean-Pierre Cantegrit déclare : « Pierre Pasqua nous garantit qu’il a son domicile en Tunisie. »
En se basant sur divers éléments, ses services ont pourtant conclu, fin 2013, à une domiciliation fictive. D’abord, plusieurs courriers adressés à Sidi Bou Saïd sont restés sans réponse – « Boîte résiliée », a répondu la poste tunisienne. Surtout, les salariés de la CFE ont constaté au fil des mois que les soins médicaux n’étaient plus jamais dispensés en Tunisie, mais exclusivement dans l'Hexagone.
De son côté, Mediapart a interrogé un témoin tunisien qui confirme que le fils de l’ancien ministre aurait quitté les lieux depuis bien longtemps. De même, quand on appelle l’homme d’affaires chez lequel Pierre Pasqua est censé loger à Sidi Bou Saïd, Mahmoud Zarrouk, il répond au passé, embarrassé : « Pierre a effectivement habité chez nous. Le reste, je ne m’en souviens pas, je ne suis pas autorisé à m’en souvenir. »
Enfin, un matin d'avril, Mediapart est tombé sur Pierre Pasqua dans un immeuble de Neuilly-sur-Seine, à l’adresse où la caisse est désormais priée de lui expédier son courrier, compte tenu des désordres postaux supposés en Tunisie ! Interrogé sur la réalité de sa domiciliation à Sidi Bou Saïd, Pierre Pasqua a refusé de nous répondre. « Ça fait seize ans que je suis à la caisse, nous a-t-il lancé. Je porterai plainte, quoi que vous écriviez ! » Seize ans ? C'est oublier un peu vite qu'il a été radié une première fois en 2004 pour « non-paiement des cotisations » (à l’époque du mandat d’arrêt international), avant d’être réintégré en 2008.
Alors pourquoi Pierre Pasqua s’accroche-t-il tant à la CFE ? À vrai dire, un transfert à la Sécurité sociale ne changerait sans doute rien au niveau de ses remboursements. Mais la caisse présente une différence de taille par rapport à la Sécu : la CFE n’effectue aucun contrôle sur les revenus déclarés par ses adhérents, alors même que le montant de leurs cotisations en dépend. Une situation pousse-au-crime.
En 2010, la Cour des comptes dressait ainsi ce diagnostic accablant : « La sous-déclaration est la règle. » « Il n’est pas rare de voir des assurés de catégorie 3 (ceux qui déclarent officiellement les plus petits revenus – Ndlr) se faire soigner à l’hôpital américain de Neuilly », s’étaient même étranglés les magistrats financiers.
Au moment de sa radiation, Pierre Pasqua déclarait seulement 14 900 euros de revenus annuels à la CFE, soit 1 240 euros par mois – à peine un Smic ! D’après nos informations, le montant de ses cotisations plafonnait ainsi sous les 140 euros mensuels.
« Pierre Pasqua a (une maladie grave), nous en tenons compte », s’agace Jean-Pierre Cantegrit quand on insiste sur le non-respect des procédures, invoquant in fine un principe d’« humanité ». Au passage, le président de la CFE confirme l’absence de contrôle sur les revenus de Pierre Pasqua : « Oui, c’est du déclaratif. »
À 81 ans, en place depuis 1985, Jean-Pierre Cantegrit paraît aujourd’hui indéboulonnable (bien qu'il cumule son poste avec un siège de sénateur et un job de lobbyiste pour le groupe de boissons Castel). Grâce à un coup de pouce du gouvernement, ce “vétéran” devrait voir son mandat de président prorogé d’un an, de même que les autres membres du conseil d’administration (pour certains socialistes et pour l’essentiel désignés par l’Assemblée des Français de l’étranger, une chambre méconnue qui représente les expatriés). En théorie, leurs sièges devaient être remis en jeu cet automne, lors d’un scrutin interne à l’AFE. Mais comme cette assemblée est en plein chambardement, Jean-Pierre Cantegrit et son équipe ont visiblement convaincu les ministres de tutelle (dont Marisol Touraine à la Santé), qu’il serait bon de reporter ce scrutin.
Une astuce juridique vient donc d’être trouvée, d'après nos informations. Alors que la règle fixant la durée des mandats à la caisse est de valeur législative, et qu’il faut donc un vote du Parlement pour la modifier, le premier ministre a demandé au Conseil constitutionnel de « déclasser » le passage concerné, afin qu’il puisse être modifié en urgence par simple décret ministériel. Cette procédure de « déclassement », accessible au seul Premier ministre, est tout à fait inhabituelle en France (moins de cinq par an depuis 1959). Mais les Sages ont donné leur accord le 22 mai.
« Tout cela est assez pitoyable », réagit un parlementaire socialiste représentant les Français de l'étranger, tandis qu'on parle chez Marisol Touraine d'une « décision consensuelle et de bon sens ».
Quand on l’interpelle sur l’indispensable renouvellement des instances, Jean-Pierre Cantegrit réplique : « Je suis le fondateur de cette caisse, pour laquelle je me suis donné à fond ! » Mais dans son rapport de 2010, la Cour des comptes avait déjà pointé « la faible rotation des membres » du conseil d’administration, travaillant alors en vase clos, « dans une quasi-absence de contrôle extérieur ». À la même époque, les commissaires aux comptes recrutés par la caisse avaient d'ailleurs refusé de certifier les comptes.
Ces derniers ont finalement été validés en 2012 (« avec réserves »), puis en 2013 (sans réserves). Il est vrai que la caisse a pris plusieurs mesures pour lutter contre les fraudes, avec « la création d’une cellule » dédiée, selon Jean-Pierre Cantegrit. « Elle a été relativement efficace puisque nous avons récupéré plusieurs millions d’euros depuis le rapport de la Cour des comptes », lâche le président. On lui fait répéter le montant : « Plusieurs millions d'euros de fraudes ?! » Un énorme montant pour une petite caisse d'environ 100 000 adhérents.
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