Pour que les politiques daignent doter la République de véritables moyens de contrôle sur leur patrimoine, il a fallu la déflagration Cahuzac. Le scandale Bygmalion, ou plutôt l’affaire Sarkozy, doit cette fois servir à réviser de fond(s) en comble le système de contrôle des comptes des partis politiques. Après les hommes, au tour des organisations.
La vertu ne leur est pas plus naturelle. Or les instances supposées vérifier que les partis ne trichent pas avec l’argent public ni n’enrichissent leurs amis se révèlent terriblement démunies. D’abord parce que la classe politique (pardon, le législateur) l’a voulu ainsi – c’est tellement plus pratique. Ensuite parce qu’en vingt-cinq ans, depuis les lois de moralisation des années 1988-1995, les trésoriers et les experts-comptables ont appris à exploiter toutes les failles juridiques. La lutte contre la corruption est une guerre de mouvement perpétuelle, il faut contre-attaquer d'urgence.
Car au sein des formations politiques, la liste des abus s’allonge au-delà du supportable, de la « corruption » présumée dans la fédération PS du Pas-de-Calais aux « détournements d’argent public » au groupe UMP du Sénat, en passant par les soupçons d’« escroquerie en bande organisée » dans le micro-parti de Marine Le Pen.
Surtout, s'agissant de l'élection suprême, l’ancien directeur de campagne adjoint de Nicolas Sarkozy, Jérôme Lavrilleux, a mis les pieds dans le plat lundi 26 mai, en affirmant qu'« il est impossible de faire une campagne présidentielle avec 22 millions d'euros ». C'est pourtant le plafond de dépenses arrêté par la loi pour garantir le principe d'égalité entre les candidats et empêcher que l'argent – seul – ne fasse l'élection. N’est-il pas temps de regarder la présidentielle en face ?
Dès 1995, Édouard Balladur et Jacques Chirac avaient explosé le maximum légal (voir nos enquêtes ici et là). Depuis, scrutin après scrutin, tout le monde feint de croire que les dépenses des candidats en lice au second tour s'arrêtent miraculeusement à deux doigts du plafond. En réalité, « le risque est grand, et probablement avéré, que des dépenses restent volontairement masquées et financées dans des conditions échappant à tout contrôle », ose écrire un sénateur socialiste, Gaëtan Gorce, dans un récent avis passé inaperçu et rédigé après un long travail sur les questions de financement et de moralisation de la vie politique.
« Le coût des campagnes dépasse manifestement les plafonds, répète-t-il au téléphone, sans détour, et sans distinguer candidats de droite ou de gauche. Dans notre système, tout pousse à la fraude, à la triche. » Pour qu'on en finisse avec l'hypocrisie des « 22 millions », l'élu recommande de relever le plafond, « dans un objectif de transparence et de réalisme ».
Alors à ce stade, bien sûr, rien n'indique que l’équipe de François Hollande ait dissimulé des dépenses, mais la tricherie industrielle de Nicolas Sarkozy (déjà vraisemblable en 2007 vu les affaires Bettencourt et Kadhafi) s'étale aujourd'hui sur la place publique et révèle les angles morts du contrôle. Alors que des millions d’euros de frais de meetings ont visiblement été supportés par l’UMP, le Conseil constitutionnel a seulement repéré un « micro-dépassement » de 470 000 euros. En première instance, la Commission des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), autorité administrative indépendante, avait certes tiqué davantage, mais sans avoir les moyens juridiques ni humains d'appréhender l'ampleur exacte des occultations.
« La fausse facture, on ne la détecte pas », reconnaît sans détour François Logerot, le président de la CNCCFP (retrouver ici notre entretien). Ce magistrat financier honoraire réclame davantage de pouvoirs, non pas depuis trois jours mais depuis des années, dans l’indifférence générale.
« Notre tâche n’est pas facile parce qu’il n’existe pas de catalogue standard des prix, explique-t-il, dans un entretien au magazine Challenges. Un meeting dans une même salle peut coûter du simple au triple selon l’agencement de l’espace, l’estrade, le décor, le confort des chaises… » Pour suivre les manifestations à distance, la CNCCFP compulse la presse locale. « Nous pourrions certes avoir des inspecteurs de terrain pour compter les chaises, mais ce serait très coûteux, mal accepté des politiques et surtout peu efficace. Car il est difficile d’évaluer au jugé le coût d’un meeting. » D'autant qu'elle n'enquête pas auprès des fournisseurs, dont elle ne connaît d'ailleurs pas les sous-traitants.
Au moins, dans les comptes de campagne, la commission voit-elle passer les factures officielles des prestataires. À l'inverse, s'agissant des comptes des partis (qu'elle est chargée de publier chaque année), elle n'a jamais eu accès à la moindre pièce comptable, qu'il s'agisse des achats de stylos, de sondages ou des salaires... Elle les a toujours validés à l'aveugle, sans jouir du moindre pouvoir d’investigation.
Comme Mediapart l'a déjà documenté ici ou là, la commission se contente de viser les rapports présentés par les commissaires aux comptes, choisis et rémunérés par les partis eux-mêmes. Et quand elle débusque une anomalie ignorée par ces derniers, parce qu’il lui arrive de savoir lire entre les chiffres, la commission n’a même pas le droit de les dédire (comme dans le cas du Mouvement national républicain de Bruno Mégret en 2009).
Pour mesurer le degré de vigilance de ces commissaires aux comptes, il suffit de citer un chiffre : l’an passé, seuls les comptes de neuf (petites) formations politiques sur 378 ont essuyé un refus de certification… Pendant ce temps-là, dans le Gard, une petite salariée du PS siphonnait 380 000 euros sans qu’aucun clignotant ne s’allume.
Alors que faire ? Cet automne, lors du vote des lois sur la transparence de la vie publique rédigées en catastrophe au lendemain de l'affaire Cahuzac, un amendement a été introduit par le sénateur Gaëtan Gorce qui renforce un peu les pouvoirs de la commission. Celle-ci pourra désormais réclamer aux partis politiques une copie de leurs factures – enfin ! Ainsi que « toutes les pièces comptables et tous les justificatifs nécessaires au bon accomplissement de sa mission ». Peut-être la société Bygmalion se méfiera-t-elle un brin.
Mais on est loin du compte, et le gouvernement a raté l’occasion, avec les « lois Cahuzac », de lancer les réformes structurelles primordiales, sciemment sans doute. La commission, en tout cas, a tenté de pousser cet automne une mesure de bon sens : alors qu'elle contrôle aujourd'hui les comptes des partis politiques avec un an de retard, elle réclamait un « accès en temps réel » les années de scrutin, pour mieux débusquer les partis politiques qui, en cachette, prennent à leur charge des dépenses engagées par leur candidat à la présidentielle. Un bon levier pour prévenir une nouvelle affaire Sarkozy-Bygmalion. Mais l'idée a fait flop, et la commission attend toujours.
Du coup, certains spécialistes du financement de la vie politique préconisent de renverser la table et de confier directement ces contrôles aux magistrats financiers de la cour des comptes (comme vient de le suggérer Gilles Carrez, député UMP, horrifié par les dérives de son parti). « La cour contrôle déjà les associations et les organismes privés qui sont financés à plus de 50 % par des fonds publics, souligne Jean-Christophe Ménard, docteur en droit public et avocat, spécialiste du droit des partis. Qu'est-ce qui l'empêche pour les formations politiques ? » Rappelons qu'en 2012, 51,7 % des recettes de l'UMP provenaient de dotations étatiques (soit 30,1 millions d'euros).
« Tout est envisageable, répond Bernard Maligner, expert du droit électoral et ingénieur d'études au CNRS. À ceci près que la loi l'exclut ! » Certains estiment que l'article 4 de la Constitution pourrait barrer la route aux magistrats de la Cour des comptes, parce qu'il prévoit que les partis « exercent leur activité librement ». « Je serais plutôt d'avis de renforcer les pouvoirs de la CNCCFP, poursuit Bernard Maligner. Si le système de contrôle actuel est défaillant, c'est simplement parce que le législateur l'a voulu ainsi. »
À défaut de Cour des comptes, certains universitaires (tel l'ancien membre du Conseil constitutionnel Jean-Claude Colliard) ont sinon suggéré de fusionner la CNCCFP avec la toute nouvelle Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HAT), chargée de contrôler les déclarations de patrimoine et d'intérêts des élus. L'idée : créer une grande juridiction de moralisation de la vie publique, qui gagnerait en autorité et force de frappe. Certaines questions transversales seraient sans doute mieux appréhendées, comme pour savoir si tel micro-parti (sous le contrôle de la CNCCFP) alimente en douce le patrimoine de tel parlementaire (sous le contrôle de la HAT).
Mais quoi qu'il arrive, « il faudrait obliger les partis à lancer des appels d'offres, à mettre leurs prestataires en concurrence dans une totale transparence », estime Jean-Christophe Ménard. « L'argument qui consiste à dire que les partis ont besoin de pouvoir travailler librement avec des gens qui ont les mêmes affinités politiques ne tient plus. Les collectivités locales sont bien tenues, elles, par le code des marchés publics ! »
« Soumettons les dépenses des partis au droit des marchés publics », recommande également Jean-Éric Callon, maître de conférences en droit public à l'université Paris-Sud, dans une tribune publiée dans Le Monde ce 29 mai. « Il appartient sans délai au parlement de s'emparer de cette question. » Sans doute faudrait-il repenser aussi les sanctions, à ce jour peu dissuasives, faute d’être suffisamment appliquées. Sans compter qu’un candidat à la présidentielle fraudeur ne risque toujours aucune peine d’inéligibilité.
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