« Il faut respecter les institutions, ce n'était pas une élection présidentielle, il n'était pas candidat »: voilà ce qu’a répondu Jean-Christophe Cambadélis face à l’hypothèse d’une démission de François Hollande. Le premier secrétaire du PS a donc invoqué, une fois de plus, le verrou des institutions, cet invincible bouclier transmis par Charles de Gaulle. Or le verrou a sauté, et le bouclier est en miettes. Au niveau national, cette explosion des institutions de la Cinquième République est même la principale information des élections européennes…
Le système brinquebalait depuis longtemps, mais se perpétuait quand même. Dès l’origine, il s’est résumé à un passage obligé. Une sorte de Tina avant l’heure : « Moi ou le chaos. » Un there is no alternative résumé par le fameux théorème d’André Malraux : « Entre les communistes et nous (les gaullistes) il n’y a rien. » Ça a marché pendant presque vingt-cinq ans, de 1958 à 1981. En 1968, la société française a bien connu un ébranlement majeur, elle était même cul par-dessus tête, au sens propre et au sens figuré, mais les institutions n’ont pas bougé d’un centimètre, malgré une fuite à Baden Baden. Pour éviter « le chaos », les Français ont voté pour « lui », en optant pour une chambre bleue. Scrutin de la trouille, amplifié par le système majoritaire…
Mais les faits sont têtus, et le désir de changer le monde incompressible. En 1974, Mitterrand, donné pour mort politiquement six ans plus tôt, manquait la présidence d’un souffle, tandis que le conservateur moderniste Valéry Giscard d’Estaing l’emportait, au nom du « changement » (Le « changeban » comme il disait…). Le verrou avait tenu, et tiendrait aux législatives suivantes, en 1978, mais la France étouffait.
La droite de l’époque avait beau brandir la peur, en répétant « Nous ou le chaos », Alain Peyrefitte, ancien ministre de l’information devenu sinologue, avait beau évoquer « le lapin socialiste dans la gueule du boa communiste », Le Parisien libéré de l’époque avait beau annoncer sur sa une qu’avec la victoire de la gauche les Français n’auraient « plus de frigidaire, plus de voiture, plus de liberté, etc. », et les giscardiens avaient beau se démener en annonçant les chars soviétiques sur la place de la Concorde, l’impensable est survenu.
Mitterrand est arrivé à l’Élysée, porté par l’espérance d’un coup de vent formidable. Tout changerait sous le septennat de l’homme qui avait dénoncé « le coup d’État permanent ».
Or le renouveau n’est pas venu. « Le coup d’État » s’est seulement donné un nouveau maître. Képi en moins, Mitterrand s’est blindé dans les institutions, et ne les a pas réformées. Il a nommé d’autres figurants mais adopté la dialectique de la fonction. On est passé de « Moi ou le chaos » à « Moi ou la droite », en brandissant l’éternel argument de la peur. Les affiches socialistes des législatives de 1986 ont proclamé sur les murs de France : « Au secours, la droite revient ! »
La peur n’a pas évité le danger : la droite est revenue. Mais le PS est resté à l’Élysée. On s’est alors demandé si les institutions voulues par Charles de Gaulle survivraient à cette cohabitation. Finalement la Cinquième République, installée pour protéger le pouvoir d’un seul homme, s’est accommodée d’un usage plus collectif : un coup le PS, un coup la droite, parfois les deux en même temps. C’était nouveau sous le soleil, cela ressemblait à du sang neuf, le peuple était plutôt content, mais au-delà des changements de tête, la Cinquième restait la Cinquième. On ne disait plus : « Moi ou le chaos », mais on lançait : « Nous ou le chaos. »
« Nous », c’est-à-dire les deux grands partis de gouvernement, le PS et le RPR. Quant au chaos, il avait changé de visage. Il ne s’incarnait plus dans la figure des communistes, très affaiblis, mais dans le discours de Jean-Marie Le Pen, surgi lors des européennes de 1984.
La peur était donc au programme, comme au bon vieux temps, mais on avait changé d’épouvantail. Le FN était un monstre original, utile à gauche, puisqu’il divisait la droite, et attirant à droite, puisqu’on lui faisait des grâces, des courbettes, et des discours de Grenoble, en vue d’obtenir ses voix…
Ce qui frappe dans cette période de trente ans commencée sous Mitterrand et qui vient de s’achever sous Hollande, c’est l’affaiblissement progressif du discours politique, censé changer la vie ou la préserver, au profit de calculs purement tactiques destinés à accéder aux postes, ou à s’y maintenir. Comme si le pouvoir, par le jeu de l’élection présidentielle et du scrutin majoritaire, et par le blocage provoqué par l’extrême droite, était réservé aux mêmes, de toute éternité, quels que soient les mouvements et les sursauts de la société.
Depuis trente ans, la droite classique n’a pas produit une seule idée durable. Elle est passée de l’ultralibéralisme façon Reagan à la « fracture sociale » modèle Chirac, des grands ciseaux d’Alain Juppé, réducteur de déficits, au dentier de Sarkozy qui devait croquer la croissance. Handicapée par le Front national, cette droite n’a pas cessé de faire la danse du ventre, affirmant son rejet des Le Pen, mais pratiquant les rapprochements, les effleurements, et les caresses de Grenoble.
Quant aux socialistes, depuis mai 1981, ils ont tenu un discours dans l’opposition, qui invitait à changer le monde, puis un autre au pouvoir, en vertu des contraintes et des réalités. Mitterrand a tenu un an et demi avant d’entamer sa mue, Jospin presque trois ans, Hollande a cédé au bout d’un mois…
Le couple antinomique du PS et de l’UMP était usé jusqu’à la corde mais se perpétuait quand même, grâce au verrou des institutions, et à la peur de l’extrémisme. Le scrutin majoritaire étant ce qu’il est, cette alternance mécanique aurait pu durer mille ans. Il aurait fallu que les électeurs ne se lassent pas du Front républicain qui avait élu Chirac, pourtant complètement usé, avec 82 % des voix. Il aurait fallu que la France préfère l’imitation de Sarkozy à l’original de Marine Le Pen. Il aurait fallu que l’épouvantail Le Pen continue d’épouvanter la France.
Or tout s’est effondré, d’abord aux municipales, ensuite aux européennes. La règle de la Cinquième République, qui commandait que les victoires de l’un se bâtissent sur les défaites de l’autre, a cessé de fonctionner. Ce dimanche, le PS a lourdement perdu mais l’UMP a touché le fond. Le jeu à deux, « Nous ou le chaos », a laissé la place à un champ de ruines où Marine Le Pen peut s’écrier : « Moi seule puisque c’est le chaos »...
Tout est par terre. Le désastre saute aux yeux. La gravité du bilan devrait imposer d’en finir avec les arrangements, genre changement de premier ministre, les mesures de circonstance, style baisse des impôts improvisée par Manuel Valls, les conseils de guerre fumeux, comme ce séminaire à l’Élysée, ou les arrière-pensées dérisoires ou scandaleuses, telles ces dénonciations à l’UMP. Il ne s’agit plus du sort particulier des figurants, ou de leurs « petits » trafics, mais du destin de la République.
La Cinquième a eu son intérêt. Elle était un corset, imposé en 1958 par un politique immense, militaire de son état, pour libérer l’action publique, la débrancher du régime des partis et des « comités Théodule ». Or voilà que ce verrou a isolé les responsables, les a coupés du réel, les a mis à l’abri des mouvements de la société, a posé une cloison étanche entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés.
Hollande ne peut plus dire qu’il a trois ans devant lui. Valls ne peut pas soutenir qu’il a besoin de temps. Les écologistes ne peuvent plus se demander s’ils sont dedans ou dehors. Mélenchon ne peut plus croire que les excommunications suffiront à rassembler.
Et la droite modérée ? Elle est mouillée jusqu’au cou. Tant de ministère de l’identité nationale, tant de viande hallal, tant de pains au chocolat, tant de fausses factures, pour en arriver là ! Il est trop tard pour lancer, comme dimanche soir, des appels vers ce centre auquel on a tourné le dos pour s’accrocher à Sarkozy. Il va falloir tourner la page. Traiter pour de bon le scandale Copé. Et cesser de penser que le plongeon du PS servira d’issue de secours. La Cinquième République est à terre, voire dans la gadoue. Il faut inventer la Sixième.
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