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Vente d'Alstom: l'enjeu caché de la corruption

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Le 23 avril fut une journée à part dans l’histoire d’Alstom. Selon la version officielle, Patrick Kron, le PDG du groupe, rencontrait ce jour-là Jeffrey Immelt, son homologue de General Electric (GE), pour discuter de l’avenir du groupe français. La visite était à peine achevée qu’une dépêche de Bloomberg dévoilait l’annonce : le conglomérat américain s’apprêtait à lancer une offre sur Alstom. « Avant ce rendez-vous, je ne savais pas si un accord était possible, mercredi soir, j'y croyais », racontera par la suite Patrick Kron, dans un entretien au Monde. Dans la foulée, il réunissait son conseil d’administration afin de discuter du rachat de l’activité énergie du groupe. Le démantèlement d’Alstom était lancé.

Mais ce que la version officielle ne dit pas, c'est qu'un autre épisode perturbait le groupe le jour même. Lawrence Hoskins, ancien vice-président d'Alstom pour la zone Asie, était arrêté dans les îles Vierges américaines, selon nos informations. Il a été présenté à un tribunal du Connecticut le 19 mai et libéré sous caution, en attendant une nouvelle audience prévue pour le 9 juillet, comme nous l’a confirmé le département américain de la justice.

Patrick Kron, PDG d'Alstom depuis 2003.Patrick Kron, PDG d'Alstom depuis 2003. © Reuters

« Alstom est informé de cette arrestation qui est intervenue dans le cadre de l'enquête menée par le Department of Justice concernant des accusations de faits anciens de corruption. Nous ne commentons pas une investigation ou une procédure en cours mais je vous confirme qu'Alstom coopère avec le département de la justice », nous a indiqué une responsable de la communication, se refusant d’en dire plus sur les procédures en cours.

Cette arrestation n'est pas anodine. Elle s’inscrit dans une enquête de corruption qui apparaît aujourd’hui comme un enjeu caché du démantèlement d’Alstom. Le groupe français est en effet inculpé depuis juillet 2013 pour violation de la loi américaine contre la corruption (Foreign corrupt pratices Act ; FCPA). La justice américaine l’accuse d’avoir versé des pots-de-vin, par l’intermédiaire de "consultants", à des hommes politiques indonésiens pour emporter un contrat d’équipement de 118 millions de dollars, connu sous le nom de projet Tarahan, auprès du groupe public indonésien d’électricité PLN.

Fin mars 2014, le département de la justice a décidé d’élargir ses poursuites à d’autres contrats, notamment en Chine et en Inde. Une grande partie de l’activité commerciale de la branche énergie d’Alstom se retrouve donc aujourd'hui sous les lumières de la justice américaine.

Même si le groupe s’en défend, les poursuites américaines pèsent en arrière-fond sur la cession de l’activité énergie d’Alstom. « Le dossier judiciaire d’Alstom aux États-Unis paraît être un élément dissuasif pour Siemens. Il semble hésiter à poser une offre concurrente. Le groupe a déjà payé une amende de 800 millions de dollars pour les mêmes motifs de corruption, au terme d’une transaction avec la justice américaine. Il n’a pas forcément envie de se retrouver confronté aux mêmes problèmes en reprenant l’activité énergie d’Alstom », explique l’avocat Stéphane Bonifassi du cabinet Lebray & associés, spécialiste en droit pénal international et des questions de corruption.

Dès mars 2013, 60 à 80 cadres du groupe ont reçu une lettre de la direction en charge de l’éthique et de la conformité, les mettant en garde, s’ils devaient se rendre aux États-Unis. Une responsable de la communication dit ne pas avoir connaissance de cette recommandation.

La lettre, à laquelle Mediapart a eu accès, est pourtant longue et explicite :

« Comme vous le savez, une enquête judiciaire est en cours aux États-Unis sur une supposée corruption dans certains projets étrangers. Alstom coopère avec l’enquête gouvernementale. Un examen interne de la société montre que vous avez été impliqué dans des projets américains et que vous pouvez avoir des informations concernant ses projets, ou ses questions ou les personnes qui y ont été impliquées. Au vu des documents que la société a consultés, les autorités américaines peuvent croire que vous pouvez avoir des informations sur les projets américains et peuvent être intéressées par ce que vous savez. Il est possible que les autorités américaines veuillent vous interroger si vous voyagez aux États-Unis », peut-on lire dans le document.

« Le fait qu’ils veuillent vous parler ne signifie en aucun cas que vous — ou quelqu’un d’autre — se soit comporté de façon inadéquate. Néanmoins, nous vous demandons votre aide pour apprendre tous les faits importants. Vérifiez avec moi ou Keith [Keith Carr, responsable juridique du groupe - ndlr] avant d’accepter de vous rendre aux États-Unis pour votre travail lié à Alstom. Vous devez décider vous-même si vous voulez ou non vous rendre aux États-Unis pour vos affaires personnelles. Si vous allez aux États-Unis et que les autorités américaines veuillent vous interroger, vous devez savoir que vous avez le droit de parler ou de ne pas parler avec les enquêteurs. C’est votre choix et le gouvernement ne peut vous obliger à accepter un entretien. Mais si vous l’acceptez, vous devez dire la vérité. Tout manquement à ce principe est en soi une violation de la loi », est-il également écrit, avant d’indiquer en détail tous les droits des personnes entendues dans le cadre d’une enquête.

Tant de précautions trahissent une inquiétude certaine dans la direction du groupe. Il est vrai que les États-Unis sont devenus un territoire dangereux pour les cadres d’Alstom. Quatre d'entre eux, travaillant pour des filiales américaines du groupe, ont déjà été inculpés pour blanchiment et corruption dans le cadre de l’affaire Tarahan.

Juste après l’envoi de cette lettre, alors qu’une enquête interne le disculpe complètement, Frédéric Pierucci, dirigeant de la filiale énergie d’Alstom dans le Connecticut et vice-président des ventes mondiales, est arrêté en avril 2013 à l’aéroport JFK à New York. Il est depuis emprisonné. Il a plaidé coupable ainsi que William Pomponi, vice-président de la même filiale américaine, chargé des ventes régionales du groupe. Lawrence Hoskins est maintenant dans les rets de la justice. Le groupe japonais Marubeni, co-contractant d’Alstom dans le projet indonésien, a lui aussi plaidé coupable et a accepté une transaction.

Dans les premiers actes publics d’accusation, la justice américaine reproche aux salariés d’Alstom d’avoir mis en place un schéma de corruption à partir des États-Unis. Le schéma instauré à partir de 2002 — soit bien après l’acceptation par l’ensemble des pays occidentaux de la convention OCDE de 1999 interdisant la corruption d'agents publics en vue d’obtenir un contrat — a, semble-t-il, duré jusqu’à la fin de 2009 au moins. 

En vue d’obtenir le contrat indonésien, des responsables d’Alstom aux États-Unis ont recruté, selon les documents de la justice américaine, un intermédiaire, caché sous le nom honorable de “consultant”, qui avait pour mission de stipendier des officiels indonésiens susceptibles d’influencer les choix du groupe public d’électricité PLN. En 2003, Frédéric Pierucci et William Pomponi ainsi que d’autres responsables de la filiale constatent que l’intermédiaire ne rend pas les services attendus. Ils décident donc de réduire sa mission. Celui-ci doit seulement verser des pots-de-vin aux responsables politiques, y compris un membre du parlement indonésien. Un autre intermédiaire — « le consultant b » —  est engagé pour corrompre des responsables du groupe PLN.

© Reuters

Selon la justice américaine, plus d’un million de dollars aurait été versé par la filiale américaine d’Alstom au « consultant A » entre 2005 et 2009, qui avait pour mission par la suite de les redistribuer aux officiels indonésiens. Dans le même temps, 800 000 dollars ont été transférés de la filiale américaine vers une filiale suisse d’Alstom, qui les a reversés au « consultant B », chargé, lui, de stipendier les dirigeants de PLN.

À l’appui de ses accusations, la justice américaine cite de nombreux mails internes entre les différents protagonistes. Dans leurs échanges internes, les différents responsables y parlent sans aucune retenue de leur entreprise de corruption. Celle-ci semble faire partie du mode de fonctionnement normal du groupe, jusqu’aux plus bas échelons du groupe.

Ainsi, le 18 septembre 2003, un employé de la filiale indonésienne d’Alstom adresse un courriel à deux salariés de la branche énergie en vue de préparer une réunion avec les membres du consortium et les responsables de PLN. « PLN a exprimé des doutes au sujet de notre "agent". Ils n’ont pas aimé son approche. Plus important, ils se demandent s’ils peuvent ou non compter sur cet agent concernant leur "récompense". Ils se demandent si nous gagnons le job, si leur récompense sera bien versée ou si l’agent leur donnera seulement de l’argent de poche avant de disparaître. »  

Le 23 mars 2004, un responsable du projet envoie un mail à Frédéric Pierucci et William Pomponi : « J’ai longuement parlé avec ("salarié B") aujourd’hui. Les problèmes qu’il a identifiés sont liés aux élections (...), plus les actions de nos concurrents sur de nombreux fronts. Il y a une perception générale que certains de nos concurrents sont plus généreux. Sur Tarahan, il semble que nous devons proposer la majorité du paiement dans les douze mois. La proposition est de 40 % au premier paiement, 35 % au sixième mois, 20 % au douzième mois et 5 % à la fin. "Consultant B" cherche à obtenir mieux mais si vous êtes d’accord nous devrions essayer ceci. Je comprends que c’est difficile mais nous avons besoin d’aide et de soutien dans cette phase de négociation. »

Quelques jours plus tard, alors que les discussions continuent, William Pomponi répond au responsable : « Le feu vert vient juste d’arriver. Je suis d’accord que ce sont des termes pourris. Mais comme nous en avons discuté la semaine dernière, nous pensons l’un et l’autre que nous n’avons pas le choix. J’envoie un message distinct (aux "salariés B et C" et aux salariés du consortium) sur les modalités de paiement afin de s’assurer que nous aurons la signature du "consultant B" et les actions à venir avec nos amis. »

De tels échanges abondent dans les actes d’accusation. Selon nos informations, le FBI aurait, grâce à des complicités internes, eu accès à l’ensemble des mails et des documents d’Alstom. Dans ces nouvelles poursuites, la justice américaine reproche notamment aux responsables d’Alstom d’avoir accueilli des responsables chinois, de leur avoir offert cadeaux et repas. Mais les enquêtes ne sont pas achevées.

Jeffrey Immelt, le PDG de General Electric à l'Elysée.Jeffrey Immelt, le PDG de General Electric à l'Elysée. © Reuters

Ces pratiques ont été instaurées dans le groupe, bien avant l’arrivée de Patrick Kron à la présidence d’Alstom en 2003. Mais il n’a pas marqué de rupture franche par la suite. Depuis plusieurs années, Alstom fait l’objet de poursuites judiciaires dans de nombreux pays. Ses pratiques ont été dénoncées au Brésil, au Mexique, en Italie, en Zambie, en Lettonie, en Slovénie…

En novembre 2011, le ministère public suisse a condamné une filiale suisse du groupe (Alstom Network Schweiz) à une amende de 2,5 millions de francs suisses et une créance compensatrice de 36,4 millions de francs suisses « pour ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisation raisonnables et nécessaires pour empêcher le versement de montants de corruption à des agents publics étrangers en Lettonie, Tunisie et Malaisie ». 

De son côté, la banque mondiale a radié en 2010 deux filiales du groupe, Alstom Hydro France et Alstom Network Schweiz, pour une période de trois ans pour avoir commis des « actes illicites » dans le cadre d’un projet financé par la banque.

« Nous payons le laxisme judiciaire français », relève l'avocat Stéphane Bonifassi. « La France a signé la convention de l’OCDE contre la corruption, mais elle ne fait rien pour l’appliquer et sanctionner les dérives. Si la justice française faisait son travail sur ces questions de corruption, les entreprises françaises seraient obligées d’être vigilantes. En ne le faisant pas, la justice française nous met dans les mains de la justice américaine », insiste-t-il.

Le 17 janvier 2014, Alstom a annoncé dans un communiqué le renforcement de toutes ses règles d’éthique. Dans ce cadre, le groupe a décidé de ne plus avoir recours à des agents commerciaux.

Dans un mail interne adressé aux responsables du groupe, Patrick Kron annonce lui-même cette décision : « Alstom est l’objet d’enquêtes dans un certain nombre de juridictions, suite à des accusations d’irrégularités passées. Nous nous sommes engagés à coopérer avec les autorités concernées et à prendre les mesures correctives qui pourraient s’avérer nécessaires. Le recours aux consultants commerciaux (c’est-à-dire des consultants sélectionnés pour des projets spécifiques et rémunérés en cas de leur concrétisation "success fees") a très nettement diminué au cours de ces dernières années au fur et à mesure que le groupe élargissait son implantation internationale et augmentait ses ressources internes. »

Le patron d'Alstom poursuit : « Bien que je considère que l’utilisation de tels conseillers commerciaux, selon les règles de notre programme de conformité, puisse contribuer positivement à notre activité en certaines circonstances, une telle utilisation entraîne un risque de non-respect des règles de conformité puisqu’ils ne sont ni employés ni totalement sous contrôle d’Alstom. De plus, il peut y avoir une image négative liée à leur utilisation qui, combinée aux enquêtes en cours sur certains projets passés, a une incidence sur notre propre image. J’ai par conséquent décidé à titre de précaution, que le groupe cesserait de faire appel à de tels conseillers commerciaux. »

Fin avril, au moment où le groupe engageait officiellement des discussions avec GE, de nouvelles fuites, diffusées à nouveau par l’agence Bloomberg, sont venues renforcer l’alarme dans le groupe. Selon certains experts, le cas d’Alstom, pour la justice américaine, serait encore plus grave que celui de Siemens. Le groupe pourrait encourir des pénalités bien supérieures à celles imposées au groupe allemand. L’avocat américain d’Alstom, Robert Luskin, a répliqué que tout cela n’était que conjectures, les discussions étant loin d’être achevées avec la justice américaine et le montant d’éventuelles transactions pour échapper à un procès pas du tout fixé.

Selon Le Canard enchaîné, Jeffrey Immelt, PDG de GE, s’est engagé à reprendre à sa charge tout le volet contentieux d’Alstom, s’il rachetait la branche énergie du groupe français. Un engagement qui a l’air de peser très lourd dans le choix de Patrick Kron et de son conseil d’administration en faveur du groupe américain.

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