Le 29 mars 1919, la cour d’assises de la Seine acquitte Raoul Villain, accusé de l’assassinat de Jean Jaurès, commis le 31 juillet 1914 au Café du Croissant, près des Grands Boulevards, à Paris. Comment les douze jurés ont-ils pu prendre cette décision, alors que Raoul Villain reconnaissait son crime, commis devant de nombreux témoins, allant même jusqu’à le revendiquer ? C’est ce que raconte en détail le journaliste Dominique Paganelli dans Il a tué Jaurès (La Table ronde, 213 pages), un livre basé sur de nombreuses archives d’époque, et qui restitue l’enquête de police ainsi que le procès de façon vivante.
S’ouvrant quelques mois à peine après l’armistice de 1918, le procès de Villain, un esprit dérangé proche des milieux nationalistes et catholiques, va curieusement tourner à celui du pacifisme et du défaitisme qu’incarnait, aux yeux d'une extrême droite haineuse et belliqueuse, le député socialiste du Tarn et directeur de L’Humanité.
Des magistrats mous et très prudents (l'avocat général ne réclame qu'une « condamnation atténuée » qui « apaisera »), une partie civile oubliant les faits comme l’accusé pour se préoccuper uniquement de politique (la famille de Jaurès étant absente du procès), tout cela ouvre un boulevard à la défense. On se dit alors que Villain sera déclaré coupable, mais qu'il bénéficiera de circonstances atténuantes, et écopera d’une peine de prison couvrant au moins le temps, quatre ans et demi, qu’il a déjà passé en détention provisoire.
Habiles, les avocats de Raoul Villain plaident le coup de folie, le crime passionnel d’un patriote sincère, et en appellent pour conclure à la réconciliation et à l’apaisement après ces années de guerre. L’impensable se produit : Villain est acquitté. La veuve de Jean Jaurès est même condamnée aux dépens, en vertu de l’article 368 du code d’instruction criminelle alors en vigueur, selon lequel « l’accusé ou la partie civile qui succombera sera condamnée aux frais envers l’État et envers l’autre partie ». Un vilain verdict.
Quinze jours plus tôt, le 14 mars 1919, le jeune anarchiste Émile Cottin n’a pas eu droit à cette clémence : il a été condamné à mort pour avoir blessé le président du Conseil, Georges Clemenceau, en tirant sur lui. Une peine qui est finalement commuée à dix ans de prison par Clemenceau lui-même.
Le 28 juillet 1914, trois jours avant l’assassinat de Jaurès, la cour d’assises de la Seine avait acquitté Henriette Caillaux, la femme du ministre Joseph Caillaux, qui avait tué le patron du Figaro, Gaston Calmette, d’un coup de revolver. Les avocats de Raoul Villain n’ont pas manqué de rappeler ce fait, entre autres événements dramatiques de 1914.
Quant à leurs confrères de la partie civile, tout à la réhabilitation politique de Jean Jaurès et de la SFIO (elle se scindera en deux dix-huit mois plus tard, au congrès de Tours), ils n'ont, dans leurs plaidoiries, demandé qu’une condamnation de principe contre Villain, et en tout cas surtout pas la peine de mort en vigueur. Jaurès lui-même était un farouche opposant de la guillotine, et avait prononcé ces mots, le 18 novembre 1908 à l’Assemblée, qui gardent encore leur force.
« Ah ! C’est chose facile, c‘est procédé commode : un crime se commet, on fait monter un homme sur l’échafaud, une tête tombe ; la question est réglée, le problème est résolu. Nous, nous disons qu’il est simplement posé : nous disons que notre devoir est d’abattre la guillotine et de regarder, au-delà, les responsabilités sociales. Eh bien ! De quel droit une société qui, par égoïsme, par inertie, par complaisance pour les jouissances faciles de quelques-uns, n’a tari aucune des sources du crime qu’il dépendait d’elle de tarir, ni l’alcoolisme, ni le vagabondage, ni le chômage, ni la prostitution, de quel droit cette société vient-elle frapper ensuite, en la personne de quelques individus misérables, le crime même dont elle n’a pas surveillé les origines ? »
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