Jean-Christophe Cambadélis a inventé la litote politique. Il assure le plus en faisant le moins. Il délègue à l’Allemand Martin Schulz le premier rôle dans la campagne des socialistes français pour les européennes, ce qui est un acte fort, et se tient à distance, ce qui le met à l’abri. C’est une manière d’être présent tout en étant absent. Au soir d’un scrutin qui s’engage mal pour son parti, il pourra commenter l’échec sans y être associé.
À l’image du nouveau premier secrétaire du PS, ils sont décidément nombreux, les ténors socialistes, dans le parti, au parlement ou au gouvernement, à anticiper la déroute et à vouloir s’en préserver. Comme si, du premier ministre à Ségolène Royal et d’Arnaud Montebourg aux amis de Martine Aubry, on voulait enjamber la défaite et ne penser qu’à l’après, au nom de la gauche, en transformant le naufrage municipal et le possible fiasco européen en défaites purement hollandaises, plutôt qu’en déboires socialistes…
À une semaine du vote, ils font feu de tout bois, mais à propos d’autre chose que du scrutin communautaire. Ils paraissent engagés dans une course, mais pas celle dont on parle au programme officiel…
Prenez Cambadélis… Lors du débat sur l’avenir de la gauche, organisé mercredi par Mediapart, le nouveau patron du PS a pris de singulières distances avec le président issu de son parti : « Il y a eu une primaire, et 3 millions de sympathisants socialistes ont choisi. Il y avait deux options au deuxième tour, Martine Aubry ou François Hollande. Je soutenais Martine Aubry, ils ont choisi François Hollande sur l’idée qu’il fallait être tendanciellement sur l’orientation des 3 %… Cela a fixé un cadre, c’est celui que l’on a développé. Le pacte de responsabilité n’était pas dans le programme de François Hollande – ni dans celui de Martine Aubry – mais la logique était là. À partir du moment où vous vous fixez comme objectif la réduction des déficits publics, vous savez que ça va peser sur les choix économiques. »
Comment dire plus clairement qu’on n’approuve pas la politique du président, même si on fait semblant de la respecter, au nom de la discipline républicaine ?
Un peu plus loin, Jean-Christophe Cambadélis en a appelé au débat nécessaire, en vue d’un rassemblement futur, avec ses interlocuteurs présents à Mediapart, c’est-à-dire Jean-Luc Mélenchon, pour le Front de gauche, et Emmanuelle Cosse, pour Europe Écologie - Les Verts. Un rêve d'alliance à gauche qui sonne étrangement, quelques jours après l'adoption du pacte de responsabilité qui n’a été voté ni par l’un ni par l’autre, mais avec l’aide des centristes de l’UDI.
Il y avait, ce soir-là, non seulement des nuances, mais un lâchage qui ne disait pas son nom. Après les européennes, si nécessaire, Cambadélis essaiera de remplumer son parti, quitte à le dé-hollandiser.
Prenez maintenant Manuel Valls. Officiellement, il fait le travail au nom du patron, et en accord avec lui. Il est réglo, il défend la réduction des “dépenses de l’État”, qui prévoit cinquante milliards d’économies, et il anime des meetings pour la campagne européenne. Mais que vient-il de dire à Lille, en présence de Martine Aubry ? Quelle est sa dernière annonce ? Un million huit cent mille ménages modestes seraient dispensés de payer l’impôt sur le revenu.
Il s’agit là d’une jonglerie comptable (lire l'article de Laurent Mauduit La vraie fausse baisse de Manuel Valls), puisque ces Français ne “sortiront pas de l’impôt”, comme il l’assure, mais n’y entreront pas, ce qui n'est pas la même chose. Mais ce tour de passe-passe, qui consiste à annoncer la suppression de mesures impopulaires qui n’existaient pas encore, est tout de même un étonnant accroc au programme de rigueur engagé, et vanté, par le président de la République.
À la veille des européennes, le premier ministre colle au discours de François Hollande, et le malmène en même temps. Le nouveau locataire de Matignon paraît gauchir son discours et songer à des alliances à Lille, comme s’il voulait réinventer, à son profit, le fameux pacte de Marrakech entre Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn.
Prenez Arnaud Montebourg, monté en puissance depuis le dernier remaniement… Le ministre de l’économie vient de dégainer une arme spectaculaire. Un décret qui envisage de règlementer sévèrement les investissements étrangers en France, et qui s’appliquera immédiatement. C’est une manière de donner des armes à l’État dans le dossier Alstom.
Montebourg renoue ainsi avec son idée, déjà développée en 2011, à la veille des primaires socialistes, dans un petit livre intitulé Votez pour la démondialisation (publié chez Flammarion). Il expliquait déjà que la France et l’Europe devaient prendre des mesures douanières que les pays les plus libéraux, comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, ainsi que les pays émergents (Chine en tête, mais aussi Brésil ou Inde) n’hésitent pas à mettre en œuvre.
Deux ans après avoir été sorti par la porte à propos du projet de nationalisation de Florange, et avoir envisagé de démissionner, Montebourg le protectionniste revient donc par la fenêtre, sans nationaliser Alstom, mais en remettant l’État dans le jeu, cette fois par un décret. Autant dire que ce volontarisme offre un saisissant contraste avec le social-libéralisme revendiqué par François Hollande, sous couvert de social-démocratie.
La droite et les commentateurs expliquent ces décisions spectaculaires par l’approche des européennes. Les mesures s’adresseraient à l’électorat populaire. Le président et les ministres, unis dans un même effort, essaieraient de limiter les dégâts à l’approche du 25 mai. Peut-être. Mais jamais une tendance lourde n’a été inversée par des promesses lancées à minuit moins deux, surtout dans un scrutin qui favorise le vote sanction plutôt que le vote utile. Ce n’est donc pas au prochain rendez-vous que pensent d’abord les uns et les autres, mais à celui d’après.
Aubry, ostensiblement absente, mais dont les amis ont refusé de voter le pacte de responsabilité, Valls à Matignon, Montebourg dans son grand ministère. Tous les trois face à Hollande, tapi dans sa fonction, pour un casting qui ressemble étrangement à la primaire de 2011. Il ne manquait que Ségolène Royal. Or, hasard ou nécessité, elle vient à son tour de donner de la voix dans cette campagne, et de quelle manière, sans évoquer l’élection mais en parlant d’elle-même ! « Je suis à ce poste parce que je suis compétente, peut-être même la plus compétente. » On dirait une candidature ! Dans son élan, elle a habillé ses rivaux mâles pour l’hiver, le printemps et l’été qui s’annonce. Ils appartiendraient à une classe « majoritairement composée de machos sûrs de leurs bons droits ». À propos d’Alstom, telle un patron déjà en fonction, elle affirme son profond désaccord avec Montebourg, et décrète que General Electric propose « un meilleur projet industriel ».
Vigueur, provocation, éclat, coup médiatique, on retrouve la Ségolène Royal des campagnes et précampagnes électorales. Celle qui préparait la primaire avec un an et demi d’avance et faisait la Une des journaux de 20 heures en tirant au bazooka. L’intenable candidate, qui ne se remet toujours pas de l’avoir été en 2007 et de n’avoir pas été élue.
Quelle campagne ? Quel assaut ? Royal fait comme les autres, avec son style. Elle prend en compte une hypothèse : une nouvelle primaire en vue de 2017, en l’absence du président sortant, n’est plus exclue au PS. Avec Valls, Montebourg, Royal, Aubry en filigrane, on dirait même une revanche de l’automne 2011. Un calcul impossible à énoncer puisqu’il envisage tout simplement la mise à l’écart du président. Un scénario auquel tout le monde pense mais dont personne ne parle, puisqu’il entérinerait officiellement l’échec de François Hollande. D’ailleurs, le président ne l’a-t-il pas évoqué lui-même ?
Naturellement, rien n’est joué. Hollande conserve les attributs du pouvoir. Il lance une grande réforme territoriale que les Français peuvent ne pas désapprouver. En cas de résistance de la majorité, et de l’opposition, il peut dégainer l’arme du référendum. Il peut aussi dissoudre et se refaire dans une cohabitation qui réussit si bien aux présidents sortants. Il ne manque pas d’atouts et chacun sait qu’en politique, les morts de la veille sont les vivants du lendemain.
Reste qu’il est en très mauvaise posture. Si mauvaise que tout le PS anticipe la catastrophe. Les uns à l’Assemblée nationale pour broyer du noir en se disant qu’ils seront balayés comme l’ont été les maires aux élections municipales. Les autres en songeant à leur survie. Ceux-là se disent que l’échec du quinquennat Hollande serait l'échec d'une personne avant d’être un fiasco politique. Une erreur de casting en quelque sorte, qui renverrait à la primaire de 2011 et qu’une prochaine primaire pourrait corriger en 2016, en les désignant eux-mêmes.
D’où leur anticipation, et cette manière de faire campagne, en rêvant à autre chose, presque à voix haute…
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