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En défense de Jérôme Kerviel

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Tout homme a le droit à un procès juste et équitable. Jérôme Kerviel n’a pas eu ce droit. Pendant six ans, il s’est heurté à une justice aveugle et sourde, qui ne voulait surtout rien voir, surtout rien entendre, surtout ne pas constater ses propres manquements et faiblesses. Alors que la Cour de cassation vient de casser le volet civil du procès, indiquant que les responsabilités de la banque n’avaient pas été prises en compte, qu’un homme seul ne pouvait devoir 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts, soulignant en creux tous les vices du dossier, le parquet s’apprête, sans attendre les conclusions d’un autre procès qui pourrait peut-être bousculer des certitudes, à l’incarcérer afin qu’il purge trois ans de prison. Comme s’il fallait le faire taire en urgence, cacher derrière les murs épais d’une prison ce scandale démocratique d’une justice qui a failli.

De toutes les années de tumulte financier que nous venons de connaître, la finance ennemie n’a qu’un nom, qu’un seul visage en France : celui de Jérôme Kerviel. Les banquiers qui ont ruiné leur établissement, coûté des milliards à la collectivité ne manquent pourtant pas. Un des plus emblématiques : Pierre Richard. L'ancien président de Dexia (6,6 milliards d’euros à ce stade pour la collectivité) continue de couler des jours tranquilles, avec une retraite chapeau à la clé, sans avoir eu à répondre une seule seconde de ses actions devant la justice. Mais Jérôme Kerviel, lui, doit payer tout de suite et cash. Il est le trader fou et fraudeur, celui qui a manqué de précipiter la Société générale dans l’abîme, coûter des milliers d’emplois. Le costume lui a été taillé dès les premières heures de l’affaire par son employeur. La justice n’a jamais cherché à aller au-delà de cette image bâtie à coups de millions par des experts de la communication.

© Reuters

Car tout dans ce dossier a été mené sous l’emprise de la Société générale, dès le début de l’enquête. Lorsque dans la folie médiatique du moment, organisée par la banque elle-même, les premiers enquêteurs judiciaires prennent le dossier, ils débarquent sur Mars. Ils ne comprennent rien à ce monde de folie, où l’on parle warrants, valo, click options, système Elliot, broker, chambre de compensation. Mais la justice n’aime pas reconnaître son ignorance. Il ne sera pas fait appel à des experts extérieurs. La parole de la Société générale leur suffit.

La banque d’ailleurs pourvoit à tout. Elle prend l’enquête en main, la cadre. Elle indique aux enquêteurs où il faut chercher, ceux qu’il faut interroger. Elle désigne les ordinateurs qui peuvent être saisis, leur sélectionne les mails qui peuvent être pris, leur prépare les documents qu’ils peuvent emporter.

Ce que les enquêteurs ignorent, c’est que dans le même temps, la Société générale met en place une mécanique pour imposer le silence à tous les échelons. Jérôme Kerviel doit être le trader solitaire, montant ses opérations gigantesques seul, dans le secret, s’introduisant frauduleusement dans les systèmes, dans l’ignorance totale de sa hiérarchie. Des réponses toutes faites sont préparées pour répondre aux questions des enquêteurs. Dans le silence des bureaux de la banque, des cadres de tous les échelons sont enfermés pour signer des engagements de confidentialité. Ils s’engagent à ne rien dire sur ce qui s’est passé, y compris à leur famille, à ne divulguer aucun élément sur la banque à la justice.

Un cadre racontera à quelques témoins ces scènes de tension et de peur, en marge du procès en appel. Mais il n’osera jamais briser le mur du silence et témoigner à visage découvert. Ce sera un des nombreux témoins qui, tout au long de cette enquête, parlera en off, dans le secret d’un café ou d’un cabinet, et racontera la vie et les usages de la banque, une partie de l’histoire et des faits tels qu’ils les ont vécus, mais dont ils n’oseront jamais parler publiquement.

La justice n’a pas vraiment cherché à briser ce mur du silence, organisé par l’institution bancaire. Car, contrairement à ce que la Société générale a bien voulu lui dire, l’affaire Kerviel ne se joue pas en chambre. Il y a des contreparties extérieures, des témoins, des traces des mouvements de titres et d’argent. La chambre de compensation Eurex (Clearstream avant qu’elle ne soit rachetée par Deutsche Börse) tient la comptabilité de tout. Les positions délirantes de Jérôme Kerviel ont un coût : 25 milliards d’euros de trésorerie en appel de marge en 2007. La Société générale est-elle donc si mal tenue qu’elle ne s’aperçoive de rien ? Eurex connaît précisément les positions prises par Jérôme Kerviel avant le 18 janvier 2007, les façons dont la Société générale les a dénouées, ce qu’il en a coûté véritablement à la banque. Tout est tracé, écrit, répertorié.

Quand on condamne une personne à payer 4,9 milliards d’euros de réparation, cela justifie au moins d’aller vérifier la réalité des faits et de ne pas s'en tenir à la seule parole de la victime supposée. Sept ans après, la justice est encore incapable de dire si les pertes annoncées par la banque sont réelles ou non. Aucune visite chez Eurex n’a été menée, aucune donnée n’a été demandée, aucune expertise n’a été réalisée. Si la justice se réveille et essaie de récupérer les données pour évaluer les pertes de la Société générale et fixer vraiment les dommages et intérêts, comme le lui demande la Cour de cassation, elle risque de ne plus rien trouver. Fin décembre, toutes les archives d’Eurex sur cette période seront détruites. Mais n’est-ce pas ce que l’on veut ? Qu’il n’y ait plus de traces des mails internes, des positions de Jérôme Kerviel et de la Société générale, pour continuer d’instruire un procès à l’aveugle.

Un responsable d’Eurex, Michaël Zollweg, a bien été entendu en 2012 par la brigade financière dans le cadre d’une autre enquête préliminaire, à la suite d’une plainte déposée par Jérôme Kerviel pour faux et usages de faux. Que disait-il ? Que la position de Jérôme Kerviel représentait 90 % de l’activité de la banque sur l’indice Dax. Que le 18 janvier 2007, Eurex s’apprêtait à relancer une nouvelle enquête sur les positions de la Société générale, compte tenu de leur ampleur « large short and large long ». En d’autres termes, la banque était vendeuse et acheteuse sur le Dax, ce qui laisserait entendre que les positions de Kerviel étaient couvertes ailleurs. Mais ce témoignage ne sera jamais pris en compte. Le parquet a classé la plainte sans suite.

Faut-il s’étonner de l’absence de curiosité du juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke sur ce volet de cette affaire ? À l’époque, il est menacé par le Conseil supérieur de la magistrature de graves poursuites disciplinaires, justement dans le cadre de l’affaire Clearstream. En le désignant comme seul juge d’instruction dans l’affaire Kerviel, n’était-ce pas une façon de s’assurer que la justice n’irait jamais voir de ce côté là ? Renaud Van Ruymbeke pouvait-il avoir le cran de retourner sur un lieu où il s’était hautement brûlé ?

Dans cette affaire, il n’a pas vraiment cherché non plus à mettre tout en œuvre pour la manifestation de la vérité. Le juge avait les aveux de Jérôme Kerviel. Cela suffisait. Quoi qu’en dise la justice, elle porte toujours la marque de cette justice inquisitoriale, reposant sur la géhenne, la contrainte par corps et les aveux. Oui, Jérôme Kerviel avait avoué ses positions délirantes, ce milliard quatre de résultat réalisé fin 2007, qui lui brûlait les doigts et le rendait fou, cette hypnose du joueur installé dans un casino ouvert à toute heure, ses manœuvres courantes pour masquer dans le système qu’il n’avait aucune contrepartie.

Mais il avait aussi expliqué à ses supérieurs, dès le week-end du 19 janvier 2007, dans des conversations enregistrées, que tout cela ne pouvait être ignoré. Dans les salles de marché, où les traders travaillent à moins de cinquante centimètres les uns des autres, où toutes les conversations sont enregistrées, tous les mails conservés, rien ne peut rester longtemps caché. Les nombreuses alertes envoyées de tous les autres postes de la banque – trésorerie, comptabilité, compliance – à ses supérieurs prouvent que toute sa hiérarchie savait, couvrait, l’encourageait. Les objectifs fixés à Jérôme Kerviel par ses supérieurs le prouvent : 55 millions de résultat à réaliser pour l’année 2007 dans une activité d’arbitrage qui au mieux en réalise 10 millions par équipe, c’est la reconnaissance de la triche. C’est un pousse-au-crime.

Cette partie des “aveux” de Jérôme Kerviel ne ressortira jamais. La justice s’est contentée de prendre la version papier des aveux, ceux retranscrits par la Société générale et qu’elle fournit obligeamment au juge. Il y avait bien dans les scellés les bandes enregistrées. Mais les scellés ne furent jamais ouverts et examinés pendant l’instruction. Pis, à plusieurs reprises, le juge Renaud Van Ruymbeke a refusé leur accès à la défense. Ce n’est qu’au milieu 2012 que, finalement, la présidente de la Cour d’appel permettra à l’avocat de Jérôme Kerviel, David Koubbi, d’avoir accès à ces bandes, un mois à peine avant le procès. Après moult péripéties, que découvrit-il ? Des bandes tronquées, caviardées, des phrases coupées en plein milieu.

Une expertise confirma la censure et les coupes. Une contre-expertise faite par la Société générale affirma au contraire que les enregistrements étaient tout à fait normaux, qu’il n’y avait eu aucune manipulation, aucune dégradation. Partie contre partie, c’est le quotidien de la justice. Que fit-elle dans cette affaire ? Elle ne prit même pas la peine de demander une expertise indépendante, et classa sans suite le dossier, la veille de la condamnation en appel de Jérôme Kerviel. Cet épisode comme d’autres a été raconté ici, ici ou là encore.

Cette affaire est une illustration du dossier Kerviel. À chaque pas, son avocat a été obligé de mener une défense d’investigation, pour trouver les preuves, les témoins qui ne figuraient pas dans le dossier. Il y en a eu des personnes pour raconter ce qu’elles avaient vu dans la banque, pour parler de ce qu’elles avaient eu à connaître de l’enquête, des dysfonctionnements qu’elles avaient pu observer. Comme cette personne travaillant à l’Autorité des marchés financiers (AMF) au début de l’affaire, par exemple. Elle raconta comment le régulateur avait été prévenu avant même le débouclage, comment le fait de déboucler les opérations un jour du Martin Luther King’s day, c’est-à-dire un des trois seuls jours dans l’année où le marché américain était fermé, permettait bien des manœuvres sur le marché, lorsqu’on était habile, comment dans les couloirs, on parlait des pertes de la Société générale sur les subprimes.

Il y en eut des rencontres ou des témoins indirects venant rapporter ce qui se disait dans le secret de l’instruction. On parle beaucoup au parquet et dans les couloirs du palais de justice. On y raconte comment certains, au fait du dossier, estimaient que les nouveaux faits apportés par la défense de Jérôme Kerviel méritaient au moins examen, comment les enquêteurs de la brigade financière s’étonnèrent du si rapide classement sans suite par le parquet de la première plainte pour faux et usage de faux déposée par Jérôme Kerviel. On y parle aussi « des pressions, des ordres venus d’au-dessus, de la hiérarchie » pour classer sans suite, refuser même d’instruire les plaintes déposées de Jérôme Kerviel, pour ne surtout pas rouvrir le dossier.

Qui donne ces ordres ? Les gardes des Sceaux successifs, ou d’autres ? Et pourquoi ? C’est en tout cas un des grands maux de la justice. Quand elle se met à dysfonctionner, elle préfère cacher ses erreurs au nom de la protection de l’institution plutôt que le reconnaître. Et il n’existe aucun mécanisme pour la remettre dans le droit chemin.

La voix d’Eva Joly, parfaitement au courant des usages de la justice, la mettant en garde contre de possibles erreurs, tout comme celle des quelques rares homme politiques, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon, Julien Bayou ou François Bayrou, a résonné dans le désert. L’État lui-même a facilité cette omerta, refusant de s’expliquer sur les 1,7 milliard d’euros de crédit fiscal accordé dès 2008 à la Société générale après l’affaire Kerviel, au nom du secret fiscal. Un secret fiscal si bien gardé qu’il figure en toute lettre dans le rapport annuel de la banque. La même année, la banque distribua exactement le même montant à ses actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d'action. Mais il est vrai que la somme est si dérisoire que cela ne regarde pas les citoyens.

Comment alors ne pas comprendre ces témoins, qui racontent en secret, mais refusent de parler à visage découvert ? Pourquoi témoigneraient-ils, en se mettant en risque dans leur emploi, dans leur vie, alors que leurs propos risquent de ne même pas être pris en compte. Ceux qui s’y sont risqués jusqu’à présent l’ont payé cher et leur courage a été sans aucun effet. Un des témoins, travaillant chez Fimat, la société de courtage de la Société générale, a eu sa vie brisée pour avoir osé parler, osé dire que Jérôme Kerviel ne pouvait pas avoir agi en solitaire. Un autre, Sylvain Passemar, a parlé dans l'indifférence générale. Pendant les cinq semaines du procès en appel, il est venu à chaque audience dans l’espoir d’être appelé à la barre. La présidente du tribunal n’a jamais voulu l’entendre. 

C’est une autre des grandes faillites du procès Kerviel. À aucun moment, la justice n’a voulu écouter les voix dissonantes, tenir compte des preuves dérangeantes, qui venaient bousculer une vérité officielle, établie dès les premières heures du 24 janvier 2007 par le président de la Société générale et jamais remise en cause par la justice. À aucun moment, elle n’a cherché à trouver ceux qui avaient vu ou connaissaient un bout de l’histoire. À aucun moment, elle n’a apporté d'assurances et de garanties à ces témoins, qui auraient pu vouloir parler. À aucun moment, elle n’a cherché à briser le mur du silence et de l’argent. Pis, elle a cautionné le système de mutisme instauré par la banque. Nous connaissons le prix du silence fixé par la Société générale : sept ans de salaire. La présidente de la Cour d’appel, Mireille Filippini, ne réagira pas quand un des anciens supérieurs hiérarchiques de Jérôme Kerviel lui dira qu’il ne peut parler, sous peine de devoir rembourser. Ce jour-là, la justice a confirmé, devant témoins, qu’elle rendait les armes devant la finance.

Christiane Taubira, pouvez-vous voir votre nom associé à cette injustice ? François Hollande, vous qui aviez désigné la finance comme votre ennemie, allez-vous laisser perpétrer ce crime mené contre un seul homme pour sauver la face de cette finance qui a menacé de ruines le monde ?

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