Un candidat « de la société civile ». C'est ainsi que se présente Aymeric Chauprade, tête de liste FN en Île-de-France aux européennes. Ce géopolitologue, sorti du chapeau à l'automne dernier par Marine Le Pen, la conseille pourtant depuis 2010 et gravite depuis des années à l'extrême droite, où il entretient des contacts sulfureux. Homme de l'ombre, il cultive un certain secret sur ses réseaux et activités.
Poussé sous les projecteurs par la campagne européenne, Chauprade a longtemps préféré rester dans l'ombre. Le candidat frontiste a passé quatre ans à conseiller officieusement Marine Le Pen avant de prendre le titre officiel de « conseiller spécial » sur les questions internationales, après son intervention à l'université d'été du FN, en septembre 2013. Nommé responsable de la fédération des Français de l'étranger, puis propulsé tête de liste aux européennes, ce géopolitologue de 45 ans – docteur en science politique de la Sorbonne, diplômé de Sciences-Po Paris, consultant international –, est présenté comme le nouvel intello du FN.
Ancien soutien de Philippe de Villiers, il est aujourd'hui étroitement lié à la famille Le Pen. Lors de la présentation de sa liste, le 24 avril, sur une péniche parisienne, le noyau familial est présent. Marine Le Pen, sa nièce Marion Maréchal-Le Pen, sa sœur Yann Maréchal, qui tient les finances de son association de financement (présidée par Catherine Griset, une proche de la présidente du FN, qui travaille à son cabinet) et Arnaud Stefan, conseiller médias de Marion Maréchal, qui assure désormais aussi la communication d'Aymeric Chauprade.
S’il a désormais un pied au Front national, l'intellectuel n'a pas rompu les liens avec d’autres sphères d'extrême droite que la présidente du FN elle-même juge infréquentables. La composition de sa liste a d'ailleurs suscité des remous au FN. On y trouve l'ancien président du GUD Frédéric Pichon, devenu l'avocat de nombreux militants d'extrême droite, notamment du Bloc identitaire. Ce pilier du Printemps français comptait parmi les organisateurs du « Jour de colère ».
Plusieurs militants de cette mouvance catholique ultra y figurent, des membres de « La Manif Pour Tous » comme Pierre Nicolas, l'ancien coordinateur du mouvement et Marie-Amélie Dutheil de La Rochère, la cousine de la présidente, Anne-Sophie Désir, ex-candidate d'une liste catholique anti-IVG, ou des frontistes catholiques traditionalistes (Marie-Christine Boutonnet, Alexandre Simonnot, etc).
Le candidat a aussi recruté son attachée de presse en dehors des rangs du FN : Jeanne Pavard a été candidate sur la liste du Rassemblement étudiant de droite (RED), mouvement d'extrême droite né des décombres du GUD. Cette ancienne assistante parlementaire d'Hervé Mariton, chef de file UMP des anti-mariage pour tous, ne cache pas sa sympathie pour Dominique Venner, l’essayiste d’extrême droite qui s’est suicidé dans la cathédrale Notre-Dame de Paris (lire notre enquête).
Le 2 avril, la première « réunion militante » de Chauprade a rassemblé 80 personnes, bien au-delà du Front national. Organisé au Carré parisien, lieu phare de la droite nationale, l'événement a mêlé des responsables du Front national de la jeunesse (FNJ), comme Julien Rochedy, des catholiques ultras, des membres du Printemps français, et Mathilde Gibelin, figure d'Europe Jeunesse, mouvement scout qui forme les militants du GRECE dès huit ans.
Ce soir-là, le conseiller de Marine Le Pen espérait attirer un vivier de militants « pour tracter et coller pour sa campagne », rapporte un participant. Mais en toute discrétion. L'événement, annoncé comme « public » sur les réseaux sociaux, « n’est pas ouvert à la presse », nous fait savoir à notre arrivée l’attachée de presse, avant de demander à la sécurité de fermer les fenêtres.
Le candidat frontiste, qui n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien (lire notre Boîte noire), préfère tenir les journalistes à distance. Le 24 avril, Mediapart est refoulé de sa conférence de presse. Le 11 mai, il diffuse un communiqué ciblant violemment un confrère de l'AFP après un article qui lui a déplu. Il y qualifie le journaliste de « petit Vychinski » et « (se) demande ce qu’il aurait pu être à d’autres heures bien plus sombres de notre histoire… ».
L'extrême droite, Aymeric Chauprade en a aussi fait la tournée ces derniers mois pour présenter la dernière édition de sa Chronique du choc des civilisations. Le 12 février, il a été reçu à Versailles par Dextra, née de la scission de l'Action française (AF), principal mouvement royaliste français, pour une conférence sur le thème « Penser la place de la France dans le monde ».
« C’est lui qui nous a contactés. Notre ligne l’a intéressé et il voulait venir parler chez nous », a précisé le responsable de Dextra, pour qui les « maîtres mots de la “pensée” chaupradienne (…) s’inscrivent parfaitement dans la doctrine politique de Dextra ». Le 24 avril, c'est d'ailleurs l'une de leurs militantes, Lise Caillaud, qui assure l'accueil presse à la conférence de presse de Chauprade.
Les liens entre le géopolitologue et l'Action française – qui milite pour la restauration de la monarchie – ne sont pas nouveaux. Le conseiller de Marine Le Pen y est intervenu à plusieurs reprises, notamment comme membre de l'institut d'Action française, leur institut de formation, et il figurait en 2012 dans le comité d'honneur du cortège traditionnel célébrant Jeanne d'Arc. Selon les responsables de l'AF, Aymeric Chauprade a même été « membre du comité directeur du mouvement en 2006 et 2007 ».
« On soutient son discours, on est totalement d'accord sur la politique internationale. On estime qu'il vient de notre école de pensée, l'école maurrassienne, qui défend le maintien de la place de la France dans le monde », explique à Mediapart Camille Berth, secrétaire général adjoint de l'Action française. Le candidat frontiste n'a-t-il pas écrit que le livre majeur de Charles Maurras, leur figure emblématique, était « l’un des ouvrages les plus importants de la pensée géopolitique française » ?
Le 20 février, c’est aux Ronchons qu’il présentait son livre, ce restaurant où la revue nationaliste et identitaire Synthèse nationale – fondée par des anciens du parti des forces nouvelles et des ex-FN qui jugeaient celui-ci trop tiède – organise ses dîners-débats.
Quatre jours plus tard, il était reçu à Genêve par un personnage sulfureux : Pascal Junod, président de l’association des amis de Robert Brasillach, ancien avocat du négationniste Roger Garaudy, et animateur du cercle Thulé, qui diffuse les écrits de la Nouvelle Droite.
Le conseiller spécial de Marine Le Pen s’est aussi rendu en décembre à la fête du livre de Renaissance catholique, un mouvement national-catholique qui « œuvre pour la restauration des valeurs chrétiennes dans la société française », et où il est un invité très régulier (exemples en 2000, 2003, 2005, 2009).
Chauprade entretient également des contacts avec les identitaires, que Marine Le Pen tente pourtant de tenir à distance de son parti, les considérant comme « européistes », « régionalistes » et leur reprochant de « contester le rôle fondamental (de) la Nation ». Au printemps 2009, le géopolitologue était reçu à Bordeaux par l’association Histoire et Identité bordelaises, « cache-sexe des identitaires », explique un participant à Mediapart. L’événement était d’ailleurs relayé par le Bloc identitaire.
L’ouvrage qu'Aymeric Chauprade dédicace à l’occasion de cette tournée lui a valu d'être démis en 2009 de ses fonctions d'enseignant du Collège interarmées de défense (l'ancien nom de l'École de guerre), par Hervé Morin. Le ministre de la défense de l'époque lui reprochait des « relents absolument inacceptables » sur les attentats du 11-Septembre. Ce renvoi a été avalisé en 2011 par le tribunal administratif, qui estime que le géopolitologue a manqué à son « devoir de réserve » en livrant « sans distance critique suffisante une présentation flatteuse de ces thèses », « sans consacrer de développements analogues à la thèse officielle ».
Dans ce livre, Chauprade écrit que « la vérité “officielle” du 11 Septembre ne parvient plus à s’imposer partout », et détaille une « seconde interprétation » des attentats, « de plus en plus répandue dans le monde », portée par le mouvement Reopen911. Depuis, le candidat frontiste répète qu'il voit « des choses douteuses » dans la « version officielle », qui « pose des problèmes ». Il a même accordé, en octobre 2011, un long entretien à Reopen911 (voir la vidéo). La présidente du FN refuse quant à elle de s’exprimer sur les doutes émis par son conseiller.
Le géopolitologue permet en réalité à Marine Le Pen de présenter les thèses du FN sous un jour universitaire avec à sa théorie du « choc des civilisations chrétienne et islamique » : refus de l'hégémonie américaine et ébauche d'un nouveau monde bipolaire, où « le potentiel révolutionnaire de l’islamisme radical (…) a remplacé celui du communisme à l’époque de la guerre froide ».
Dans ce livre, marqué par une vision très sélective de l'histoire, l'islam, qui occupe la plus grande partie du texte, est dépeint comme une « religion de combat ». Le candidat frontiste raconte par le menu le « rituel macabre des décapitations » des islamistes, de la Bosnie au Sahel en passant par l’Irak et le Pakistan. Selon lui, « ces crimes ne sont pas de simples débordements marginaux de l’islam »,mais s'expliqueraient par la « violence légitime contenue dans les textes de référence de l’islam ».
La montée d’une « conscience européenne » doit, pour Chauprade, passer par une réaffirmation des « racines chrétiennes de l’Europe », face à un « réveil violent de l’islam ». « L’affirmation islamique en terre d’islam comme à l’intérieur de l’Europe (immigration massive) pourrait néanmoins conduire de plus en plus d’Européens à considérer que l’enjeu identitaire est l’enjeu vital du XXIe siècle », écrit-il.
Le géopolitologue reprend aussi l’idée d’un « grand remplacement », théorisée par l’écrivain Renaud Camus (condamné pour incitation à la haine contre les musulmans). Dans un entretien au Point, en novembre, le conseiller de Marine Le Pen expliquait que « la civilisation française » était « menacée par le multiculturalisme » et que « le modèle d'assimilation s'effa(çait) devant une logique de remplacement des Français (…) par des communautés étrangères ».
Le géopolitologue a su tisser sa toile pour organiser la diffusion de ses idées dans toute la réacosphère. Il possède son propre site, Realpolitik TV, multiplie les conférences à l'étranger, signe des tribunes sur le site d’Égalité et réconciliation, le mouvement d’Alain Soral, intervient sur Radio Courtoisie. Il collabore à la Nouvelle Revue d’Histoire, créée par Dominique Venner, qui a contribué au renouvellement des thématiques raciales en repensant le racisme sous la forme d'un « différentialisme » exaltant les origines indo-européennes de « la société occidentale blanche ». À sa mort, Chauprade a d'ailleurs dit toute son admiration pour l'essayiste dans un hommage publié sur son site.
L'aura dont il bénéficie à l'extrême droite, en surfant sur la réaffirmation du courant « réaliste », lui vaut le soutien de plusieurs sphères, du Bloc identitaire à Renaissance catholique, en passant par Égalité et réconciliation ou l'Action française.
Les fréquentations d'Aymeric Chauprade ont, à plusieurs reprises, embarrassé Marine Le Pen. Invité d'une table ronde lors du « grand week-end d'Action française », le 18 janvier, il n’est finalement pas venu. Lors de ce « Carrefour royal », l’Action française organisait un banquet « dans la pure tradition d'action française » et invitait à « venir témoigner de (sa) fidélité au roi Louis XVI (mort le 21 janvier 1793 – Ndlr), victime d’avoir trop aimé son peuple ».
« Aymeric Chauprade nous avait confirmé sa venue, il a annulé une semaine avant à cause d'un déplacement en urgence », raconte à Mediapart Camille Berth. La présidente du FN a-t-elle fait barrage à cette invitation ? « Cela fait beaucoup de monde du FN qui annule », relève-t-il, en allusion à la défection de Paul-Marie Coûteaux, l'ex-“recruteur” du FN. « On s'est posé la question. Marine Le Pen nous déteste cordialement », ajoute un autre cadre de l'AF.
Autre épisode : le rétropédalage du FN par rapport à sa venue en Crimée, le 16 mars, avec une délégation d’« observateurs » internationaux. Son entourage avait d’abord annoncé à l’AFP qu’il se rendrait sur place pour « observer le processus du référendum » en tant que géopolitologue et « conseiller spécial de Marine Le Pen aux affaires internationales ». Ce que Marine Le Pen elle-même dément à l'AFP, quelques heures plus tard : « Le FN officiellement n’envoye pas d’observateur. » Chauprade s’y rendrait à titre personnel. Sur place, l’intéressé tente de rectifier le tir. « Tout d’abord, je tiens à dire que je suis ici, en fait, en tant que géopolitologue », explique-t-il au micro de la Voix de la Russie (écoutez ici).
Comment expliquer ce revirement ? La présidente du FN a-t-elle eu peur des retombées en France d’une telle visite ? Selon le journal d’extrême droite Minute, qui a rapporté « l’affolement », ce jour-là, au siège du Front national, Florian Philippot, vice-président du parti, aurait « bombardé d’appels » Marine Le Pen « pour lui faire part de ses craintes et de l’aspect négatif de ce voyage ». Cette visite avait de quoi embarrasser le FN : même le FPÖ, parti d’extrême droite autrichienne, avait décliné l’invitation en Crimée de l’Eurasian Observatory for Democracy and Elections (EODE).
Cette organisation pro-russe, créée par un ancien néonazi belge (Jean Thiriart, ex-collaborationniste membre des Amis du Grand Reich allemand), est aujourd'hui dirigée par Luc Michel, un national-bolchévik, fondateur du Parti communautaire national-européen (dont le quotidien flamand Da Morgen a récemment révélé le parcours à l'extrême droite).
Des photos de cette délégation ont été publiées par le chercheur Anton Shekhovtsov, spécialiste des mouvements d'extrême droite en Ukraine. Outre quelques membres de partis de gauche, on y voit le candidat frontiste entouré de représentants de partis européens d’extrême droite, dont le secrétaire général de l'Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN), à laquelle Marine Le Pen refuse désormais d'associer le FN.
On aperçoit aussi Aymeric Chauprade aux côtés du sulfureux Enrique Ravello, ex-responsable de Terre et Peuple Espagne. Cet ancien néonazi de la CECADE avait estimé en 2012 que son passage dans cette organisation fut une « belle expérience ». Le numéro deux du FN, Louis Aliot, avait alors estimé que son parti n'avait « rien à faire ni de près, ni de loin, avec ce genre de personnes ».
Comment expliquer, malgré ses fréquentations, la mise au premier plan soudaine d'Aymeric Chauprade ? Également consultant international – il a notamment conseillé Mohamed VI et le président dominicain –, il apporterait à Marine Le Pen un « important carnet d'adresses international ». Il compte d'ailleurs lui organiser, après les européennes, un « programme de voyages d'État en Afrique, en Asie et dans le monde arabe ».
Mais celui qui se présente comme un « géopolitologue de renommée mondiale » a, selon l'AFP, un peu gonflé son CV. Et l'erreur grossière de son parti sur l'un de ses tracts de campagne (un drapeau tunisien pour illustrer la question de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne) ne lui a pas sauté aux yeux. En réalité, son ascension éclair au FN s'explique surtout par ses solides réseaux russes, qui dépassent la géopolitique (lire notre enquête).
Moteur du positionnement pro-russe du FN, ardent défenseur de Poutine, Chauprade avait lancé devant la Douma, en juin, son « appel de Moscou », pour soutenir « les efforts de la Russie visant à résister à l’extension mondiale voulue par l’Occident des “droits” des minorités sexuelles ». En mars, il plaidait, lors d'une conférence dans la capitale russe, pour un « axe Paris-Berlin-Moscou ». Quelques jours plus tôt, depuis la Crimée, il condamnait « le coup d’État de Maïdan », le « crime maquillé » de « l’Empire », les « États-Unis et les gouvernements européens alignés », et défendait Poutine « peut-être le plus modéré des Russes sur l’affaire de Crimée ».
Sur sa liste aux européennes, il a placé en troisième position le russophile Jean-Luc Schaffhauser, autre partisan d'une « grande Europe », « jusqu’à la Russie ». Mais ce tropisme russe est dominant au FN : ces derniers mois, plusieurs responsables frontistes se sont rendus à Moscou (Marion Maréchal-Le Pen en décembre 2012, Bruno Gollnisch en mai 2013, Marine Le Pen en juin 2013 et en avril dernier).
Mais c'est Chauprade qui joue la passerelle, aidé de deux personnages clés : l'homme d'affaires Xavier Moreau, basé à Moscou, et Fabrice Sorlin, ancien candidat FN et président de l'Alliance France-Europe Russie (AAFER), qui entend « réinformer » sur la « réalité de la politique russe » à Paris. Tous trois se retrouvent sur le site de géopolitique du conseiller de Marine Le Pen, dont Moreau dirige l’antenne russe.
Sur cette nébuleuse pro-russe d'extrême droite, Chauprade entretient là aussi le plus grand secret. Sollicité en janvier sur le sujet par Mediapart, il n'avait pas répondu. À l'AFP, qui lui demande comment il s'informe sur l'Ukraine, il répond un énigmatique « c'est la question des réseaux ».
BOITE NOIREDepuis début avril, nous avons sollicité à de multiples reprises Aymeric Chauprade pour un entretien. Le 2 avril, nous nous sommes rendus à sa première réunion militante, dont l'accès a été refusé à la presse et les fenêtres fermées par les organisateurs. Le 24 avril, nous sommes allés, à l'invitation de son directeur de communication, à sa première grande conférence de presse, pour lui poser nos questions : Mediapart en a été refoulé en raison de « consignes de la direction ».
En janvier déjà, sollicité pour notre enquête sur les réseaux russes de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade n'avait pas donné suite.
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