Le projet de réforme pénale de Christiane Taubira sera finalement discuté à l'Assemblée nationale à partir du 3 juin, et devrait ensuite être rapidement transmis au Sénat. Le texte, qui était déjà bouclé, avait été repoussé à l’automne dernier, sur fond de vives tensions entre la ministre de la justice et Manuel Valls, qui était alors son homologue à l’intérieur et campait sur une ligne sécuritaire. C’est finalement François Hollande qui, en nommant Valls à Matignon, a convaincu Christiane Taubira de rester place Vendôme et de porter politiquement ce texte assez mesuré, mais qualifié d’important. Pour autant, selon des sources informées, la ministre de la justice ne semble pas désireuse de rester à son poste après l’été.
Jusqu’à l’examen du texte, repoussé une seconde fois en avril, et dont l’intitulé est « Prévention de la récidive et individualisation des peines », Christiane Taubira devrait se faire assez rare dans les médias. « Elle souhaite réserver ses explications à la représentation nationale », explique-t-on à la Chancellerie.
L’argumentaire du texte évite soigneusement les questions qui fâchent, c’est-à-dire tout ce qui pourrait évoquer une volonté politique de soulager les prisons : l’UMP et le FN ont choisi de cibler Christiane Taubira en la caricaturant en garde des Sceaux « angélique » et « laxiste » qui ne rêverait que de « vider les prisons »,et attendent ce débat l'arme au pied.
La réalité est tout autre. Certes, le nombre de personnes détenues a augmenté de 35 % entre 2001 et 2012, sans réduire pour autant le taux de récidive. Mais depuis l’arrivée de François Hollande à l’Élysée, en mai 2012, les prisons françaises n’ont fait que se remplir davantage et les taux de suroccupation ont encore augmenté. Ainsi, au 1er avril, on comptait 68 859 personnes détenues pour seulement 57 680 places, soit une hausse de 2 % par rapport à avril 2013, selon les derniers chiffres de l’administration pénitentiaire. Une situation qui est jugée intenable autant par les associations que par les syndicats de gardiens.
Pourtant, ce sujet explosif de la surpopulation carcérale n’est abordé qu’avec une extrême prudence par le ministère de la justice. Pour expliquer la réforme pénale à venir, on préfère insister sur d’autres thèmes, réputés plus consensuels et en tout cas moins sujets à polémiques. L’accent est ainsi mis sur les efforts qui seront réalisés en faveur des « victimes », avec notamment la création dans les tribunaux, en 2013-2014, de 160 « bureaux d’aide aux victimes ».
L’essentiel du texte vise d’abord à « mieux individualiser » les peines prononcées par les tribunaux. Dans cette perspective, les tristement célèbres « peines planchers » seront enfin abrogées. Quelque 43 000 peines planchers ont été prononcées entre 2007 et 2011, qui ont eu mécaniquement pour effet d’alourdir les peines de prison. Les révocations automatiques de sursis seront également supprimées et devront être prononcées par des magistrats. Jusqu’ici, un nouveau délit puni de 15 jours d’emprisonnement pouvait entrainer la révocation disproportionnée d’un sursis de deux ans d’emprisonnement, explique le ministère.
Enfin, une « césure » sera instaurée dans le procès pénal, pour permettre au juge de déclarer la culpabilité d’une personne et faire indemniser la victime, puis de décider ultérieurement de la peine après une évaluation (sociale, professionnelle, psychologique, médicale…) de la personne condamnée.
Autre axe important de la réforme, la création de la « contrainte pénale » (également appelée « probation »), qui sera une nouvelle peine en « milieu ouvert ». Elle a pour but de « mieux encadrer le condamné » et de « le soumettre à un programme de responsabilisation » après une phase d’évaluation de sa personnalité par les services d’inspection et de probation. Cette peine est différente et complémentaire du sursis avec mise à l’épreuve, qui reste lié à un éventuel retour en prison. La contrainte pénale vise plutôt les personnes « qui ont besoin d‘un accompagnement, afin de leur éviter de s’ancrer dans la délinquance », ce qui se produit souvent à l’occasion d’un court séjour en prison, explique-t-on Place Vendôme.
Le constat de la Chancellerie est fondé sur des études montrant que, alors que 56 % des détenus sont en prison pour une durée inférieure à six mois, les courts séjours en prison ont pour effet de « désocialiser » les condamnés, sans pouvoir les préparer à leur sortie : ce sont ces « sorties sèches », faute d’aménagement des courtes peines, qu’il faudra réduire. La contrainte pénale s’accompagnera par ailleurs de sanctions (comme des travaux d’intérêt général) et sera soumise à l’examen d’un juge en cas de non-respect du dispositif.
Le ministère rappelle, pour désamorcer les critiques, que le suivi des condamnés en milieu ouvert est plus efficace que les courts séjours en prison pour prévenir les risques de récidive : 61 % des sortants de prison sont à nouveau condamnés à une peine d’emprisonnement dans les cinq ans qui suivent, alors que ce taux chute à 32 % pour les personnes initialement condamnées à du sursis avec mise à l’épreuve, selon une étude statistique.
Par ailleurs, une autre étude récente de la Chancellerie montre que les plus forts taux de récidive s’observent pour des délits comme les infractions liées au transports, puis la police des étrangers et les affaires de stupéfiants, pour lesquels la prison n’a souvent qu’une utilité plus que discutable (on peut lire cette étude ici).
Enfin, un nouveau dispositif de « libération sous contrainte » est instauré, qui vise à éviter les sorties de prison sans contrôle ni suivi. Il prévoit un examen systématique de la situation des condamnés à une peine de cinq ans maximum lorsqu’ils ont exécuté les deux-tiers de leur peine. Si le juge d’application des peines le décide, le condamné pourra sortir avec une série d’obligations et un contrôle, et pourra être placé en semi-liberté ou sous surveillance électronique.
D’autres pistes, plus audacieuses, auraient permis de désengorger les tribunaux et de soulager les prisons, mais elles n’ont pas été retenues. Une grande réforme pénale aurait, par exemple, pu permettre de “dépénaliser” ou de “contraventionnaliser” une série d’infractions (routières notamment) qui ont été transformées en délits sous Chirac et Sarkozy, ou encore la détention de stupéfiants. De même, l’échelle des peines encourues pour certains délits n’a pas été revue à la baisse, toujours afin d’éviter d’être taxé de laxisme. Sur ces questions, comme pour d'autres réformes sociétales, la gauche de gouvernement semble décidément pusillanime et comme tétanisée.
Quoiqu'il en soit, environ 250 amendements parlementaires sont déjà prévus pour l'examen du texte à l’Assemblée. La réforme pénale de Christiane Taubira, dénoncée par avance – et largement déformée – par une bonne partie de l’UMP, est toutefois défendue (notamment dans les colonnes de Libération) par le sénateur gaulliste Jean-René Lecerf, qui trouve le texte pragmatique et équilibré. Lecerf se dit d’accord avec 90 % du texte et lance cet avertissement très direct à ses camarades de l’UMP (notamment le courant dit de de la Droite populaire): « Qualifier la réforme Taubira de laxiste, c‘est de la folie. » « On fait un procès en sorcellerie à Christiane Taubira », ajoute le sénateur.
Reste qu'à l'avenir, la réussite concrète du projet reposera en grande partie sur les épaules des conseillers de probation et d’insertion, dont le nombre devrait augmenter de 1 000 en trois ans, ce qui semble trop juste à plusieurs spécialistes. Débordés, ces conseillers traitent déjà une centaine de dossiers chacun, quand 50 à 60 paraîtraient plus raisonnables. L'organisation et les méthodes de travail devront être revues, répond la Chancellerie.
Pour le reste, le ministère de la justice ne sait pas – ou ne souhaite pas dire – quel impact prévisible pourrait avoir cette réforme dans les prisons françaises. La fourchette très large – entre 8 000 et 25 000 personnes pouvant être concernées par la contrainte pénale – n’a pas évolué depuis la présentation initiale du projet en août dernier. Et pour les éventuels mal-comprenants, les conseillers de Christiane Taubira répètent en boucle que ce qui compte, c’est « la prévention de la récidive », « le sens de la peine » et son « individualisation ».
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