Les ministres déchus sont revenus à l’Assemblée. Pour leurs conseillers, le tourbillon s’est arrêté. Ils ont repris leur téléphone personnel, et il ne sonne plus tellement. Certains se sont inscrits à Pôle emploi et commencent à peine à digérer leur départ. Mediapart a rencontré une dizaine de collaborateurs du gouvernement Ayrault, de Matignon aux ministères, débarqués en même temps que leurs patrons, pour qu’ils témoignent de deux ans de pratique du pouvoir : la plupart ont accepté mais à condition de rester anonymes (voir notre boîte noire).
Les premiers mots sont encore hésitants. Peur de paraître « aigri », d’être démangé par la colère, de manquer de recul. « L’atterrissage est encore brutal », dit l’un d’eux. Ils sont plusieurs à commencer par le même ressenti : la « frustration ». Elle est logique de la part de ceux qui se vivaient dans l’action, avec des journées de 14 heures où l’on se sent forcément important, et qui ont dû s’arrêter brutalement, avec parfois des projets stoppés en plein élan. Elle est banale – à chaque remaniement, c’est la même chose. Mais elle dit également les doutes et les ressentiments sur la politique menée par la gauche au pouvoir.
« C’est encore trop tôt pour se dire si on a bien fait notre job et si on a été fidèle à ce pourquoi on était là. Mais c’est la question qu’on se pose. Et je ne suis pas sûr qu’on ait trouvé le chemin d’équilibre social-démocrate qui avait été choisi par François Hollande et Jean-Marc Ayrault », dit un “ex” de Matignon, réputé modéré. Qu’ils soient plus ou moins à gauche dans le spectre de la majorité, les conseillers rencontrés témoignent tous d’un glissement progressif de la ligne de l’exécutif, vers le social-libéralisme, le libéralisme, ou même la droite.
Ils refont le film du début du quinquennat. À Matignon, ils se souviennent que Jean-Marc Ayrault avait proposé, dès son discours de politique générale, de prévenir qu’il y aurait du « sang et des larmes », que la France était au bord de la faillite, que les marchés pouvaient l’attaquer du jour au lendemain et que cela provoquerait une crise mondiale. L’Élysée a refusé. « François Hollande pensait que tout discours anxiogène pourrait aggraver ou même provoquer la crise », se souvient un témoin de l’époque.
Deux ans plus tard, le président juge qu’il a eu tort – il l'a dit mardi sur BFM TV. Qu’importe. L’essentiel est ailleurs. Il est dans le paysage, décrit par les ex-conseillers, de contraintes étouffantes et d’un exécutif incapable de s’en libérer en imaginant d’autres chemins. « On a passé l’été 2012 avec la peur absolue de la sanction des marchés financiers. Il y a eu un combat de souveraineté par rapport à la dette française. On est même passé à deux doigts de la correctionnelle », dit un “ex” de Matignon.
Tout leur semble difficile, les pressions qu’ils subissent sont très fortes, et sur tous les sujets. Un conseiller, qui a travaillé avec Ayrault, se souvient de la loi sur le logement de Cécile Duflot : la garantie universelle des loyers braque violemment les professionnels du secteur, inquiets de leurs privilèges. À tel point qu’ils menacent de restreindre l’accès au logement – soit l’exact inverse du but recherché. Finalement, la “GUL” sera très adoucie. Commentaire du conseiller : « En 1997 (sous Jospin ndlr), c’est évident qu’on aurait réussi. Mais ce n’était pas la crise. » D’autres ont le même sentiment sur la décentralisation – une « vision juridique, techno et pas très politique », ou sur la transition énergétique – et l’inertie « épuisante » de l’exécutif sur le sujet.
Au cœur du pouvoir, ils sont nombreux à se demander s’ils sont utiles, si l’État peut encore, s’ils ne contribuent à une illusion savamment orchestrée pour mettre en scène ce qui reste de puissance publique. Un conseiller, dont c’était la première expérience à ce poste, n’en revient toujours pas de « la difficulté du changement », des « réunions qui ne décident rien », des « injonctions contradictoires ». À l’inverse, un autre novice en sort en étant « moins sceptique sur l’action publique qu’avant ». « J’avais été assez intoxiqué par l’idée du cercle des contraintes et que la politique ne peut plus grand-chose. Si la volonté politique est là, c’est possible de faire », dit-il.
À leurs yeux, c’est un mélange de renoncement et de choix idéologiques profonds qui a conduit au désastre annoncé. Ceux qui n’étaient pas hauts fonctionnaires ont découvert la puissance de la « noblesse d’État », celle des grands corps issus de l’Ena, qui ont trusté les postes les plus importants (lire notre enquête). « J’ai une impression, sans doute un peu naïve, de dépossession de notre victoire par les hauts fonctionnaires qui, dans le fond, ne sont pas de gauche », dit un jeune conseiller.
Partout le même phénomène semble avoir sidéré les plus politiques des cabinets (ainsi que les députés). Ils parlent de « technos sans vision de transformation », d’un conformisme finalement assez libéral vu l’air du temps, d’un « ventre mou de hauts fonctionnaires avec l’obéissance et le conformisme chevillés au corps » qui renforce les renoncements de l’exécutif. Plusieurs évoquent un manque d’imagination, un petit monde parisien replié sur lui-même, coupé de la société. Voire de « médiocrité » – le mot revient souvent – dans un univers sans vision. « C’est là qu’est la banalisation de notre action. Tout est dépolitisé », dit un ancien collaborateur du gouvernement.
Au fil des mois, les conseillers des ministères voient aussi « peu à peu la ligne Macron » s’imposer, du nom du secrétaire général adjoint de l’Élysée, social-libéral et ex de la banque Rothschild. « Au bout de six mois, ils construisent l’idée d’une forteresse de responsabilité à l’échelle de l’histoire de la France à ne plus faire augmenter la dette. Ils se convainquent qu’ils sont là pour ça. Ils n’ont pas découvert de cadavres dans les placards mais ils changent de grille d’analyse », explique un ancien responsable de cabinet.
L’exemple le plus frappant est le retournement spectaculaire de l’exécutif sur le coût du travail : érigé en priorité par Nicolas Sarkozy, il est réduit à un élément subalterne par François Hollande candidat, qui insiste surtout sur la compétitivité dite hors coûts (recherche, investissement, organisations des filières, financement de l’économie, etc.). Le rapport Gallois et l’annonce subite du « pacte de compétitivité » dès l’automne 2012 viennent couronner la volte-face partagée par l’Élysée et par Matignon.
« Il y a eu une prise de conscience progressive. Au gouvernement, on dispose de davantage de moyens pour mesurer la compétitivité que dans l’opposition. On pouvait aussi dialoguer avec beaucoup plus d’économistes. Et tous étaient d’accord », se souvient un ex de Matignon. « C’est un virage qu’aucun d’entre nous n’a vu venir. À l’époque, on pense que s’il n’y a rien, ou presque, sur la compétitivité hors coûts, c’est de la fainéantise, un effet d’affichage. On ne mesure pas tout de suite le virage idéologique », témoigne un conseiller d’un ministère social.
Il aboutira, le 14 janvier dernier, à l’annonce du « pacte de responsabilité » (encore un pacte – depuis qu’il est à l’Élysée, François Hollande adore les « pactes » et les « chocs »). « C’est François Hollande, tout seul avec Macron et quelques patrons, qui en décide. Le premier ministre n’est prévenu que quelques heures avant », rappelle un ancien de Matignon. « Matignon était très business friendly mais très vite, on a été mal à l’aise et c’est même devenu une souffrance », témoigne un autre. Un troisième confirme : « L’équilibre politique s’est rompu avec le pacte de responsabilité. »
Entre l’Élysée et Matignon, les relations se tendent dangereusement à partir de l’automne 2013. À ce moment-là, Ayrault est impopulaire et détesté par beaucoup de ministres importants (Valls, Montebourg, Peillon, Moscovici, etc.). Il manque même d’être débarqué et – déjà ! – remplacé par Valls, mais se sauve avec la relance de la réforme fiscale promise pendant la campagne électorale. C’est un coup politique et une tentative de réconciliation avec la majorité de gauche. Mais ni Bercy ni l’Élysée n’y sont favorables, et font tout pour détricoter le projet de Jean-Marc Ayrault. Il s’est finalement perdu dans les limbes.
« C’est devenu dur au second semestre 2013. Puis en janvier, en février et en mars, cela devient insupportable. On pensait que le pacte était trop déséquilibré, qu’il y avait trop d’effets d’aubaines. L’Élysée au contraire nous demande de faire beaucoup plus encore en terme de baisse des charges », raconte un conseiller passé par Matignon.
Peu à peu, la distance politique entre Ayrault et Hollande se creuse (lire notre article de l’époque). Sur le pacte de responsabilité mais aussi sur les libertés publiques, de la réforme pénale à la stigmatisation des Roms en passant par le rapport sur l’intégration. En petit comité, le premier ministre dit à plusieurs reprises qu’il est « plus à gauche » que le président. Les écologistes en conviennent, eux qui avaient d’abord eu les pires difficultés avec l’ex-maire de Nantes, ardent défenseur de Notre-Dame-des-Landes.
« Si tu voulais t'adresser aux patrons, tu allais à l’Élysée. Si tu voulais aider les pauvres, tu allais à Matignon », résume en souriant un ancien conseiller ministériel. « De toute façon, ajoute un autre “ex”, Hollande dit souvent qu’il faut faire la même politique que Nicolas Sarkozy, mais en douceur… »
Peu à peu, les ministères opèrent le même glissement que les députés de la majorité et que l’électorat de gauche : après les gloses sur les fameux « couacs » gouvernementaux et les carences de Jean-Marc Ayrault, c’est le grand patron qui est mis en cause. François Hollande devient la cible des critiques. Sur la ligne – « il n’a menti qu’une fois, c’était au Bourget », glisse un des plus critiques. Et sur la méthode de gouvernement – « il voulait le contrôle managérial », dit un ancien conseiller d’un ministère.
Pour certains, la cassure survient dès l’hiver 2012-2013. De l’affaire Cahuzac, les anciens de l’équipe Ayrault parlent peu. « C’était une cassure de plus, une cassure morale, mais elle concernait un homme. La première vraie cassure, celle qui brise quelque chose au sein du gouvernement, c’est Florange », dit une ancienne ministre. À Matignon, le souvenir est encore douloureux. À l’époque, Montebourg demande la nationalisation temporaire. L’Élysée laisse dire – c’est de la pure tactique – mais, autour de Jean-Marc Ayrault, personne n’a le moindre doute : il ne faut pas nationaliser Florange ; Hollande est d’accord ; Montebourg ne fait que s’agiter. Sauf que cela se termine par un affrontement public entre le premier ministre et son ministre, que Hollande ne voudra pas trancher – il refuse la démission de Montebourg. « Florange, c’est une cassure fondatrice », dit un ancien de Matignon.
Quelques mois plus tard, le scénario se reproduit, cette fois entre Ayrault et Valls, à propos de Leonarda Dibrani. L’issue sera la même : Hollande désavoue Ayrault, favorable au retour de la famille ; conserve Valls et sort de son chapeau une solution délirante – Leonarda Dibrani peut revenir mais seule... Et là aussi, tout se jouera un samedi dans le bureau présidentiel. « À chaque fois, c’est un conflit d’égos que le président règle avec une synthèse molle », ironise un conseiller parti s’occuper d’une collectivité. « Une synthèse du PS », dit un ancien de Matignon, blessé dans sa conscience de gauche depuis les propos de Manuel Valls sur les Roms. « J’ai eu honte une fois. Je me suis demandé ce que je faisais dans ce gouvernement », dit-il. Il se l’est demandé d’autant plus qu’il voit Hollande « trembler devant Valls », incapable de déjuger un ministre aussi populaire.
Les dysfonctionnements laissent des traces. Ayrault considère que Montebourg et Valls ne jouent jamais collectif, et même qu’ils ne sont pas loyaux, mais ils sont protégés par Hollande. Situation intenable. Les réunions entre ministres, et même au niveau des conseillers, sont de moins en moins conclusives. La machine semble grippée. Matignon n’arbitre plus, ou plus assez vite. « Au fur et à mesure, Ayrault a été prudent. Sur tous les sujets, il avait appris qu’il devait d’abord en parler avec le président pour ne pas prendre le risque d’être démenti par un SMS. C’est la bordélisation créée par François Hollande », témoigne un ancien conseiller ministériel.
Tous ces ingrédients ne pouvaient que conduire à la débâcle, celle des élections municipales. Ayrault est parti, Valls l’a remplacé, consacrant le glissement politique de l’exécutif depuis deux ans. Pour Hollande, tout est à reconstruire. Sa parole n’a toujours pas retrouvé de sens. Il parle de « changement qui s’inscrit dans le changement ». Il dit : « Ce que j'ai appris, c'est que la France compte si elle a de bons comptes. » Ou bien : « Je n'ai pas été élu parce que j'avais un programme étincelant. » Sa majorité, ses électeurs l’observent avec méfiance. Les conseillers partis sont parfois taraudés par le doute. Leur inquiétude, palpable, se résume en une question : et s’ils avaient vécu l’ultime échec de cette gauche en laquelle ils croient ?
BOITE NOIREPour cet article, j’ai contacté une petite dizaine de conseillers du gouvernement (dont plusieurs à Matignon), partis après le remaniement, pour leur demander ce qu’ils retenaient de leurs deux années dans les cabinets. La plupart ont accepté mais à condition de rester anonymes.
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