François Hollande et Arnaud Montebourg peuvent pousser un soupir de soulagement. Mardi soir, le conseil d’administration d’Alstom leur a octroyé un léger répit, en décidant d’un délai de quelques semaines supplémentaires pour examiner et trancher définitivement entre les offres de reprise de sa branche énergie par General Electric (GE) et par Siemens. Mais si l’exécutif est parvenu à éviter une vente précipitée, dont il n’a été informé que par la presse, le chef de l’État et son ministre de l’économie jouent une nouvelle fois leur crédibilité en matière industrielle sur un dossier explosif.
On est désormais loin du scénario d’un dossier bouclé à fond de train en quelques jours, hypothèse qui semblait pourtant la plus probable à la fin de la semaine dernière, après la révélation des discussions en cours entre Alstom et General Electric par une dépêche de l’agence Bloomberg, jeudi 24 avril. Le conseil d'administration d'Alstom, le troisième en une semaine, n'a pas accepté immédiatement l’offre de GE. Il a certes annoncé une entrée en négociations avec l’industriel américain, mais Alstom multiplie les signes pour dire qu’il acceptera aussi d’examiner l’offre ferme de Siemens dès qu’elle sera déposée, l’Allemand n’ayant jusqu’à présent produit qu’une lettre d’intention.
Dans un communiqué, le groupe annonce annonce étudier « l'adossement » de sa branche énergie à l'américain General Electric, dont il a reçu une offre ferme de 12,35 milliards d'euros. Mais il ne ferme pas la porte à d'autres offres, notamment celle de l'allemand Siemens. Un comité ad hoc a été nommé afin d'examiner les offres de GE et de Siemens « d'ici à la fin du mois de mai ». Il est composé d'administrateurs indépendants et présidé par Jean-Martin Folz, l'ex-patron de PSA, un industriel reconnu qui a côtoyé Patrick Kron à la direction de Pechiney à la fin des années 1980.
« La procédure sera transparente et s’effectuera en toute sérénité. Le contraire, en somme, de la façon dont Vivendi a géré la vente de SFR à Numéricable », fait savoir un de ceux qui suivent le dossier. Bouygues, actionnaire principal d’Alstom avec plus de 29 % du capital, ne pouvait guère faire autrement qu’accepter cette procédure, tant il s’était plaint publiquement de l’opacité des moyens employés par Vivendi pour l’écarter de la vente de SFR.
Pour s’assurer que les deux offres seraient bien examinées, Arnaud Montebourg a même annoncé aux syndicats qu’il recevait mardi matin (mais sans que les représentants élus de l'entreprise ne soient conviés), qu’il saisissait l’Autorité des marchés financiers (AMF) afin qu’elle « donne instruction au conseil d’administration d’Alstom d’assurer l’égalité de traitement stricte, de contrôler la transparence du processus », selon un communiqué de Bercy. Une déclaration qui relève avant tout de l’opération de communication, puisque l’AMF n’a pas de pouvoirs particuliers dans ce dossier, qui n’est pas une offre publique d’achat d’actions (OPA).
Depuis la publication de la dépêche Bloomberg, l’exécutif s’est démené pour empêcher une cession éclair. Dès jeudi, Patrick Kron, le PDG d’Alstom, a été convoqué par Montebourg à son arrivée à l’aéroport du Bourget en provenance des États-Unis. « Une entrevue très raide », dit-on à Bercy. Il a ensuite été reçu dans la soirée à l’Élysée par le secrétaire général adjoint, Emmanuel Macron.
Dimanche, c’est le président de la République qui est personnellement monté au front. Une réunion a eu lieu autour de lui avec le premier ministre Manuel Valls et les ministres concernés, Arnaud Montebourg (économie et redressement productif) et Ségolène Royal (écologie, développement durable et énergie). Lundi, Hollande a reçu les patrons de GE, de Siemens et de Bouygues – seul Patrick Kron manquait à l’appel.
À chacun de ses entretiens, selon l’Élysée, le chef de l’État a martelé qu’il n’allait pas soutenir telle ou telle offre, mais que « l’État allait regarder de très près, parce qu’Alstom est une entreprise stratégique ». « Pour le président, il y a trois points clés : la localisation des sites de production, le maintien des emplois et l’indépendance énergétique. Il leur a aussi dit qu’il fallait disposer du temps nécessaire pour que le conseil d’administration d’Alstom puisse faire un choix éclairé », explique-t-on à l’Élysée. Des propos pour partie prononcés publiquement lundi par François Hollande, à l’occasion d’un grand raout sur l’emploi à Paris.
Dans la roue de Hollande, Arnaud Montebourg s’est lui aussi attaché mardi matin à montrer aux syndicats qu’il ne soutenait pas particulièrement Siemens, malgré ses déclarations de la veille. « Le ministre a procédé à une analyse critique des deux offres, en pointant leurs forces et faiblesses respectives, se félicite le secrétaire général de la CFDT Métallurgie, Dominique Gillier. Il a acté que si l’une ou l’autre aboutissait, le groupe serait démantelé. » Mais alors que les organisations syndicales souhaitent que l’État rachète les parts de Bouygues et s’engage à sauvegarder l’intégrité d’Alstom, le ministre n’a pas évoqué cette option.
L’activisme de l’Élysée et de Montebourg a donc surtout permis de gagner du temps. L’exécutif a en effet été pris de court par l’annonce des discussions entre Alstom et GE, les découvrant dans la presse. La chronologie des faits donne même l’impression d’un président de la République dupé par trois grands patrons (Patrick Kron, Martin Bouygues et Clara Gaymard, à la tête de GE France) qui, selon plusieurs sources, se sont bien gardés de le prévenir.
Les parties prenantes connaissent pourtant toutes très bien le chemin de l’Élysée et de Bercy. Patrick Kron et Arnaud Montebourg se voyaient régulièrement. À chaque fois, explique-t-on à Bercy, le ministre a interrogé le patron d’Alstom sur l’avenir de son capital. À chaque fois, il a juré que rien n’était encore au programme. Lors de leur dernière discussion, il y a un mois, « il a promis que ça ne bougerait pas », précise l’entourage de Montebourg. Selon la même source, Patrick Kron n’a même pas pris la peine de prévenir le ministre, lors de leur entretien de jeudi dernier, de la tenue, dimanche, d’un conseil d’administration du groupe (annulé depuis), censé valider la cession à GE.
Patrick Kron est certes un sarkozyste de cœur, et son combat entre 2003 et 2010 contre une alliance avec Areva (voulue par Bouygues et Sarkozy, mais combattue par Fillon) l’a vacciné des manœuvres d’appareil étatiques. Mais quand il s’agissait de demander un coup de main de l’exécutif pour obtenir un marché à l’étranger ou la relance de la commande de TGV par la SNCF, il n’a jamais hésité à décrocher son téléphone. Parmi les 34 plans industriels de Montebourg, deux concernent Alstom (le TGV du futur et une partie sur les énergies renouvelables), rappelle aussi le cabinet du ministre.
Quant à Clara Gaymard, la présidente de GE France, épouse de l’ex-ministre de l'économie Hervé Gaymard (UMP) et ancienne dirigeante de l'Agence française pour les investissements internationaux, elle n’a pas davantage prévenu François Hollande et Arnaud Montebourg. Elle a bien annoncé au ministre du redressement productif que la branche énergie d’Alstom l’intéressait. C’était à Washington en février, en marge de la visite officielle de François Hollande. Mais, selon un proche de Montebourg, elle avait promis que « rien ne se ferait sans (vous) prévenir ».
Un industriel au fait du dossier souligne que Martin Bouygues, troisième partie prenante, « répète depuis 18 mois aux ministres et à l’Élysée qu’il ne peut pas livrer deux combats à la fois, et qu’il doit d’abord défendre sa position dans les télécoms, menacée par la montée en puissance du quatrième opérateur », Free. Une version confirmée par l’exécutif. Le cabinet d’Arnaud Montebourg avait d’ailleurs commandé il y a plusieurs mois un rapport sur Alstom au cabinet Roland Berger, chargé de présenter des scénarios d’alliances. Mais le ministre était loin de se douter que les échéances étaient aussi courtes, et Bouygues ne l'a pas alerté sur ce point crucial.
Arnaud Montebourg s’est pourtant personnellement beaucoup impliqué dans le dossier SFR, où il a fermement défendu Bouygues. « De fait, personne n’a prévenu l’Élysée ou Montebourg que les discussions étaient en cours, assume l’industriel précédemment cité. Mais si l’info était arrivée jusqu’à un cabinet ministériel, elle aurait été dans la presse en deux heures, c’était impossible. On ne peut pas faire confiance aux politiques. » Le ministre de l'économie n'a pas caché son agacement devant les députés mardi : « Le gouvernement n'accepte pas le fait d'être informé un vendredi du fait qu'un fleuron national, qui vit de la commande publique, soit vendu le dimanche soir ! »
Le scénario fragilise en tout cas un président de la République déjà considérablement affaibli et qui a concentré toute sa politique sur la relance de l’économie par des aides massives et sans contrepartie aux entreprises. Son pacte de responsabilité de 30 milliards d’euros, contesté jusque dans les rangs du Parti socialiste, fait le pari qu’en restaurant la « confiance » avec les grands patrons, ils vont jouer le jeu et relancer l’activité et la création d’emplois. Le cas Alstom sonne comme un cinglant démenti.
La droite s’est logiquement engouffrée dans la brèche. Si François Fillon s’est surtout indigné de l’attitude des patrons d’Alstom et de Bouygues – « ce qui est insupportable dans cette affaire, c'est d'apprendre un vendredi qu'une entreprise va être vendue le dimanche » –, Jean-Pierre Raffarin a demandé : « La France est-elle pilotée ? Ce qui manque à la politique gouvernementale, c'est le sérieux. On décide de l'avenir d'un groupe en un week-end, sans stratégie. »
Englué dans un chômage toujours très élevé, l’exécutif joue avec Alstom, et ses 18 000 emplois en France, sa capacité à maîtriser l’économie, à se battre pour l’emploi et pour le redressement industriel du pays. En cas d’échec, les traces laissées peuvent être profondes. François Hollande et son gouvernement le savent. Ils l’ont déjà expérimenté en décembre 2012 avec l’épisode Florange, conclu par un « traîtres ! » lâché devant les caméras par le syndicaliste Édouard Martin (devenu depuis… tête de liste du PS pour les élections européennes).
Pour les ministres passés ou présents et leurs collaborateurs, l’épisode Florange fait figure de « traumatisme originel » du début du quinquennat, selon l’expression de plusieurs d’entre eux. À leurs yeux, Florange a symbolisé à la fois les profondes divisions au sein de la gauche sur l’hypothèse d’une nationalisation partielle, les détestations parfois vives au sein du gouvernement (Ayrault/Montebourg) et le fonctionnement en solitaire de François Hollande.
Alstom n’est pas Florange et Patrick Kron n’est pas Lakshmi Mittal. Mais le débat sur une nationalisation, au moins partielle et temporaire, est de nouveau posé : c’est le scénario qu’avait choisi Nicolas Sarkozy en 2003 (même si la sortie de l’État du capital d’Alstom, en 2006, s’est faite au détriment de l’entreprise), et c’est déjà la demande faite par certains syndicats, comme Force ouvrière, et par une partie de la gauche, à l’instar de Jean-Pierre Chevènement ou de Jean-Luc Mélenchon.
« On a tiré les leçons de Florange », jure-t-on dans l’entourage d’Arnaud Montebourg qui, sur Alstom, s’est bien gardé d’évoquer ouvertement la piste de la nationalisation. Cette fois, promis, tous les acteurs sont conviés en même temps aux réunions à l’Élysée et chacun a la même version des scénarios de l’exécutif… « La coordination est intense. Tout se fait ensemble », insiste-t-on à l’Élysée.
Il n’empêche : Alstom n’est pas une entreprise comme les autres. Le groupe, qui fabrique notamment les TGV et les turbines des centrales nucléaires, dépend largement de la commande publique pour des secteurs aussi stratégiques que le transport et l’indépendance énergétique.
Des représentants d’Alstom, et souvent son PDG, font systématiquement partie des délégations de chefs d’entreprise emmenées par le chef de l’État lors de ses visites à l’étranger. « Kron est toujours dans les bagages. C’est comme Siemens en Allemagne : ils font partie du patrimoine national. C’est ce qui perturbe le jeu aujourd’hui. Alstom est d’intérêt public et dépend de la commande publique, mais l’État n’en pas actionnaire… C’est un groupe qui n’est ni totalement privé, ni totalement public », dit un proche de François Hollande.
Pour le chef de l'État, le dossier renvoie aussi immanquablement à sa promesse de développer un « Airbus de l’énergie ». Lors de sa conférence de presse du 14 janvier, il avait même pris tout le monde de court en déclarant : « Nous sommes très fiers du résultat d’Airbus, exceptionnel, grande entreprise franco-allemande, mais pas simplement franco-allemande, européenne. L’idée, c’est de faire une grande entreprise franco-allemande pour la transition énergétique. »
L’Allemagne avait été peu réceptive et, quelques semaines plus tard, le ton était déjà plus mesuré. Lors du conseil des ministres franco-allemand du 19 février, il n’était plus question que de la création d’une « plateforme franco-allemande pour les partenariats industriels et technologiques », s’appuyant sur les coopérations entre les agences d’État et les organismes de recherche des deux pays. Et si Arnaud Montebourg et son homologue Sigmar Gabriel avaient déjà évoqué des pistes de coopération industrielle, Alstom ne faisait pas partie des scénarios envisagés.
Mais Berlin a saisi l’occasion et s’est dit très favorable à un rapprochement avec Siemens. Et pour cause : il renforcerait considérablement le géant allemand. Selon une source française, François Hollande et Angela Merkel n’en ont pas discuté. Arnaud Montebourg a en revanche téléphoné à Sigmar Gabriel pour lui expliquer la position française.
BOITE NOIREMise à jour mercredi 30 avril avec les annonces de la décision du conseil d'administration d'Alstom.
Toutes les personnes citées ont été interrogées mardi par téléphone.
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