Saisie par le préfet des Bouches-du-Rhône, la chambre régionale des comptes Paca s’est penchée sur les contrats de l’eau et de l’assainissement de la communauté urbaine de Marseille, remportés en novembre 2013 par des filiales de Veolia et de Suez. Cela représente quatre délégations de service public (DSP) à 3,2 milliards d’euros sur quinze ans.
Ce genre de contrôle a posteriori est très inhabituel (sur l’ensemble de la France seuls quatre avis par an sont prononcés suite à des saisines de préfet), mais n’a rien de superflu. Une élue un peu trop proche d’une des entreprises candidates, des erreurs de calcul systématiquement au profit des multinationales, des taux de marge très confortables sans « risques réels d’exploitation », des frais de siège trop importants, des délégations d’une « durée excessive », des pénalités ridicules en cas de non-respect des contrats, des élus mal informés et servant de chambre d’enregistrement : les quatre avis de la CRC, rendus publics le 28 avril 2014, sont sanglants. Ils montrent une collectivité bien peu soucieuse de l'intérêt et des deniers de ses habitants.
Les magistrats financiers ont relevé plusieurs irrégularités qui pourraient aboutir à l'annulation des contrats s'ils étaient portés devant la justice administrative. Ils se sont également penchés sur les conditions de la négociation. Conclusion sur chaque point examiné, « l’économie générale du contrat est trop favorable à l’entreprise et MPM (Marseille Provence Métropole) n’a pas exploité ses marges de négociations », résume Louis Vallernaud, président de la CRC Paca.
À la fin des négociations, Eugène Caselli, l’ex-président PS de MPM, avait lui-même jugé « excessivement élevé(s) » et « inacceptables » les niveaux de rentabilité de l’offre de la Société des eaux de Marseille (Sem), filiale de Veolia, qui a remporté la DSP eau. « Ce niveau de rentabilité jugé inacceptable au cours de la négociation a pourtant finalement été accepté à un niveau encore plus élevé », s'étonne la chambre. Au fil des négociations avec la communauté urbaine, le taux de marge de la multinationale est passé de 4,84 % à 4,89 % ! « Il est assez rare qu’un taux de marge augmente après renégociations », ironise un spécialiste.
Autre curiosité, les produits des entreprises délégataires sont systématiquement sous-évalués (en tablant par exemple sur une baisse irréaliste de la consommation en eau des habitants) et leurs charges d’exploitation « surévaluées ». Mais en cas de « résultat d’exploitation significativement supérieur aux prévisions » (qui paraît assez probable), MPM n’a prévu aucune clause qui lui permettrait de bénéficier d’une partie des profits excédentaires par rapport aux prévisions initiales ! Simple négligence ? Pourtant le contrat sait se montrer singulièrement précis quand les intérêts de la filiale des entreprises sont en jeu. Les pénalités des entreprises délégataires (en cas de non-respect de leurs obligations) sont ainsi plafonnées à 5 % de ses recettes annuelles. Une limite « incompatible avec l’existence de pénalités dont l’entreprise peut être redevable de plein droit », indique la CRC.
Quant à la durée de la délégation, fixée à 15 ans sans aucun débat, elle « est manifestement excessive » au regard de la modicité des investissements demandés à l'entreprise (au total 39 millions d’euros d’investissements pour 2,3 milliards d’euros de produits). Pour un investissement presque double (80 millions d’euros), le contrat signé en 2011 par le Syndicat des eaux d’Île-de-France et Veolia durait trois ans de moins !
La CRC s’étonne également de l’absence d’inventaire des biens censés revenir à la communauté urbaine à l’issue du précédent contrat. Cette négligence « reflète l’absence de connaissance par la communauté urbaine de son actif », aux mains depuis 53 ans de la Société des eaux de Marseille, le précédent délégataire. Cette négligence « peut aussi être regardée comme conférant un avantage concurrentiel substantiel au profit du délégataire sortant, qui a été reconduit », met en garde la chambre.
Les magistrats financiers relèvent au passage le caractère ubuesque du rachat des compteurs pour près de 2,5 millions d’euros par MPM à la Sem afin de les mettre à disposition du nouveau délégataire qui n’est autre que… la Sem. « Elle reviendrait à ce que la Sem se rachète à elle-même (ou la structure dédiée "Eaux de Marseille Métropole" à la Sem) un parc de compteurs appartenant de droit à la collectivité », s’étonne la chambre, selon qui cette transaction apparaît « irrégulière ».
Autre cadeau, des frais de tuilage s’élèvent à 6,8 millions d’euros, un concept « contre-productif » selon la chambre. « En effet, si l’objectif était de ne pas pénaliser un nouvel entrant potentiel, le résultat pratique consiste à payer le sortant (…) pour se succéder à lui-même », remarquent les magistrats financiers. Parmi ces 6,8 millions d’euros, pas moins de 69 000 euros seront consacrés à « une information plénière des salariés juridiquement transférés de la Sem à la structure juridique dédiée (Eau de Marseille Métropole) ». La communauté urbaine de Marseille (Cum) s’est aussi assise sur ses propres exigences en matière de frais de siège : alors que le cahier des charges prévoyait de les plafonner à 0,5 % des charges d’exploitation, le plafond est en fin de compte multiplié par quatre.
Pour parachever ce sombre tableau, pèse également sur la collectivité un lourd risque financier. En vertu d’un avenant signé en son temps par Jean-Claude Gaudin, MPM serait redevable de près de 16 millions d’euros destinés à aligner la retraite des agents de la Sem sur celle du personnel municipal. « L’absence de résolution de cette question fait peser sur la Cum un risque de plusieurs millions d’euros », constate la chambre.
Les constats sur les trois contrats d’assainissement, remportés par la Sem et par la Seram (filiale de Suez), sont peu ou prou les mêmes. Pour deux des zones (est et ouest) où peu de gros travaux sont prévus, la CRC estime que les investissements des entreprises délégataires seront respectivement amortis sur 11 ans et 8,5 ans. La durée de délégation de quinze ans paraît donc injustifiée.
Et sur le lot centre, la Saur, le candidat le moins cher, a été écarté au profit de la Seram, qui avait présenté l'offre la plus élevée. Avec des critères assez discutables aux yeux de la chambre : « Le critère de la valeur technique de l'offre, par nature assez subjectif, (...) a été le plus discriminant puisque la Saur a été classée quatrième alors que c'est elle qui proposait l'offre financièrement la plus avantageuse. »
Mais les élus communautaires n’ont pas eu accès au détail des critères de notation et ont donc voté… en toute ignorance de cause. En tout cas « sans disposer d’explications lui permettant d’apprécier le classement qui lui était soumis, résultant pourtant d’écarts très faibles entre les notes », regrette la CRC. Les magistrats estiment donc « que le choix du délégataire n’a pas été soumis à l’assemblée délibérante dans des conditions de transparence suffisantes ».
Les magistrats pointent le cas préoccupant d’une élue communautaire UMP, Martine Vassal, qui a participé aux négociations avec les candidats en dépit de ses liens avec l’un d’eux, la Société des eaux de Marseille (Sem). Membre du triumvirat d’élus chargé de mener les négociations de la nouvelle DSP, l’adjointe au maire de Marseille est par ailleurs depuis 2012 trésorière du Conseil mondial de l’eau. Il s'agit d'un lobby des multinationales de l'eau présidé jusqu’en 2012 par Loïc Fauchon, le PDG de la Sem. Interrogée par Mediapart et le Ravi en décembre 2013, Martine Vassal n’avait pas caché son amitié pour Loïc Fauchon, avec lequel elle a préparé le forum mondial de l’eau de 2012 à Marseille. « C’est un homme remarquable, d’une bonté, d’une générosité, il fait de l’associatif, il va au Mali, il donne de l’eau à des enfants en train de mourir », nous déclarait-elle. Selon la CRC, cette situation de possible conflit d'intérêts pourrait « conduire le juge administratif à la considérer comme un conseiller intéressé » et donc à l’« annulation des délibérations » auxquelles l'élue UMP a participé.
Une telle complaisance envers des multinationales de la part d’une communauté urbaine aussi pauvre et endettée (1,5 milliard d’euros) est difficilement explicable. Si ce n’est qu’à Marseille, les maires ont toujours considéré la Société des eaux de Marseille (Sem), dont ils nommaient le PDG et où ils pouvaient faire entrer leur clientèle, comme une annexe des services municipaux. Manifestement aux dépens des habitants et pour le plus grand profit de la Sem.
Mediapart et le Ravi avaient ainsi révélé que la Société des eaux de Marseille avait dégagé un total de 352,26 millions d'euros de trésorerie entre 1996 et 2012 sur l'adduction et la distribution d'eau de Marseille, Allauch et Septèmes-les-Vallons. Soit entre 18,6 millions d'euros et 24,6 millions d'euros par an. Dans le nouveau contrat, le cash va continuer à couler à flots pour la Sem. « Au vu de l'annexe du contrat, qui présente le tableau de flux de trésorerie de la société dédiée à la mise en œuvre de la convention, la chambre constate que sur l'ensemble de la période, l'exploitation du service de l'eau potable dégage un autofinancement net cumulé de 119 millions d'euros, dont 39,7 millions d'euros sont destinés au délégant et 72,7 millions directement au délégataire », indique la CRC.
Quels sont désormais les recours ? Prévoyants, les élus écologistes avaient déjà déposé un recours devant le tribunal administratif. Il portait uniquement sur la question des compteurs mais pourrait être enrichi, selon le site Marsactu. Le préfet des Bouches-du-Rhône peut lui aussi décider de saisir la justice administrative des irrégularités mises au jour par la CRC. « Il a jusqu’à fin mai », indique la préfecture. À moins que le nouveau président de MPM Guy Teissier ne se saisisse de cette opportunité pour tenter de renégocier les contrats. Louis Vallernaud offre quelques pistes : « MPM aurait pu négocier une réduction plus forte des prix pour l’usager, demander plus de travaux ou une durée de contrat plus courte. »
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